Un groupe majeur de la musique progressive
Aymeric Leroy, King Crimson, Le mot et le reste, 2012, 246 p.
Robert Fripp est influencé et formé par Don strike lui-même influencé par Django Reinhard, s'initie à la technique du cross-picking, prend des cours de guitare flamenco, se dote ainsi d'un bagage technique certain, étant même stimulé par le blues et ému, mais pas attiré par « le vocabulaire ». « Il ressent instinctivement le besoin d'inventer son propre langage. » (7)
In the court (octobre 69) est l’album référence du groupe, un « mélange de maîtrise technique et de rigueur d’exécution » (34) et le refus des improvisations étirées façon blues. « Les colorations symphoniques » évoquent Les Moodys Blues ou Procol Harum, mais vont aussi ailleurs avec l’usage des cuivres (cf Blood Sweat & Tears, Colosseum), la « violence metalloïde » ou encore le minimalisme. Du côté des paroles on remarque une gravité qui tranche avec l’idéalisme hippie avec une allusion à l'apocalypse nucléaire et des lendemains qui pleurent (« I fear tomorrow i’ll be crying »). En 1969 le groupe ne comporte « aucun maillon faible » (43) : le batteur Michael Giles « aussi doué pour les rafales que pour les frôlements » ; Ian McDonald officie au sax alto, la flûte ou au Mellotron et donne ainsi des couleurs variées, « du bucolisme acoustique à la démesure symphonique en passant par le crypto-metal teinté de jazz et de blues » (43). C’est véritablement l’homme orchestre typique du rock symphonique ; Greg Lake apporte son coffre au chant marqué par la « puissance, pureté, justesse, clarté d’énonciation » (44); mais chacun au final se met au service de la musique à travers « la rigueur, la retenue, la capacité à contenir l’ego. » (44) En live, l’improvisation n’arrive pas au niveau de celle des années 1973-74 ; c’est encore le test des limites de la tradition du rock en empruntant le chemin pris par la jazz.
In the wake of poseidon (mai 70) déploie encore plus les potentialités du Mellotron comme « substitut d’orchestre symphonique » et devient « un élément identitaire du son crimsonien. » (61)
Lizard (décembre 70) voit le contre-poids de Peter Sinfield vis-à-vis de Fripp marquant « la conciliation forcée » entre « les ambitions littéraires et conceptuelles de Sinfield, et les occupations strictement musicales de Fripp. » (64) Le but de ce dernier est de faire voler en éclats les délimitations stylistiques existantes, et que l'on pourrait définir comme une fusion œcuménique et moderniste des différents idiomes musicaux occidentaux – rock, jazz et classique. » (64) On mesure cette recherche de contrastes dans l'expérience auditive de Cirkus. Par la suite, Fripp reniera, la première face de l'album « quasiment inécoutable » avec trop plein d'idées qui ne s'accordent pas entre elles. Et malgré les enjeux proprement musicaux, la dimension littéraire n'est pas absente.
Islands (décembre 71).
Larks’ tongues in aspic (mars 73) s'ouvre par une montée progressive en tension avec l'irruption brutale d'un riff de guitare et de deux batteries qui donnent « la vertigineuse mesure du spectre dynamique » qui est désormais la marque du groupe, « couvrant toutes les nuances du minimalisme acoustique au maximalisme électrique. » (110)
Starless and bible black (mars 74) : Le dialogue basse-batterie est fouillé et mené jusqu'à un point de tension maximum où le batteur « donne enfin ce qu'on attend de lui ». (123) Avec le morceau trio, il est en tentant de voir « l'ultime manifestation bucolique avant l'urbanisation de Red ». (123) Mais même quand la section rythmique ralentit, la tension, ne se dissipe pas complètement, et le groupe peut assener « un tutti monumental, comme sorti de nulle part, aussi intense que fugitif. » (125) Bien que situé dans l'univers progressif, King Crimson se rapproche plus de l'univers du jazz que celui de la musique populaire avec par exemple une partition de guitare qui peut s'avérer la fondation stable autour de laquelle la section rythmique improvise (126). Robert Fripp use des motifs arpégés alambiqués dont il a le secret, avec la couleur harmonique très particulière, belle et crépusculaire à la fois, Crimsonienne en un mot, qu'apporte l'utilisation de la gamme par ton. » (126) C'est ce dernier morceau, fracture, qui représente « un exploit technique individuel et collectif, remarquable ». « Labyrinthique, sa structure est un modèle de perfection, mais si elle est brillante dans sa conception, elle réussit à rester directe et viscérale dans son exécution. » (128)
Red (octobre 74) : « Il n'est question que d'univers urbain déshumanisé et violent, de paranoïa et de stress, de désillusion et de dépression. » (139). La musique ne valorise pas le savoir-faire technique, mais se veut plus directe. Ce lyrisme du premier morceau peut leurrer l’auditeur : « loin d'inviter à l'espérance, il nous plonge en réalité dans les affres de la dépression. » (144) Puis la musique se libère comme « dans la thérapie du cri primal », sur fond « d'apocalypse symphonique », consacrant « la victoire de la pulsion de vie ». (145) Vient le morceau Starless que Robert Fripp décrira comme un « chant du signe », « l'évocation musicale de la mort d'une certaine innocence qui avait prolongé l'optimisme des années 60, et l'acceptation de cette perte. Les nappes majestueuses du Mellotron instaurent d'emblée une atmosphère à la fois solennelle et mélancolique, et fournissent un écrin de toute beauté à un thème de guitare aux accents nostalgiques puis à la voix chaude et réconfortante de John Wetton, tandis que Mel Collins embellit le tout de ponctuations mélodiques au sax soprano. Le lyrisme de cette première phase du morceau peut leurrer l'auditeur quant à la teneur du propos : loin d'inviter à l'espérance, il nous plonge en réalité dans les affres de la dépression. (…) Malgré ses nuances de bleu glacé, le ciel argenté n'est plus que grisaille, et l'espoir s'y réduit à une aspiration de plus en plus vague. Il y a dans cette noirceur insistante la suggestion de la tentation du dépressif de se complaire dans cet état, dont le saxophone soprano et le violoncelle soulignent tout à tour la beauté, morbide par leurs subtiles contrechamps. (...) [Mais] au bout d'un crescendo, (...) comme dans la thérapie du cri primal, la manifestation de cette libération est un déchaînement de violence désordonnée, figurée par les convulsions du sax alto de Ian McDonald. (...) La récapitulation par la guitare, sur fond d'apocalypse symphonique, du thème d'introduction, consacre la victoire de la pulsion de vie sur les penchants mortifères. » (144-145)
Il y a dans la musique de King Crimson une sorte de radicalité qui l'éloigne des autres groupes du rock progressif (yes, Genesis, ELP). Robert Fripp théorise les divisions existantes dans l'industrie musicale : la musique grand public avec diffusion large, mais où se distinguent la culture populaire de la culture de masse ; une musique plus novatrice, s'adressant au mélomane plus ouvert, mais pouvant toucher par ricochet le grand public ; et enfin une dernière relevant de la recherche et du développement visant un auditoire spécialisé. Les Frippertronics de 1978 relèvent de cette troisième catégorie.
Discipline (septembre. 81) voit les retrouvailles avec Bruford et l'arrivée d'un nouveau venu Adrian Belew guitariste de la scène post-wave américaine et qui s'est révélé chez Frank Zappa (sheik yerbouti), puis au côté de David Bowie, dans la tournée heroes. L'entrée en matière basse guitare, montre la nouveauté du son venant après la révolution punk qui avait permis à Fripp de « rompre avec ses propres routines et réinjecter de l'intelligence et de la sophistication dans le primitivisme original du punk- rock », modernisant ainsi sa musique mais aussi censurant son vocabulaire (167). Modernité par la technologie avec la guitare-synthétiseur Roland ou les pads électroniques, mais aussi influence de l'école minimaliste/répétitive de Steve Reich. On peut parler de « processus d’américanisation » tout en conservant les stridences saturées et le Cross picking à grande vitesse du guitariste et le son de caisse claire caractéristique et la propension au jeu polyrythmique du batteur. Il subsiste « une sophistication progressive ». (168)
Beat (juin 82).
Three of perfect pair (mars 84) « apparaît structuré autour de deux axes contradictoires : l'un plus commercial, l'autre plus expérimental » (183), avec notamment le beat discoïde et une basse slappée dans une tradition funky. Le résultat final s'avère désincarné, préfigurant le vide bruyant de THRaKaTTak.
Thrak (avril 95) dont « la tonalité générale est plutôt agressive et sale » (201) comme une référence au courant grunge de l'actualité rock du moment mais qui ne dédaigne pas user d'un jeu polyrythmique, réhabilitant au passage, au-delà de la rupture, les fondamentaux antérieurs voyant là « une forme de postmodernisme plutôt que de réinvention. » (205)
Projekcts (novembre 97–avril 99) en quatre volumes dont le premier favorise un « compromis esthétique » entre le tout électronique et la nostalgie, et où « l'authenticité des timbres » en particulier utilisé par le batteur apparaissent comme « un antidote providentiel ». (210)
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