Le renouveau de la pensée marxiste dans les années 1960

 

Maurice Lagueux, Le marxisme des années soixante. Une saison dans l'histoire de la pensée critique, Brèches (epub), 1982, 316 p. 

Une histoire qui s'explique par un contexte. « Au cours des années 60, on parlait un peu partout dans le monde de nouveaux défis, de guerre à la pauvreté, de libération, De participation et de confiance en l’homme, alors qu'avec les années 70, on s'est mis à retrouver le langage de la méfiance et celui des intérêts nationaux. D'ailleurs pour que le langage de la rareté et celui du calcul viennent mettre en veilleuse celui de l'abondance et celui de la croissance, il suffisait que se profile discrètement respecté de la pénurie du pétrole. » (20)

    Les trois lectures de Marx : La première peut être qualifiée de panéconomique, en expliquant tout à partir des données économiques. La deuxième plutôt philosophique mettait en veilleuse les dimensions économiques et se tournait vers les œuvres de jeunesse. La troisième se portait en priorité sur le Capital, conçu comme la base d'une critique des sciences sociales et comme le point de départ d'une science proprement marxiste de l'histoire des sociétés. À partir de la critique althussérienne, « les théories intéressant  respectivement ces trois thèmes, théorie de l'histoire, théorie de la science et théorie de la valeur (à laquelle on peut associer une théorie de la reproduction de la valeur) s'avèrent-elles largement solidaire. » (45)

Première partie : épistémologie

    Chez Marx, l'activité de connaissance consiste « à considérer le concret comme le résultat, et non comme le point de départ ; cette seconde méthode permettrait d'aboutir « à la reproduction du concret par la voie de la pensée » ou si l'on préfère à la reproduction du concret « en tant que concret pensé ». C'est donc bien l'objet concret qu'il s'agit de connaître, mais il ne sera pas connu par la simple vertu de son reflet dans la pensée qui en prend connaissance : il le sera grâce à la reproduction de cet objet « par la voie de la pensée ». Marx insiste, on le voit, sur le rôle actif de la pensée. » (64) Althusser se demande ainsi par « quel mécanisme le processus de la connaissance, qui se passe tout entier dans la pensée, produit-il l'appropriation cognitive de son objet réel, qui existe hors de la pensée, dans le monde réel ? Ou encore, par quel mécanisme la production de l'objet de la connaissance produit-elle l'appropriation cognitive de l'objet réel, qui existe hors de la pensée dans le monde réel ? » (cité p. 69)
    « C'est ainsi que le lecteur se trouve gratifié d'une question épargnée par la tâche idéologique originelle qui, en vertu même de leur conception impure, grevait de manière indélébile la crédibilité de ses contre-parties antérieures. Cet acquis ne peut que stimuler ses attentes au moment où Althusser va esquisser enfin les éléments de la réponse tant attendue à une question désormais posée. Il lui faudra toutefois patienter un peu et passer d'abord par l'examen d'un concept-clé, celui de « pratique », non pas certes pour donner raison à Engels, dont Althusser s'efforce tout au plus d'excuser le pragmatisme un peu primaire, mais pour distinguer soigneusement parmi les diverses pratiques et identifier, comme seule pratique pertinente ici, la «pratique théorique ». La pratique théorique, celle qui par définition produit des connaissances, sera en effet d'autant plus intéressante pour la solution de notre problème qu'Althusser lui reconnaît le privilège considérable d'être « à elle-même son propre critère. » (69)

    Dans la postface au premier livre du Capital, Marx jetait « les bases de ce qui deviendra la sociologie de la connaissance, il ne s'embarrassait pas de distinctions de ce type, d'autant plus que les termes « épistémologie » et « gnoséologie » devaient être définis beaucoup plus tard et que le terme « sociologie » lui-même renvoyait tout au plus, à cette époque, aux spéculations assez moralisantes de Comte qui n'avaient rien pour attirer l'auteur du Capital. Pourtant la distinction ici examinée ne porte pas sur des termes mais sur des méthodes. Ce qu'il y avait d'original dans les réflexions « sociologiques » de Marx sur la connaissance, c'est qu'elles se référaient à cette dernière non pas directement, comme le faisaient encore les considérations de l'Introduction générale sur la construction du concret par la pensée, mais indirectement, en tant que la connaissance serait un produit social dont la possibilité même peut être discutée à partir de l'examen des conditions sociales qui la rendent possible. Si la connaissance est produite par une société tout autant que par un cerveau pensant, il paraît en effet légitime de chercher, dans l'analyse des structures et des caractéristiques de cette société, les conditions de possibilité de tel ou tel type de connaissance en particulier. »

Deuxième partie : économie : valeur et reproduction

a) Marx annonçant « les grandes orientations du capitalisme, il serait tombé dans cette sorte de piège qui épargne rarement ceux qui prétendent dégager les grandes lignes du mouvement de l'histoire. Ce piège, sur le plan politique, c'est celui du fatalisme et, sur le plan théorique, celui de l'historicisme au sens que Karl Popper donnait à ce mot. Si Marx y avait succombé, son message se serait confondu avec les énoncés un peu démobilisateurs politiquement et, en tout cas, indéfendables théoriquement des prophètes de l’histoire humaine. » Marx alterne entre un discours annonciateur et un autre dénonciateur : 



Marxisme annonciateur

Marxisme dénonciateur

I

I

Théorie des crises du capitalisme

théorie de la reproduction du capital

II

crises de la culture bourgeoise

reproduction par l'école de la classe dominante

II


loi de la baisse tendancielle du taux de profit

théorie de l'exploitation croissante des travailleurs

III


loi de la valeur comme base de l'économie politique marxiste

théorie de la valeur et du travail abstrait comme base d'une théorie strictement critique


Crises et reproduction du capitalisme : Si Marx est sévère pour les théories cherchant à expliquer les crises par la sous-consommation, il « n'en a pas moins accordé quelque crédit à l'idée selon laquelle les capitalistes auraient de plus en plus de mal à écouler leurs marchandises dans un univers économique où les travailleurs sont trop pauvres pour consommer beaucoup et les autres capitalistes trop affairés à l'accumulation de leurs propres capitaux pour chercher à consommer des produits à un rythme comparable à celui auquel ils s'efforcent de les multiplier.  C'est beaucoup plus systématiquement, cependant, qu'ailleurs Marx a logé dans la présumée baisse tendancielle du taux des profits réalisés par les capitalistes la cause des déboires qui en s'amplifiant progressivement devraient entraîner la paralysie du système. » (110)
Rosa Luxembourg avec son livre sur l'Accumulation du Capital montre que contrairement à ce que Marx semblait suggérer, « une reproduction élargie du capital ne pouvait se poursuivre bien longtemps et devenait vite contradictoire. Face au fait brutal d'une croissance du capitalisme qui, au début du siècle, paraissait, à vrai dire, bien engagée et nullement essoufflée, Rosa Luxembourg assurait qu'une telle croissance était artificiellement rendue possible par la présence d'un monde périphérique encore sous-développé, qui aurait fourni au capitalisme des débouchés et des ressources autrement introuvables et pourtant strictement nécessaires à sa reproduction élargie. Dès lors, on pouvait annoncer à l'avance la conclusion fatidique du scénario : une fois que ces régions sous-développées seraient toutes transformées elles-mêmes en annexes du capitalisme, selon un processus qui achève de se réaliser sous nos yeux et que Rosa Luxembourg avait d'ailleurs fort bien entrevu, le capitalisme, désormais, privé d'une source, absolument vitale où il s'était habitué à puiser, librement, s'effondrer brusquement et définitivement. » (113)
Cependant, cette mort avait déjà été repoussée avec la crise des années 30 lorsque, à l'initiative de Keynes, le capitalisme dû compter sur l'intervention de l'État. Aussi pour certains penseurs comme Sweezy, « il ne fallait plus parler d'un effondrement, mais plutôt d'une dépression chronique » (114) laquelle n'arrêtait pas la croissance du capitalisme.

b) A un autre niveau des sociologues analysèrent la reproduction de la société capitaliste avec l'école comme instrument utilisé par la classe dominante. Mais que pouvait être « un système d'éducation qui ne serait pas au service de la classe dominante, et là les choses se compliquent passablement. » (118) Car même « ceux qui lui sont clairement hostiles, elle parvient toujours à les récupérer indirectement, ne serait-ce que parce qu'elle sort renforcée du fait de leur avoir survécu sans trop de mal. » (120) C'est même tout bénéfice pour elle, car le système est plus solide dans les pays libéraux où la critique est possible que dans ceux où règne une sévère censure officielle. [et c’est une des faiblesses des régimes socialistes que de ne pas avoir su ou pu gérer ces idéologies contraires et de n'avoir jouer que sur la répression]
Ceci étant l'analyse du système d'éducation voué aux intérêts de la classe dominante, montre une contradiction « entre le développement d'une main-d'oeuvre hautement qualifiée et l'accentuation, causée surtout par la mécanisation et l'automation, du caractère routinier des emplois à combler. La multiplication des « chômeurs instruits », dont on découvrait l'existence avec une sorte de stupéfaction incrédule vers le début des années 60 au Québec, constitue sans doute l'expression la plus spectaculaire de cette « contradiction ». » (121)

c) À propos de la baisse tendancielle du taux de profit vs l’exploitation capitaliste, « Marx avait bien consacré une section complète à la discussion de cette « loi », mais il en avait lui-même considérablement réduit la portée en examinant, avec une admirable circonspection, une série de causes susceptibles d'en « contrecarrer » les effets. Or, parmi les six causes mentionnées, deux sont particulièrement significatives sur le plan théorique, soit « l'augmentation du degré d'exploitation du travail (correspondant techniquement à une hausse du taux de plus-value) et la baisse de prix des éléments du capital constant. » (123) « Dans le premier livre du capital, publié de son vivant celui-là, Marx avait brillamment soutenu que tout capital se compose de deux parties, soit celle utilisée à payer la force de travail, qu'il appelait capital variable (v), et celle utilisée à payer les matières premières et à compenser l'usure des équipements, qu'il appelait capital constant (c). Il paraissait de plus assez évident à Marx que le rapport du capital constant au capital variable (c/v) - rapport qu'il désignait du nom de « composition organique du capital » - avait tendance à s'accroître avec le développement du capitalisme du seul fait que, par suite surtout de la mécanisation qui accompagne normalement celui-ci, le même salarié allait peu à peu devoir manipuler des équipements de plus en plus raffinés et de plus en plus coûteux et allait du même coup pouvoir traiter, en une période donnée, des quantités de matières premières de plus en plus imposantes. Par ailleurs le taux de profit, dont il sera question dans la loi ici considérée, devait être défini par le rapport de la masse de plus-value (pl), engendrée par le surtravail arraché aux salariés, à l'ensemble du capital (constant et variable) mis en oeuvre par le capitaliste, soit pl/(c+v) (si l'on fait abstraction de quelques autres considérations inessentielles ici sur la différence entre capital consommé et capital investi). Pour exprimer plus adéquatement le degré d'exploitation du travailleur salarié par le capitaliste, Marx avait toutefois mis au point la notion de « taux de plus-value » qui renvoie à une réalité différente du taux de profit, en ce qu'elle désigne le rapport (pl/v) de la même masse de plus-value, cette fois au seul capital variable réputé directement responsable de la génération de cette plus-value. Ceci admis, la conclusion découlait d'elle-même : si, dans l'ex-pression du taux de profit qui nous intéresse ici (pl/(c+v)), la partie constante (c) du capital tend, avec le temps, à s'accroître au dépens de sa partie variable (v), le dénominateur (c+v) de la fraction définissant ce taux de profit tend à s'alourdir démesurément par rapport au numérateur (pl) dont la variation éventuelle est présumée proportionnée à la variation relativement lente du capital variable, dont elle dérive, plutôt qu'à celle relativement rapide du capital constant ; dès lors, le dénominateur (de la fraction représentant le taux de profit) croissant plus vite que le numérateur, ce taux de profit ne pouvait que décroître avec le développement du capitalisme. » (125)
« On voit aussitôt l'importance des « causes pouvant contrecarrer la loi » repérées par Marx lui-même. Si, en effet, le « prix des éléments du capital constant » se met à baisser (en termes de valeur-travail et non pas en termes monétaires, bien entendu) - et c'est là une chose très plausible, puisque chaque machine et chaque tonne de matière première sont supposées elles-mêmes être produites à partir d'une quantité de travail de plus en plus réduite - alors il n'est plus aussi probable que la composition organique du capital augmente vraiment ; tout dépend alors de la baisse comparée de « c » et de « v », car un même ouvrier aura beau manipuler plus de machines et de matières premières, on se retrouvera à peu près au même point (en termes de valeur) si celles-ci ont désormais moins de valeur. D'autre part, si le « degré d'exploitation », c'est-à-dire le taux de plus-value, s’accroît, rien n'empêche de penser que cette croissance ne finisse par neutraliser celle de la composition organique en supposant que celle-ci soit réelle. » (126)
Aussi, à propos de la théorie de la valeur, le problème consistait à rendre compte logiquement de la transformation des valeurs (fondées sur les quantités de travail socialement nécessaire) en prix de production (garantissant partout cette égalité qui proportionnait les profits aux capitaux). » (129) Chez « la solution de Marx paraissait en effet lumineuse : le niveau du taux de profit n'était plus arbitraire puisqu'il dépendait de la masse totale des profits, elle-même déterminée par la masse totale de la plus-value engendrée par le sur-travail des travailleurs. » (130)
« Quand le capital était encore mesuré à sa valeur, c'était en vertu d'une simple tautologie que la somme des prix de la totalité des marchandises produites égalait rigoureusement la somme de leurs valeurs, dont la substance paraissait ainsi conservée dans les prix : si à une même quantité (la valeur totale du capital consommé), on ajoute deux quantités égales a priori (la plus-value totale et le profit total), on obtient forcément deux quantités égales (la somme des valeurs de toutes les marchandises produites et la somme de leurs prix). Si par contre - comme la chose paraît s'imposer après l'intervention de Bortkiewicz - les deux mêmes quantités égales a priori sont, cette fois, ajoutées respectivement à deux quantités normalement différentes (la totalité du capital exprimé en valeur et la totalité du capital exprimé en prix), on ne peut obtenir que deux quantités qui n'ont plus de raison d'être égales et dont Bortkiewicz a algébriquement et numériquement établi, hors de tout doute, qu'elles sont normalement différentes. Dès lors le « principe de conservation de la valeur » ne tenant plus, la valeur devenait une entité sans rapport significatif avec les prix. Il restait aux théoriciens du marxisme à préciser le statut de cette entité, ce à quoi ils n'ont pas manqué de consacrer une bonne part de leur énergie au cours du XXe siècle et surtout au cours des deux dernières décennies. » (132)
Ces diverses entreprises de compréhension du capitalisme mettaient en jeu différents types de paradigmes scientifiques avec notamment Kuhn comme référent. Par exemple, « Dobb s'est efforcé, contre vents et marées, de montrer que ce que l'on aurait pu appeler le nouveau paradigme (fondé sur l'utilité) pouvait néanmoins s'avérer bien inférieur à l'ancien (fondé sur le coût de production et le travail en particulier) pour qui veut vraiment rendre compte des phénomènes économiques. Quoi qu'il en soit de la valeur des arguments proposés par Dobb dans cette critique des marginalistes, il faut reconnaître que pour qu'il y ait un sens à situer le débat sur ce terrain et à présenter, somme toute, les choses comme une compétition entre paradigmes, il fallait associer étroitement, comme Dobb l'a fait, l'approche marxiste à l'approche ricardienne. Or, comme bien des auteurs marxistes modernes l'auront vu, l'évocation d'un front uni ricardiano-marxiste, déployé sur un terrain tenu par Ricardo et revendiqué par les marginalistes, suffisait à dissoudre l'originalité de Marx dans la problématique ricardienne où le concept central est moins celui de valeur-travail que celui de difficulté de production. » (150)

Troisième partie : histoire

Dans les années 60–70 à l'investigation d'Althusser et ses élèves, un débat a lieu sur l'historicité du capitalisme et pour lequel sont élaborés des concepts comme celui d'instance (et de détermination en dernière instance). Ils discernent trois instances : économique, politique, idéologique. Balibar et d'autres, en rappelant la dominance exercée par une instance quelconque à une étape donnée de l'histoire, invitait à ne pas confondre, détermination et dominance. Poulantzas expliquait la nature de la relation entre ces deux concepts : « La détermination en dernière instance de la structure du tout par l'économique ne signifie pas que l'économique y détient toujours le rôle dominant. Si l'unité qu'est la structure à dominante implique que tout mode de production possède un niveau ou instance dominant, l'économique n'est en fait déterminant que dans la mesure où il attribue à telle ou telle instance le rôle dominant, c'est-à-dire dans la mesure où il règle le déplacement de la dominance dû à la décentration des instances. » (162)
Par exemple dans le mode de production féodal, c'est l'instance politique qui exerce ce rôle dominant avec l'instauration d'un « rapport de maître à serviteur », et non pas dans des rapports économiques « purs ». Alors que le travailleur en régime capitaliste est à la merci du capitaliste, car celui-ci détient les moyens de production et donc se « trouve en mesure de lui extirper la plus-value de son travail, ainsi concédée pour des raisons purement économiques . De ce fait, on peut sans crainte de se tromper assurer que, dans un mode de production capitaliste, la situation économique est telle que l'instance économique exerce le rôle dominant dans le processus qui permet à la domination de classe de se perpétuer. » (163) Par contre, si, dans le mode de production féodal, c'est l'instance politique qui exerce ce rôle dominant avec l'instauration d'un rapport de maître à serviteur, reposant par définition sur des raisons extra-économiques, c'est justement que le travailleur peut parfaitement y posséder ses propres instruments de production. Dès lors, il pourrait aisément se passer de la classe féodale dominante si celle-ci, pour lui arracher quand même le produit de son surtravail, ne s'était résolue à déployer sa force militaire et politique et à institutionnaliser le servage, toutes choses qui se rattachent à ce que l'on désigne habituellement par « l'instance politique ». » (164)
Dans les rapports que les différentes instances, nouent entre elles, « la dominance caractérise la relation (plutôt abstraite) des instances entre elles quant à l'importance des rôles qui leur sont respectivement attribués à tel ou tel moment de l'histoire. La domination par contre caractérise la relation (très concrète) des classes sociales entre elles quant à la possibilité où est l'une de mettre l'autre à son service, c'est-à-dire de l'exploiter. Il ne faut donc pas confondre ces deux relations qui, dans l'argumentation que nous discutons ici, occupent chacune une place distincte, puisque la domination (d'une classe) constitue le phénomène historique fondamental qui doit être expliqué en définitive et que la dominance (d'une instance) est un élément essentiel de l'explication apportée. » (175)
Aussi, pour revenir à l'exemple du servage, deux types de réponse sont envisageables :
- La classe dominante (entendons ici la classe qui exerce la domination) est toujours mue par des intérêts économiques qui la poussent à s'enrichir au dépens de la classe dominée, en arrachant à cette dernière tout ce que celle-ci peut produire en sus de ce qui est nécessaire à sa reproduction ; c'est pourquoi elle recourt ici à la force politique qui lui est alors nécessaire pour atteindre cette fin.
- la classe dominante n'est pas mue forcément par des intérêts économiques ; elle peut imposer par la force sa domination à une classe dominée, parce que ses membres estiment normal de voir reconnue leur supériorité par ceux d'une autre classe, dont la soumission à tous les niveaux garantit une stabilité sociale qui leur est favorable.
« Formulées comme telles, ces réponses paraîtraient, bien sûr, assez naïves ; mais l'important ici est seulement de bien voir qu'elles traduisent deux grandes orientations possibles de l'explication, entre les-quelles les défenseurs de l'argument de Balibar paraissent osciller selon qu'ils veulent mettre l'accent sur la détermination en dernière instance ou sur la dominance d'une autre instance. » (176)

Les quatre dimensions des philosophies de l'histoire

- affirmation d'un certain mouvement, ou mieux d'une certaine orientation, qui serait repérable dans le déroulement historique.
Les trois autres dimensions appartiennent aux philosophies de l'histoire comprises en un sens plus strict :
- La deuxième tient à l'affirmation de la primauté - souvent nuancée il est vrai - d'une instance tenue plus éminemment responsable du mouvement historique. On logera en effet la source de ce mouvement tantôt du côté des idées, tantôt du côté de la force politique ou militaire, tantôt du côté de l'économie, tantôt du côté de quelque autre facteur social, psychologique ou naturel. On le voit, cette dimension se retrouve, on ne peut plus clairement, dans le matérialisme historique puisqu'il s'agit de la dimension considérée quand on y reconnaît un privilège à l'instance économique, ne serait-ce que pour rappeler que, dans cette approche, les moments décisifs ne sont pas des âges ou des cultures mais des modes de production.
- La troisième dimension, mais plutôt l'accent sur le caractère nécessaire et régulier du processus historique que les philosophies de l'histoire croient pouvoir mettre en lumière. L'assimilation à des lois scientifiques des présumées lois de l'histoire ainsi dégagées a d'ailleurs été le fait de la plupart de ces entreprises comme par exemple celle de Comte qui met sur le même plan sa loi des trois états et celle de la gravitation de Newton. Chez Marx, la « loi de l'histoire » qui paraît se dégager n'a pas clairement cette prétention, mais comme elle renvoie à des phénomènes économiques assez aisément repérables.
- La quatrième dimension, très caractéristique des grandes philosophies de l'histoire du passé est celle qui, en vertu d'une sorte d'extension au plan éthique de la rationalité présumément reconnue à l'histoire, garantit que l'histoire est non seulement emportée par un mouvement intelligible mais par un mouvement qui tend à favoriser la réalisation d'une société éthiquement plus acceptable comme par exemple la société positiviste chez Comte ou la société communiste chez Marx. (188)

Mais pour ne pas tomber dans un formalisme, il faut revenir Plékhanov qui disait que « la vérité est toujours concrète ; tout dépend des circonstances de temps et de lieu. » Si la théorie marxiste de l'histoire devait être qualifiée de scientifique à un titre particulier, ce ne pourrait donc être en vertu de lois scientifiques qui lui seraient propres en tant que théorie de l'histoire. » (194)
« Quand Althusser s'est avisé de proclamer, avec tout l'éclat que l'on sait, que Marx devait être classé, à côté de Galilée, parmi les fondateurs de science pour avoir ouvert à l'analyse scientifique le « continent histoire » 193, la communauté intellectuelle n'a pas été tellement heurtée par ces velléités épistémologiques, pourtant pas très convaincantes, puisque les historiens les plus remarquables avaient justement adopté une façon de concevoir leur métier assez proche de celle proposée par Marx et qu'on pouvait voir dans ce vibrant hommage d'Althusser une façon, tout au plus épistémologiquement généreuse et idéologiquement rentable, de rendre pleinement justice à la perspicacité géniale que Marx avait manifestée sur ce plan. Ceci pourtant n'avait rien à voir avec des « coupures épistémologiques » ou des « effets de rupture » ; le mérite de Marx n'était pas d'avoir défini par construction et par exclusion un espace socio-historique autorisant l'application d'une méthode scientifique rigoureuse basée sur la mesure et la vérification : on discute encore aujourd'hui la question de savoir si un tel pas pourra jamais être franchi. Son mérite est plutôt d'avoir refusé de séparer l'historique du social, du politique, de l'économique et du culturel, bref d'avoir tenté, en réorientant décisivement l'analyse socio-économique, une synthèse historique qui annonçait celles que des historiens allaient bientôt réclamer mais qui, dans une large mesure, prolongeait celles que les philosophes de l'histoire avaient depuis longtemps proposées. » (202)


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