Le rêve capitaliste d'un monde sans Etat



Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d'un monde sans démocratie, Seuil (epub), 2025, 425 p. 


Introduction
« La mission des libertins est de trouver un moyen d'échapper à la politique sous toutes ses formes. » Plus il y aurait de pays, plus il y aurait d’endroits où placer son argent, et moins les États seraient susceptibles d’augmenter les impôts, de peur de faire fuir la poule aux œufs d’or. « Si nous voulons plus de liberté, déclarait-il, nous devons augmenter le nombre de pays. » (Thiel, 11)
« À l'intérieur des contenants que sont les Nations se trouvent des espaces juridiques particuliers, des territoires anormaux et des institutions singulières. Cités-États, paradis fiscaux, enclaves, ports francs, technopoles, zones hors taxes ou pôles d’innovation, nous commençons à peine à comprendre à quel point ces zones qui constellent le monde des nations façonnent la politique contemporaine. » (12) Ces zones ont un statut de quasi extra-territorialité et il en existe au moins 82. On peut utiliser « la métaphore de la perforation pour décrire la façon dont le capitalisme agit, en perçant des trous dans le territoire de l’État-nation, en créant des zones d’exception » (14) dont la majorité se trouve en Asie, en Amérique, latine, et en Afrique, la Chine comptant à elle seule près de la moitié du total mondial. Leur partisans peuvent parler de « sécession douce » (15). Cette idée se fait même au sein des Etats sous la forme de projets immobiliers à accès restreint partout dans le monde. Ceci étant un comportement banal, puisque selon Albert Hirschmann, « nous privilégions la défection à la prise de parole. » (16) 
Dans les années 1990–2002, phénomènes conjoint se passe : l'interconnexion (Organisation mondiale du commerce, de l’Union européenne et de l’Accord de libre-échange nord-américain) et la dislocation (Union soviétique, Yougoslavie, Somalie).
Dans les années 1970, « la zone a constitué une alternative de choix au désordre de la démocratie de masse ainsi qu’à l’expansion et aux pesanteurs d’États-nations hypertrophiés. Ce livre s’intéresse à des penseurs dont le mantra n’est pas le globalisme, mais le sécessionnisme. » (20)

Première partie : îles
les concessions côtières étaient des zones d’exception, à la fois en Chine et extérieures à la Chine, où des puissances étrangères bénéficient du privilège d’extraterritorialité pour des durées allant d’un quart de siècle à la perpétuité. Bien que présents sur le territoire chinois, elles n’étaient pas soumis aux lois chinoises et ne pouvaient être jugées que par les tribunaux de leur propre pays. Hong Kong elle-même était une entité mixte. C’est aussi par le droit que fut imposée l’ouverture de l’économie chinoise. Bien que sa souveraineté soit restée formellement intacte, les traités obligeaient le gouvernement chinois à pratiquer une politique de faibles tarifs douaniers. Le principe de la « clause de la nation la plus favorisée » signifiait que les avantages accordés à une puissance, par exemple les États-Unis, étaient immédiatement accordés aux Russes, aux Allemands, aux Français, etc. « Ces lois sont rentrées dans l’histoire sous le nom de « traités inégaux » : le cœur du « siècle d’humiliation » de la Chine. En 1912, un diplomate chinois de premier plan écrit que ces traités avaient été conclus « à la force de l’épée (...) modèle pour la mondialisation du siècle suivant. » (28) Modèle hongkongais pour « embaucher et licencier », avec de petites usines qui peuvent facilement recruter des employés pour des courtes durées, « la main-d’œuvre est obligée d’aller là où le capital la dirige, pour ce qu’il choisit de payer ». Friedman lui-même qualifie Hong Kong « d’expérience proche du laboratoire sur ce qui se passe lorsque le gouvernement est limité à sa juste fonction » : les gens savent que, lorsqu’ils échouent, « c’est eux qui en supportent le coût. » (31) Car  Friedman se demande « comment empêcher les gouvernements de développer les programmes d’aide sociale, d’étendre les droits sociaux et de dépenser davantage pour la protection de l’environnement, la santé, l’éducation et les économies d’énergie ? Pour Friedman, ce sont ces programmes, entre autres, qui sont responsables de la flambée de l’inflation et du chômage qui ont marqué les années 1970. Pour lui, l’exemple de Hong Kong représente un espoir après une décennie de programmes ruineux répondant aux revendications de souveraineté populaire qui s'expriment partout dans le monde. » (31) Car ici, sans syndicats et élections générales, les travailleurs et les citoyens n’ont aucun moyen de pression. « Selon les termes d’un de ses admirateurs, la colonie britannique est gérée davantage comme une « société par actions » que comme une nation. » (31) « En 1978, alors que le taux maximal de l’impôt sur le revenu est de 83 % au Royaume-Uni et de 70 % aux États-Unis, Hong Kong ne prélève aucun impôt sur les plus-values ou les successions et applique un impôt sur le revenu uniforme de 15 %. Le secret qui a permis à Hong Kong de devenir « le seul endroit véritablement capitaliste sur terre », comme l’a dit le directeur de la Chambre de commerce hongkongaise, est que le territoire n’a succombé ni aux sirènes de la décolonisation ni à celles de la démocratie. » (32) 
Mais que faire de ce modèle à une époque dominée par le principe de la décolonisation ? Quand les dirigeants chinois établissent une loi fondamentale au début des années 90, « c'est une révélation pour les intellectuels néolibéraux. Leur crainte était que le parti communiste ne détruise les fondements de la liberté économique sur le territoire. Or, ils constatent que le PCC et les milieux d’affaires de Hong Kong veulent la même chose : la prééminence du droit, la confidentialité des données bancaires, un droit du travail peu contraignant, la sécurité des contrats et une monnaie stable. Plutôt qu’une menace pour les libertés capitalistes, le PCC apparaît finalement comme un rempart. En outre, les Chinois innovent. Thatcher ne prête guère attention lorsque le Premier ministre Hua Guofeng lui annonce la création de « zones spéciales » sur la côte méridionale du pays, libres de développer leur propre commerce extérieur. Pourtant, cette décision devait avoir des conséquences très importantes. Les Chinois étaient sur le point de donner des leçons aux Britanniques sur la nature changeante du capitalisme. » (40)  « Ce qui fait la curiosité juridique de Hong Kong est son autonomie interne, conjuguée à sa dépendance externe vis-à-vis de Pékin. Si la Chine assure sa défense, Hong Kong contrôle ses propres affaires intérieures, notamment sa monnaie, sa fiscalité, des juges, sa police et ses tribunaux, ainsi que certaines affaires extérieures, comme ses procédures en matière de visas et d’immigration. Pékin ne collecte aucune taxe à Hong Kong et le territoire est juridiquement voué à rester à la fois un port franc et un centre financier international, où la liberté de circulation des marchandises et des capitaux est garantie. » (41) C’est « un pays et deux systèmes », telle est la fameuse formule utilisée par Deng Xiaoping pour définir cet arrangement, d’abord en référence à Taïwan, puis à Hong Kong. Si l’expression est devenue familière à force de répétitions, il convient de noter à quel point elle est en réalité extraordinaire. Le contexte de guerre froide qui a prévalu de la fin des années 1940 aux années 1990 sur la politique mondiale était perçu comme un affrontement entre deux blocs, chacun doté de son propre système monolithique. Le capitalisme et le communisme s’affrontaient et seul l’un d’entre eux pouvait triompher. » (42) 
Le résultat est spectaculaire : ce sont « les plus grands transferts de richesse du public vers le privé de l’ère moderne. Sur le papier, le succès est fulgurant, et la Chine amorce ce qui allait être l’un des épisodes de croissance économique les plus rapides de l’histoire mondiale. En 1980, les autorités espèrent faire venir à terme trois cent mille personnes à Shenzhen à l’horizon 2000. Le chiffre réel sera de dix millions. En 2020, la population a encore doublé pour atteindre vingt millions d’habitants, et le PIB de Shenzhen est supérieur à celui de Singapour ou de Hong Kong. C’est ce modèle qui a produit la « Chine des enclaves », ou ce que certains ont appelé la « zonification du pays. » (44) « En 1990, Friedman déclare que le modèle à suivre pour l’Europe de l’Est après le socialisme d’État n’est pas les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la Suède, mais Hong Kong. Le capitalisme n’a pas besoin de la démocratie. » (46)
Hong Kong est un modèle capitaliste dans lequel « on ne trouve aucune trace d’indicateurs comme l’amélioration de la productivité, la nature des investissements, le taux de chômage, la sécurité sociale, le bien-être de la population ou l’égalité économique – en somme, l’ensemble des éléments qui permettent aux habitants d’un territoire de jouir de la liberté économique dans leur vie de tous les jours. Si ces éléments étaient pris en compte, Hong Kong occuperait une tout autre position dans le classement.
Hong Kong se caractérise par une extraordinaire concentration des richesses. Le patrimoine net des dix milliardaires les plus fortunés représente 35 % du PIB, contre 3 % aux États-Unis. «  (52)
Un autre type de zone est la City de Londres où, « comme à Hong Kong, les entreprises disposent du droit de vote dans les élections qui y sont organisées. Leurs trente-deux mille voix dépassent en nombre celles des neuf mille habitants. Un chercheur compare la City aux cités-États de Gênes et de Venise du début de l’époque moderne. Un autre parle du « Vatican de Londres » - le Vatican du capitalisme. » (55) C'est ainsi qu'a été pensé son même aménagement comme « non-plan » : plutôt que de déterminer à l’avance quoi construire, il fallait créer un vide dans lequel quelque chose de nouveau pourrait voir le jour. Ainsi, le gouvernement britannique pourrait sanctuariser des bouts de centres-villes pour en faire de nouvelles « colonies de la Couronne », où ne serait exercé aucun contrôle sur l’entrée et la sortie, qu’il s’agisse de personnes, de biens ou d’argent. Dans cette expérience de pensée, les personnes choisissant de rejoindre ces zones perdraient les droits et les protections liées à leur citoyenneté. » (59)
Pour d'autres, « la zone ne s’apparente pas du tout à un non-plan. C’est un plan (…) qui court-circuite les autorités locales pour donner directement le contrôle aux promoteurs. » « Les zones sont des expériences en matière de conduite de l’État avant d’être des expérimentations économiques. » (61) Comme à Hong Kong, « la zone d’entreprise, une entité appelée London Docklands Development Corporation, dirigée par des personnalités du secteur immobilier, peut contourner les autorités locales, se dispenser des autorisations d’urbanisme habituelles et ignorer les besoins des résidents en matière de logement » (63) et spéculer au niveau mondial sur le marché immobilier. C'est ainsi que Londres devient « la reine incontestée du marché mondial de l’immobilier pour super-riches ». De 2009 à 2011, 8 milliards de livres sterling de biens immobiliers londoniens sont achetés par l’intermédiaire des seules îles Vierges britanniques ; en 2015, la valeur totale des achats depuis l’étranger s’élève à la somme stupéfiante de 100 milliards de livres sterling. Pour l’année 2012, des chercheurs ont établi que « 85 % de l’ensemble des biens immobiliers résidentiels haut-de-gamme à Londres et 50 % à New York avaient été achetés par des étrangers. » (68)
C'est aussi « l’intervention de l’État » plus que la « main invisible du libre marché » qui explique le succès de Singapour. Alors que Hong Kong a été façonnée par les intérêts privés avec le gouvernement dans un rôle de soutien, à Singapour, c’est l’État qui occupe le devant de la scène. Le gouvernement construit des zones industrielles. Il finance des travaux de grande envergure pour gagner des centaines d’hectares de terrain sur la mer. » (82) Singapour se dote ainsi en 1972 d’un port adapté aux conteneurs – la technologie ayant causé la fermeture des docks de Londres. « Presque du jour au lendemain, Singapour devient le quatrième port le plus actif au monde. » (87) Puis l'État investi dans la confection, la haute technologie, et le secteur financier.
Ce processus se fait en invoquant les valeurs asiatiques, le confusianisme favorisant la paix sociale, la loyauté envers les employeurs et la coopération sur le lieu de travail. Certains penseurs, ils voient le moyen de s'opposer aux « signes d’une contre-culture de style occidental dans la ville-État. L’interdiction de la musique rock, des cheveux longs pour les hommes et de l’homosexualité s’accompagne d’une affirmation selon laquelle l’hédonisme et l’individualisme sont contraires aux valeurs familiales confucéennes. » (89) Mais le régime cultive aussi « sa légitimité populaire grâce à une politique de construction de logements et d’infrastructures qui améliorent la vie des gens ordinaires. Au cours de la première année suivant l’indépendance, inspirée par les projets de mobilisation massive en temps de guerre et de nationalisation d’après-guerre, Singapour exproprie presque chaque parcelle du territoire. La politique foncière est utilisée pour déplacer les gens de leurs échoppes et de leurs villages aux toits de chaume (connus sous le nom de kampong, à l’origine du mot anglais compound) vers des immeubles d’habitation de grande hauteur. En 1963, un nouveau logement est construit toutes les quarante-cinq minutes dans le cadre du programme de l’État de Singapour, intitulé « Logement pour le peuple ». Témoignage de l’attention portée à la population, des billets de dollars de Singapour sont illustrés de représentations d’immeubles à l’architecture moderniste.
En 1977, 60 % des Singapouriens vivent dans des logements sociaux. Un quart de siècle plus tard, cette proportion atteint 80 %. Même si 90 % des habitants sont propriétaires de leur logement sous forme de bail à long terme, le gouvernement reste propriétaire du terrain, ce qui lui permet de profiter de la hausse des prix de l’immobilier et d’intervenir si nécessaire dans le cadre de son plan directeur. La politique immobilière n’est pas uniquement guidée par le marché. Les autorités imposent la mixité ethnique et sociale dans les complexes résidentiels, avec des systèmes de quotas pour les différentes ethnies (ces programmes visent également à étouffer les mobilisations sur une base ethnique contre l’État singapourien) et un mélange d’appartements de tailles différentes, bien loin de la ségrégation ethnique et de classe existant dans les villes britanniques sous l’effet des intérêts privés. » (100)
Mais Singapour « est aussi une vitrine des contradictions insolubles du capitalisme : une croissance sans fin au mépris des limites, une sécurité sociale pour certains fondée sur l’augmentation du nombre d’exclus, et la difficulté d’obtenir le consentement des citoyens alors que la répartition des bénéfices économiques est de plus en plus inégale. Parmi les territoires riches, seule Hong Kong connaît des inégalités plus importantes. » (101)

Deuxième partie : tribus
Comme Hong Kong, l’Afrique du Sud attire de nombreux libertariens, comme une « expérience de laboratoire. Plutôt que critiquer l’existence des bantoustans, les libertariens cherchent un moyen d’en tirer profit, tout en étant moins explicitement racistes. Leur idée est de transformer le bantoustan en sorte de zone, attirant les capitaux étrangers tout en encourageant la ségrégation volontaire, par le bas, plutôt qu'en l'imposant par le haut. » (108)
« Le modèle utilisé dans le Ciskei est celui de la zone franche d’exportation (ZFE). Une ZFE délimite une parcelle de terrain qui se trouve juridiquement hors du territoire dans lequel elle se trouve. C’est un espace offshore à l’intérieur du sol national, avec un ensemble différent de réglementations, de règles et de contrôles, inévitablement plus favorables aux investisseurs. » (109) Les salaires y sont maintenus « à des niveaux artificiellement bas, deux fois inférieurs à ceux pratiqués dans la ville voisine d’East London, eux-mêmes inférieurs de 25 % à la moyenne nationale. En outre, les investisseurs reçoivent une subvention mensuelle de 50 dollars par travailleur, prélevée sur le budget d’aide, si bien que, comme le rapporte alors le Wall Street Journal, « les investisseurs n’ont pas eu besoin de beaucoup de temps pour comprendre qu’en payant les travailleurs moins de 50 dollars par mois […] ils pouvaient gagner de l’argent simplement en recrutant des gens  ». (112) Un élément clé est de permettre aux personnes d'une race ou d'une idéologie particulière de pouvoir se regrouper dans des cantons spécifiques « pour satisfaire leurs préférences particulières et échapper aux types de gouvernements qu’ils rejettent ». La liberté de mouvement serait garantie par la Constitution mais, point crucial, le droit à la citoyenneté dans tel ou tel canton ne le serait pas. En d’autres termes, il serait possible d’occuper un emploi dans un canton ségrégué, mais sans pour autant avoir le droit de s’y installer de manière permanente ni de bénéficier des avantages de la citoyenneté. C’est précisément ainsi que fonctionnait le marché du travail dans l’Afrique du Sud de l’apartheid : les travailleurs noirs entraient et sortaient des zones blanches pour le travail, mais n’avaient le droit de se loger que dans certains endroits définis, sans parler du droit à la propriété. Ce que les auteurs appellent la « liberté de dissociation » – et la liberté de discrimination privée – était centrale. Louw et Kendall espèrent que la reparcellisation des terres en de nombreux cantons et la décentralisation du contrôle des ressources naturelles permettraient de prévenir les politiques de vengeance raciale. Louw est très clair à ce sujet dans les colonnes du magazine Time : « Nous voulons faire en sorte que le tigre – la majorité noire – puisse sortir de sa cage sans que les Blancs ne soient mangés. » (116) Si ces tendances à se regrouper est universelle, ici elle est organisée de manière systématique et « évite les problèmes de légitimité auxquels se trouve confronté l’État séparatiste imposé par le haut. Les États-Unis d’après les lois Jim Crow sur la ségrégation raciale en sont le prototype – un pays où la ségrégation se fait par le biais du marché plutôt que par l’intervention manifeste de l’État. Dans le modèle libertarien, la séparation et les inégalités raciales créées par les mécanismes des forces économiques ne constituent pas une menace pour les principes du marché libre. Laisser les citoyens-clients voter avec leurs pieds entraîne un tri organique de la population. Si cela doit aboutir à un rapport de force économique similaire à ce qu’il était au départ, alors qu’il en soit ainsi. Dans un système politique repensé comme une constellation de zones, la redistribution ne fait plus partie des rôles du gouvernement. » (119)
Ainsi, si l'élection de Mandela semblait marquer le triomphe de l'État-nation, simultanément les zones de libre-échange, « artificiellement conçues et facilement transplantables dans n’importe quel pays en développement… [avaient] vu leur nombre littéralement exploser dans le tiers-monde ». Ce qui s’était passé dans l’hinterland du Cap-Oriental, avec ses regroupements d’ateliers de misère, était en fait un phénomène très moderne, qui, d’une certaine manière, préfigurait l’avenir. En 1986, le monde ne compte que 176 zones. En 2018, ce nombre est de 5400. » (121)
L'idéologie Libertarienne devient de plus en plus partisane d'un modèle raciste :  « Désintégrer et ségréguer, tel est le programme, en instaurant l’homogénéité comme base de la collectivité. Arrêter simplement l’immigration ne suffit pas. La « vieille république américaine » de 1776 avait été submergée par « les Européens, puis les Africains, les Latino-Américains non espagnols et les Asiatiques ». Les États-Unis n’étant « plus une seule nation, écrit-il, nous ferions bien de commencer à réfléchir sérieusement à une séparation de la nation ». Les choses pourraient commencer modestement, par la revendication d’une partie seulement du territoire national. « Nous devons oser penser l’impensable, dit-il, pour pouvoir atteindre n’importe lequel de nos nobles et vastes objectifs. » S’il n’en tenait qu’à lui, on pourrait également assister à la merveilleuse mort de l'État également en Amérique. » (139)
Ainsi, l'idéologie d'extrême droite ne constitue pas seulement le symptôme d'une obsession ethnique éclipsant l'économie mais doit aussi être envisagée sous l'angle du capitalisme. C'est au sein même des États-Unis qu'on envisage une ségrégation nouveau modèle, de caractère volontaire. « Aucun État n’imposerait la moindre division ; les gens s’en chargeraient eux-mêmes. Une fois la séparation effectuée, les gens seraient liés par des contrats définissant les limites de leur expression individuelle, tandis que des forces de sécurité privées veilleraient à l’exclusion des indésirables. Dans cette vision d’un monde ordonné en enclaves racialement homogènes, toute idée de réduction des inégalités par l’action collective est abandonnée. La citadelle fortifiée à la population blanche est non seulement un idéal spéculatif, mais aussi une réalité existante pour Tullock. » (161)
« La moitié environ de tous les nouveaux projets de développement immobilier dans l'Ouest et le sud des États-Unis sont des communautés fermées avec plan directeur, et sept millions de ménages américains vivent derrière des murs ou des clôtures. L’enseignement à domicile apparaît aussi comme une tendance prometteuse. Dans les années 1970, le nombre d’enfants scolarisés à domicile était estimé à vingt mille. En 2016, ils sont 1,8 million. » (164)
Après que l'empire des Habsburg a été disloqué après la Première Guerre mondiale, le Liechtenstein s'affilie à la Suisse. Il conserve néanmoins sa souveraineté et cherche dès lors à devenir un paradis fiscal. « Institution centrale du paradis fiscal, le trust a été inventé à l’époque des croisades, en Angleterre, lorsque ceux qui partaient faire la guerre sainte voulaient laisser leurs biens entre les mains d’une personne de confiance. » (168) Et la tendance à vouloir mettre à l’abri ses richesses personnelles, de manière discrète, se développe, au moment de la Première Guerre mondiale, avec l’introduction de l’impôt sur le revenu dans de nombreux pays. Les sociétés dont les activités sont dispersées entre les États nouvellement créés cherchent à se constituer un siège unique. Le Liechtenstein et la Suisse entrent alors en scène pour occuper le créneau. » (169) Les années 1950 ont celle de l'expansion et de l'extension du monde offshore avec de plus en plus de sociétés qui cherchent à échapper à l'impôt en créant des holdings à l'extérieur des pays dans lesquelles elles opèrent. En 1954, le Lichtenstein compte entre 6000 et 7000 sociétés holding. » (171) Ce qui est acheté ici, c'est le secret : « Le dicton veut que « si les banquiers suisses gardent leurs lèvres scellées, ceux du Liechtenstein n’ont même pas de langue. La période allant du début des années 1970 à la fin des années 1990 constitue l’« âge d’or » des paradis fiscaux. Le Liechtenstein est rejoint sur le créneau par d’autres pays, notamment les Bermudes, les Bahamas et, surtout, les îles Caïmans. À la fin des années 1970, le Liechtenstein compte plus d’entreprises que de citoyens et il n’est dépassé que par le Koweït en termes de PIB par habitant. » (172)

Troisième partie : nations franchisées
Inspiré par Milton et Rose Friedman, Van Notten est « un simple fantassin de la « guerre des idées » néolibérale jusqu’en 1978, date à laquelle il lance l’idée qui va devenir sa marque de fabrique : la zone T défiscalisée, ce que l’on a également appelé la dérégulation. » (189) « La prédiction de van Notten est qu’une fois que les zones T existeront, tous les États européens seront obligés de les imiter, de peur de perdre des investisseurs. La pression ascendante de la concurrence pour des ressources rares devrait être plus efficace que tout plan élaboré d’en haut. La zone jouerait à la fois un rôle pédagogique et disciplinaire. » (190) En Somalie il voit « la possibilité de créer une utopie. Il nomme kritarchie, la « règle des juges », sa forme idéale d’ordre alternatif. Il s’agit d’une société anarchiste – sans État central – mais pas d’une société sans loi. Bien qu’il n’y ait pas de législature ou de Parlement (et donc aucun moyen de créer de nouvelles lois), il existerait un ensemble codifié d’interdictions, de sanctions et de punitions, qui seraient supervisées et administrées par des juges. La Somalie est le lieu idéal pour tester cette forme de gouvernement, car il estime qu’elle abrite déjà une forme rare et existante de kritarchie : la loi somalienne traditionnelle, également connue sous le nom de xeer. » (193) « S'appuyant sur des ethnographies de la Corne de l’Afrique, van Notten produit une chose extraordinaire : une constitution pour une société sans État. Selon lui, ce n’est qu’en abandonnant à la fois la démocratie et l’idée même de l’État central que la Somalie pourrait surmonter son héritage colonial. « La Somalie deviendra le premier pays au monde à ne pas être soumis à la dictature démocratique de 51 % des électeurs », écrit-il dans une lettre à sa fille. L’essence du colonialisme n’est pas la domination étrangère, mais le gouvernement lui-même. Une véritable décolonisation passe par la déconstruction de l’État. Ce principe, estime-t-il, n’a pas été respecté par la communauté internationale et par les premiers dirigeants de la Somalie, qui ont cherché à organiser des élections multipartites, mais qui ont en réalité créé le chaos. « Les Nations unies ont envahi la Somalie avec une armée multinationale de trente mille hommes pour rétablir une démocratie, mais cela n’a fait qu’aggraver la guerre civile. » Dans les écrits de van Notten, le système traditionnel somalien de maintien de l’ordre rappelle les visions anarcho-capitalistes du système médiéval décrites dans un chapitre précédent : les délits sont résolus par la réparation et la compensation, plutôt que par l’emprisonnement. Les familles font office de groupe d’assurance : les parents partagent leurs revenus et c’est la famille de l’auteur du crime qui doit indemniser la victime en cas de délit. » (194)
Ainsi, « la Somalie des années 1990 et 2000 ébranle en effet certaines des hypothèses traditionnelles sur la manière dont un État devrait agir et sur la forme que devrait prendre une économie. Au-delà de la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre civile, la question des mécanismes qui permettent à la vie de persister en l’absence d’État constitue une énigme sociologique fondamentale. La Somalie devient ainsi un lieu privilégié pour comprendre comment les gens peuvent s’adapter et développer une « gouvernance sans gouvernement ». Les experts font remarquer que l’effondrement de l’État n’a pas conduit à une guerre hobbesienne de tous contre tous. La Somalie semble relever de l’erreur de catégorie. Peut-il vraiment y avoir une « économie sans État » ? Après tout, comme le dit un chercheur, « si l’État est un élément indispensable, l’économie somalienne ne pourrait pas exister ». Et pourtant, non seulement l’économie somalienne continue d’exister, mais il se passe quelque chose d’encore bien plus étonnant : elle ne s' est jamais aussi bien portéee. » (201) Après l’effondrement du gouvernement, le PIB, les exportations et les investissements augmentent. Même l’espérance de vie progresse. Le territoire ne se retrouve pas sans État, « mais plutôt composé de nombreux États miniatures : une « mosaïque d’entités politiques. » « Les relations de parenté constituent un élément du ciment qui maintient le pays uni. Les liens familiaux contribuent également à expliquer autrement le paradoxe de la prospérité en l’absence d’État : la plupart des personnes qui ont fui vers des pays plus riches envoient de l’argent à leurs proches. L’argent gagné ailleurs, notamment par les nombreux Somaliens qui travaillent dans les pays du Golfe, représente une proportion importante de la richesse locale. Dans le cas des réfugiés installés dans les pays occidentaux, une partie des fonds envoyés peut provenir des systèmes d’aide sociale. Ironiquement, on pourrait dire que le soi-disant miracle anarchiste en Somalie en partie financé par l'État providence. » (204)
Dubaï constitue aussi un endroit emblématique de cette folie des zones, avec 300 îles artificielles en forme de carte du monde. Au cours de la première décennie des années 2000, l’économie de Dubaï connaît une croissance moyenne de 13 % par an, supérieure à celle de la Chine, rendue possible par l’autoritarisme car c’est « un modèle de capitalisme sans démocratie. Du fait de l’absence d’élections populaires, de liberté d’expression et de droits pour les non-citoyens, ainsi que du recours arbitraire à la force par la police et de la pratique du travail forcé, l’émirat est classé au début des années 2000 parmi les endroits les moins libres du monde sur le plan politique. Dès 1985, la CIA rapporte qu’à Dubaï « l’idéologie est disqualifiée parce qu’elle n’est pas pertinente pour les affaires ». » (208) « Les habitants de la ville ne sont pas des citoyens, mais des clients, qui ne doivent attendre rien d’autre de l’État que ce qui est prévu dans leur contrat. Pour Yarvin, tout ce qui a trait à la citoyenneté n’est qu’instrument permettant d’extorquer à l’État des avantages sociaux sous forme d’argent qui, à son tour, doit être arraché à d’autres par le biais de l’impôt. Les idées abstraites d’appartenance citoyenne ou d’obligations civiques n’ont pas leur place à Dubaï où, au début des années 2000, la population de Dubaï est, selon certaines estimations, composée à 95 % d’étrangers. » (210)
« Il est pas difficile de ne pas comparer l’hyperactivité, le dynamisme et la réussite de Dubaï avec l’Irak, son double difforme au nord du Golfe. En Irak, un occupant étranger impose la démocratie à coups de missiles Tomahawk. Pendant ce temps, à Dubaï, sans démocratie, la vie est rythmée par les fêtes autour de piscines, les brunchs, les inaugurations et, chaque mois, les nouvelles acquisitions. Curtis Yarvin fait partie de ceux qui les opposent dans son blog, où il rêve d’un patchwork de mini-États. L’Irak connaît la démocratie sans avoir l’ordre. À Dubaï, l’ordre existe sans démocratie. La question est de choisir ce qui est préférable. » (221) Ce modèle est  rendu possible « par la dérégulation du transport maritime et routier. Grâce aux innovations techniques des portiques de manutention, le chargement et le déchargement des navires n’ont jamais été aussi rapides. Les avions gros-porteurs long-courrier permettent à un endroit éloigné de la plupart des centres d’affaires de devenir un nœud clé du réseau mondial – une « aérotropole », pour reprendre le terme d’un journaliste. (Dans un manuel de géographie des transports, il est souligné qu’il est possible de rallier presque tous les endroits du monde en faisant une escale à Dubaï.) La fin des contrôles de capitaux et la fluidité de l’argent transforment les tours et les villas rutilantes de l’émirat en comptes épargne défiscalisés en 3D. Dubaï est le symbole parfait de l’économie mondiale qui prend forme au début du XXIe siècle. » (224)
« Après tous les discours des années 1990 sur les liens entre démocratie et capitalisme, l'une des choses que les consultants en branding des nations découvrent rapidement est que la démocratie n’apporte que peu de valeur ajoutée à la réputation d’un pays. En réalité, des pays non démocratiques comme Dubaï et Singapour sont particulièrement appréciés des touristes et des investisseurs. » (225)
Comment reproduire le modèle de Hong Kong et autres ? « Romer propose la solution de la charter city (ville privée sous contrat). La formule : persuader des pays pauvres de céder des parcelles inhabitées de leur territoire en gestion à des pays plus riches. Polliniser ces terres vides avec des règles dont on sait qu’elles permettent au capitalisme de fonctionner et voir ce dernier se développer. L’idée est celle d’un colonialisme par consentement, d’une occupation sur invitation. Reprenant le jargon de la Silicon Valley, Romer parle d’« entités politiques start-up ». «  (229) Par exemple, au Honduras des régions spéciales de développement », ou RED, une entité extraterritoriale gérée par un pays partenaire étranger. Les RED « sont conçues comme de véritables colonies à l’intérieur de la nation. Le principe est qu’un pays étranger y établit la législation et assure le recrutement du personnel des tribunaux, forme la police, met en place des écoles, des systèmes de santé et des prisons. Les politiques sont élaborées par une commission de transparence composée de neuf membres et d’un gouverneur nommé dans un premier temps par le président hondurien et, par la suite, de manière interne. Les RED ressemblent aux concessions du XIXe siècle et, à certains égards, vont encore plus loin. Le plus remarquable est qu’elles disposent d’une personnalité juridique propre : elles sont en mesure de conclure des traités avec d’autres États-nations, de déterminer leurs propres politiques d’immigration et de mener des activités diplomatiques aux côtés du gouvernement hondurien. En termes de droit international, les RED ont au moins autant d’autonomie que la région administrative spéciale de Hong Kong. Fidèle à la rhétorique de Romer, le modèle est celui d’« un pays, deux systèmes ». En libérant des parcelles de territoire de la supervision nationale et en accordant toutes les fonctions de l’État à un pays étranger, les RED mettent la souveraineté aux enchères. » (232) Sont passés sous silence « la nature du gouvernement hondurien avec lequel il est en affaires. Comme cela avait pu être le cas dans les reportages sur l’influence de l’école de Chicago sur le Chili de Pinochet, les milliers de personnes détenues illégalement, les meurtres et les disparitions de manifestants et d’opposants au Honduras ne sont aucunement mentionnés dans les articles qui vantent le caractère novateur des propositions économiques de Romer. Dans ce qui apparaît être un assassinat, l’un des avocats qui contestent la constitutionnalité du programme des RED est tué quelques heures seulement après une interview télévisée dans laquelle il dénonçait la cession de terres à des investisseurs pour les « villes modèles » à administration spéciale. Mais que pèsent quelques violences policières et violations ponctuelles des droits de l’homme, si on les compare au nombre de morts provoqués par la tentative de remise en place d'élections démocratiques au prochain Proche-Orient ? » (235)
Ce raisonnement s'amplifie : « Pourquoi les simples citoyens ne pourraient-ils pas se lancer dans des activités de gouvernement, le secteur d’activité le plus lucratif qui ait jamais existé ? Patri Friedman rappelle que les services publics représentent 30 % du PIB mondial : « On parle de disruption dans le domaine de la médecine, de l’énergie ou de l’éducation. Ce sont des broutilles. Là, on est vraiment sur un gros morceau. » Le gouvernement est le plus grand cartel du monde. Il propose de « considérer les pays comme des entreprises et les citoyens comme des clients ». Dans la mesure où un État est défaillant, « pouvons-nous en tirer profit en tant qu’entrepreneurs ? ». En tant que pure entreprise, le domaine de la start-up city n’attend plus que l’apparition d’un investisseur suffisamment courageux pour décoller. » (237)
Cette pensée libertarienne vient se connecter sur le monde numérique pour créer une communauté nouvelle : « L’idée des netizens (ou « citoyens du net », en français) et des communautés en ligne n’est pas nouvelle ; ce qui est nouveau, c’est le saut effectué par Srinivasan depuis l’existence de communautés électives en ligne à la possibilité de leur atterrissage dans le monde bien réel depuis le cloud. « Plutôt que de commencer par le territoire physique, nous partons de la communauté numérique, écrit-il. Nous allons recruter en ligne un groupe de personnes intéressées par la fondation d’un nouveau réseau social virtuel, d’une nouvelle ville et, à terme, d’un nouveau pays. Nous créerons un embryon d’État en tant que projet open source, nous organiserons notre économie interne autour du travail à distance, nous cultiverons le civisme interpersonnel, nous simulerons l’architecture en réalité virtuelle et nous créerons de l’art et de la littérature qui reflètent nos valeurs. » Sur un tableau de bord consultable par le public devaient s’afficher le nombre de membres et, éventuellement, leurs investissements ou leurs cotisations, jusqu’à ce qu’un point de bascule soit atteint, lorsque la multiplication des gouttelettes produirait un nuage – d’abord une ville-nuage, puis une cité-nuage, et enfin un pays-nuage.

Conclusion
« Hong Kong et Singapour, Londres et le Liechtenstein, la Somalie et Dubaï : ce à quoi nous assistons n’est pas l’union entre capitalisme et démocratie, mais leur croissante divergence. La comparaison des performances des nations au début du XXIe siècle fait ressortir les choses encore plus clairement : le capitalisme non démocratique est la formule gagnante. » (293) « Quelle que soit la rhétorique utilisée pour les justifier, les zones restent des outils de l’État et non un moyen de s’en affranchir. Peu importe les rêves de désertion, elles ne peuvent pas échapper à la condition terrestre. Enfin, elles partagent toutes une même caractéristique, peut-être la plus banale, mais néanmoins fondamentale : elles ont des habitants. La terre vierge n’existe pas. » (294)
 

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