Genèse du processus de civilisation en occident

 


Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, 342 p.


IIe partie : Comment peut-on être civilisé ?


C’est entre 1525 et 1550 que le terme de civilité a pris le sens que nous lui connaissons maintenant au sein des Cours européennes et fixé par Érasme, dans ses différents traités destinés à l’éducation, au savoir-vivre, des jeunes gens à travers « les convenances extérieures du corps » (80) : attitude du corps, vêtements, gestes, expression du visage, manières de se comporter à table…

On peut se demander comment et pourquoi la société occidentale est passée d’un niveau affectif à un autre, comment elle s’est civilisée. (86)

Pour autant, en tant que processus, il n’y a ni début ni fin. Par exemple il existait déjà en Français un terme (la courtoisie), mais qui désigne une catégorie sociale spécifique (le savoir-vivre des gens de cour : une aristocratie donc), et que développent, diffusent ces traités, et font devenir ces pratiques comme des normes de comportement. Celles-ci sont d’abord caractérisées par leur simplicité, leur naïveté : il y a l’ami et l’ennemi, les bons et les méchants, le plaisir et le déplaisir. Ces bonnes manières permettent de distinguer leurs usagers des autres (le peuple, la lie, les paysans) et de distinguer parmi usagers (aristo / bourgeoisie) : changer de cuillère, ne pas plonger dans le plat, ne pas remettre dans le plat, ne pas racler la gorge à table, ne pas faire de bruit en mangeant, se moucher dans la nappe, s’essuyer avec la main, se gratter avec la main. Il faut se laver les mains. Utiliser une fourchette (qui était apparue vers le 12e et qui met 5 siècles à se diffuser) et d’autres ustensiles. Utiliser une serviette.

Ce ne sont pas simplement des modifications de comportement que de ne pas manger dans le même plat, boire dans le même pichet, ou dans le même bol, etc., c’est tout l’économie affective qui est transformée. On en prend conscience quand on compare avec aujourd’hui : il existe « un mur invisible de réactions affectives se dressant entre les corps, les repoussant, les isolant, mur dont on ressent de nos jours la présence au simple geste d’un rapprochement physique, au simple contact d’un objet qui a touche les mains ou la bouche d’une autre personne ; il se manifeste déjà dans le sentiment de gêne que nous éprouvons en assistant à certaines fonctions physiques et très souvent à leur évocation, il se manifeste aussi dans le sentiment de honte qui s’empare de nous quand certaines de nos fonctions physiques sont exposées au regard des autres, et parfois même quand nous prenons conscience de leur existence. » (100-101) ==> le sentiment de pudeur, sa frontière, se déplace.

Si l’usage de ces nouvelles prescriptions consacre des distinctions sociales, Érasme édicte ses règles sans restriction, afin qu’elles s’appliquent à tous. Ainsi l’application en France de ces principes n’est réservée qu’à une élite (comme en Italie) alors qu’en Allemagne elle est destinée à tous.

Cette civilité est aussi une façon de percevoir les autres, d’observer les autres par exemple dans leurs manières de se vêtir. La modélisation des comportements se fait de plus en plus consciente, et l’exigence d’une bonne conduite devient impérieuse (les convenances, le maintien…). La pression que les hommes se mettent les uns sur les autres pour obtenir l’effet escompté (respect des convenances) n’a jamais été si forte, et va donc devenir auto-contrôlée.


Diffusion : aristocratie ==> Église, noblesse de province ==> bourgeoisie ==> paysannerie


Le modèle présente le raffinement propre aux élites. Quand l’Église s’en empare c’est en donnant à la civilité une dimension chrétienne. Et ensuite la diffuse auprès des couches inférieures (agent le plus sûr pour cela). Si elle relaie cela, c’est que « la discipline modérée, la maîtrise de l’affectivité, la réglementation et la normalisation du comportement parmi les hommes dont le terme « civilité » est d’abord l’expression purement mondaine – aboutissement d’une forme particulière de vie en société – répondent à certaines tendances de l’attitude traditionnelle de l’Église. » (147) (ne pas oublier que l’enseignement est dans les mains de l’Église)

Dans sa diffusion vers les couches sociales plus basses ce modèle de comportement est « légèrement déformé » et donc « dévaluer en tant que signe distinctif » des couches supérieures (146), ce qui les oblige à affiner leurs propres comportements pour préciser conserver leurs spécificités. C’est dans le milieu des élites nouvellement constituées des bourgeois et aristocrates que ses manières de faire circulent, et en deviennent une marque de reconnaissance.

Le vocabulaire illustre ces transformations successives : courtoisie puis civilité puis civilisation sont les étapes de cette reconnaissance d’un modèle, le dernier mot indiquant qu’il s’applique à tous les membres d’une société (comme norme), qu’il est donc un étalon ce qui est par rapport à ce qui doit être (les peuples civilisés et les peuples non-civilisés au 19e siècle).

Ces normes affectent donc l’ensemble de la vie, ritualisent la vie quotidienne. Ce qui est posé là l’est de manière définitive (au sens de stable historiquement et non encore défait), après des siècles de tâtonnement au cours desquels la fonction se précisant peu à peu (cuillères, fourchettes), la forme se trouve modifiée. Ce n’est pas seulement les manières de se tenir à table ou les techniques qui se transforment, mais aussi le langage. En cela c’est l’ensemble du comportement humain qui est modelé (156).

Dans cette circulation des biens culturels symboliques, il ne faut pas penser les choses de manières unilatérales du haut vers le bas. Ainsi au sein du haut, les aristocrates s’inspirent des nouveautés bourgeoises qui par exemple introduisent des éléments de nouveauté langagières au sein de la cour, laquelle les « assimile, les affine, les transforme. Et c’est ainsi transformés que la bourgeoisie les repend ensuite à son compte (159). Le langage est un élément très important pour déterminer qui a le pouvoir linguistique.

Les critères permettant de distinguer les bonnes des mauvaises conduites : ce n’est pas l’hygiène qui par exemple interdit de manger avec les mains (pas des motivations rationnelles), mais les la norme courtoise. C’est donc par rapport à la bienséance, au respect dû, etc. qu’on se plie à ces règles. Si on ne le fait pas on risque d’être gêné (sentiment nouveau). La sensibilité progresse, c'est-à-dire que le seuil ce qui est ressenti comme pénible progresse. Par exemple la représentation de la viande ou l’étalage d’animaux morts, ou encore le découpage ou dépeçage des animaux va devenir progressivement insupportable allant jusqu’à pour certains la consommation même. (171)

De même la proscription du couteau par exemple pour manger (le porter à sa bouche) manifeste la peur d’une dégradation sociale qui lui est associée (ainsi que symbole de guerre) (177). Il en va de même avec la fourchette qui ne se généralise qu’en vertu des modifications de notre « économie pulsionnelles et affective » (180) et non pour des raisons rationnelles (hygiéniques) même si après coup, aujourd’hui, on pourrait légitimer cela de cette manière. Donc le déplaisir, l’embarras, le dégoût, l’angoisse, la gêne, la pudeur, etc., ne sont que le produit d’une inculcation de normes sociales, ritualisées et institutionnalisées

Voir que la situation sociale (conjoncture) peut remettre en cause ces normes de comportement comme lors de guerre ou d’accidents.

Inculcation de la pudeur à travers un traité d’Érasme : maîtrise des pulsions initiée par la présence de l’ange (comme contrôle). Cet ange gardien restera longtemps le moyen par lequel on conditionne les enfants, puis remplacé ou aidé par les considérations hygiénico-médicales.

De même on assiste à une progression de ce sentiment : d’abord on se masque ou se cache des yeux d’autrui (cas de la miction) puis on n’en parlera même plus, avec de même la naissance d’un lieu spécifique (196).

Il y a un moment donné un différentiel d’attitudes selon la place dans la structure sociale : en clair la pudeur ou la honte ne s’expriment que dans certains types de rapports sociaux (exemple du noble qui peut se dévêtir devant le moins élevé socialement alors que l’inverse est honteux). Mais le mouvement va vers une généralisation et donc une égalitarisation des comportements qui sera notamment rendu possible par le fait que ce sont désormais les familles et non plus les milieux sociaux qui vont prendre en charge l’éducation comportementale des enfants. Car chaque individu va devoir à son échelle refaire en abrégé le parcours de civilisation que la société a parcouru : on ne naît pas civilisé.

Si depuis la deuxième guerre mondiale, le relâchement est sensible (par rapport au langage, aux attitudes à la plage ou en boite de nuit, et ailleurs), celui-ci n’est rendu possible que « parce qu’un minimum d’auto-contraintes ancrées dans des institutions techniques, de retenue dans la vie pulsionnelle et dans les comportements individuels semble assuré, en accord avec la progression du seuil de sensibilité aux expériences pénibles. » (200) Un relâchement dans le cadre d’un niveau atteint une fois pour toutes (201) 

C’est dans ce processus visant à faire des individus leur propre gardien de leur dignité, donc en mobilisant non plus (ou plus seulement) les arguments hygiéniques mais moraux, que la civilisation s’exerce. Mais c’est au prix d’une grande tension pour chaque individu entre ses pulsions et le refoulement socialement désirable. Cette tension explique en partie l’émergence de la psychanalyse. (214-215)

Finalement, et contre l’idée courante, il faut reconnaître la société industrialo-bourgeoise comme assujettissante.

A propos de la sexualité : les adultes ne cachant pas leurs émois ou pulsions, l’écart entre les normes adultes et enfantines était mince. Mais cet écart s’est considérablement accentué depuis. Ainsi les enfants connaissaient l’existence des bordels et des prostituées, et il était encore en 1500 courant de l’évoquer. Ces filles étaient mêmes intégrées à la vie villageoise (fêtes). Même si leur position était tenue pour basse et méprisable, on ne les cachait pas. Il en va de même avec la sexualité conjugale. Progressivement il va devenir gênant de parler de ces questions : c’est devenu un domaine secret. De même changement par rapport aux rapports extraconjugaux : les enfants naturels intégrés à la famille.

Le mariage « libère «  la femme en lui donnant un statut égal à celui du mari. Elle devient moins exposée que dans la société chevaleresque. Mais il est fait appel à son autocontrôle (sa fidélité) autant qu’à l’homme. (169) On doit constater que parallèlement à la montée de la bourgeoisie, un contrôle plus sévère sur la sexualité s’exerce : il y a un conditionnement spécifique de l’économie pulsionnelle et des structures sociales. La bourgeoisie condamne les rapports extraconjugaux en vigueur dans la société de cour.

Dans cette nouvelle société le conditionnement, le refoulement et la dissimulation de l’activité pulsionnelle revient donc à la famille, et se fait avant tout de manière « automatique, par un enchaînement de réflexes » (274), par lesquelles les parents transmettent aux enfants leur propre honte, malaise, c'est-à-dire leurs sensation de déplaisir, si bien que les normes sociales de la pudeur se reproduisent dans les enfants.

Ce mouvement de civilisation s’accompagne donc de celui de privatisation, « hors du champ visuel de la société ». S’accentue ainsi un clivage entre les aspects de la vie humaine pouvant être publics et ceux ne le pouvant pas comme la sexualité. Deux sphères donc : publique et secrète ou privée, ou intime.

L’agressivité suit les autres pulsions : l’individu devenant de plus en plus dépendant de ses semblables ainsi que de la technique, elle s’émousse, se trouve limitée par des règles ainsi que par l’auto-contrainte. Affinée elle n’existe pour ainsi dire plus à l’état déchaîné (280). Car si auparavant elle pouvait faire partie des conditions inhérentes des structures sociales avec toute l’incertitude structurelle y prévalant, si ainsi inscrite dans tous les plis de la société (comme moyen de régler les conflits familiaux : cf. les vendettas) elle l’est aussi comme principe de plaisir (qu’on pense aux joutes ou au sport comme la Soule) il n’en va pas plus de même aujourd’hui. Il pourrait sembler contradictoire que simultanément les hommes du moyen âge soient agressifs et joyeux, haineux et croyants. C’est que l’économie pulsionnelle est la même, c'est-à-dire que les émotions s’expriment plus facilement et plus nettement qu’aujourd’hui. Par ailleurs l’idée d’une toute puissance de la religion qui châtie et récompense n’a pas en tant que telle un effet civilisateur ou modérateur de l’affectivité. La religion est à l’image de la société. (291)

Ceci dit l’agressivité peut trouver aujourd’hui un exutoire dans le sport et ses compétitions.


La naissance de l'État est la condition du processus d'individualisation en tant que les individus contrôlent eux-mêmes leurs pulsions. L'État monopolise la violence. D'une part les pulsions sont intériorisées, privatisées, ce qui détermine la naissance de sujet. D'autre part le monopole de la violence par l'État entraîne une libération. Il y a donc une corrélation entre le processus d'individualisation et celui de civilisation.

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