La mise à jour de son histoire personnelle

 

Vincent de Gaulejac, L'Histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Petite Bibliothèque Payot, 2012 (1999), 300 p.


À propos de son collègue Michel Bonetti qui a écrit des ouvrages avec lui. Il est fils d'ouvriers immigrés italiens. Fils unique il est bon élève. Chaque fois qu'il a une meilleure note que le fils du patron de l'usine où travaille son père un collègue de ce dernier lui donne une pièce de cinq francs en lui disant de continuer comme ça. Cela pose la question de la valorisation : comment la réussite est-elle valorisée ?

Hypothèse de ce travail : « l'individu est le produit d'une histoire dont il cherche à devenir le sujet. » (11)

La méthodologie de travail de groupe tourne autour de la notion de roman familial. Ce terme renvoie à un fantasme analysé par Freud selon lesquels les enfants à abandonnés et par extension tous les enfants malheureux imaginent qu'ils sont issus d'une lignée prestigieuse. Ce fantasme permet d'une part de corriger la réalité en s'inventant une vie plus estimable et de supporter celle-ci. Freud montre que l'enfant va se chercher des parents plus distingués, à l'origine plus prestigieuse. Selon la position de classe les enfants ont plus ou moins intérêt à corriger la réalité. Précisément chez les enfants des classes populaires le roman familial est plus répandu.


Cas de Danièle fille de policier et de mère au foyer. On y voit le rôle protecteur joué par la directrice. Scénario par lequel elle peut s'élever dans la hiérarchie des diplômes comme dans la hiérarchie sociale., « Que dans la mesure où elle se sent autorisée par quelqu'un de supérieur qu'elle admire, qui la respecte et qu'elle idéalise. Ces personnes sont alors mises sur un piédestal. Elles sont tout pour elle par opposition à ses parents qui ne sont rien. » (27) = des passeurs.

Elle donne l'exemple de la violence symbolique subie avec une question entendue en classe de seconde : Madame que pensez-vous de l'Europe ? Elle pense alors, comment peut-on poser ce genre de questions. Elle est sidérée par l'écart qu'elle ressent vis-à-vis de cette élève.

Danièle exprime aussi le sentiment de colère à avoir été dominée ou plutôt à s'être laissée dominer : le sentiment de soumission devant un père d'une copine dans un cadre inhabituel (un château).

Elle présente donc les différentes caractéristiques du tableau clinique de la névrose de classe : fort sentiment d'infériorité, difficultés particulières face au complexe d’œdipe, mécanisme de dédoublement lié au sentiment d'être divisé de l'intérieur, sensibilité à fleur de peau face à l'humiliation, propension à l'isolement et au repli sur soi. (36)

Elle adopte une attitude en classe notamment celle de clown. Le clown est celui qui dit tout haut ce que les autres cherchent à dissimuler. Mais ce faisant il se met à part. « Derrière le masque de l'ironie se cache une figure de détresse. » (43)

Dans ce processus d'occultation elle dit que son père n'existe plus qu'il lui reste juste un souvenir où il existe, c'est lorsque sa sœur lui a demandé si elle préférait son père ou sa mère et qu'elle avait répondu papa. Elle avait six ans.

À propos de la constitution des individus en sujets, Pierre Bourdieu dit : « Les agents n'ont quelque chance de devenir quelque chose comme des sujets que dans la mesure, et dans la mesure seulement, où ils maîtrisent consciemment la relation qu'ils entretiennent avec leurs dispositions, choisissent de les laisser agir ou au contraire de les inhiber, ou, mieux de les soumettre. Mais ce travail de gestion de ses propres dispositions n'est possible qu'au prix d'un travail constant et méthodique d'explicitation. Faute d'une analyse de ces déterminations subtiles qui opèrent au travers des dispositions, on se fait le complice de l'action inconsciente des dispositions, qui est en elle-même complice du déterminisme. » (Réponses cité page 72)

« L'introspection sociologique devient donc une condition nécessaire pour accéder au statut de sujet. » (72)

Une des questions majeures peut être : qu'est-ce que mes parents voulaient que je devienne ? « Le sujet est assujetti aux désirs de l'autre et marqué dans son être par sa position d'assujetti. » (Jacques Lacan)

Selon Serge Leclaire le sujet est un effet de la parole et non pas sa cause ; il se construit ainsi comme un être singulier à partir des paroles qui l'ont traversé, de celles qu'il a dites. Souvent dans les récits généalogiques nous sommes amenés à poser la question : qui parle ?

Donc dans cette auto production d'une histoire, qu'est-ce qui anime la quête du sujet ? Autrement dit comment produit-on sa vie sous la loi de la reproduction. Car les sociétés fonctionnent avant tout à la reproduction et donc à l'habitude. Quelle est cette part de création individuelle ? Une appropriation de moyens sélectionnés dans une trajectoire biographique ? Comment se fait cette sélection ? L'individu apparaît à la fois comme un héritier, au croisement de deux lignées, et un individu poussé par un désir de se constituer, d'une autonomie à affirmer ou à conquérir.

Car il existe semble-t-il au sein des familles un besoin de transmettre, un impératif généalogique au fondement même de l'ordre social. (120) La généalogie permet de définir « qui est qui » selon deux principes le principe de classification (père, mère, garçon, fille, mari, femme) et le principe de nomination (nom, prénom). Cet ordre signifie également que chaque individu n'est pas différent des autres qu'il est semblable aux autres êtres humains, ni totalement différent ni totalement unique.

Le processus d'identification qui est au fondement de la construction d'identité « confronte le sujet à produire de l'autre à partir du même. » (Pierre Legendre) Chaque individu est nommé sur le double registre de l'appartenance à une famille et de la reconnaissance comme individualité.

« L'impératif généalogique est nécessaire à la constitution de l'ordre social sur plusieurs plans :

  • Dans l'ordre de la temporalité, il introduit la chronologie là où règne la réversibilité ;

  • Dans l'ordre de la nomination il introduit le langage là où règne l'imaginaire ;

  • Dans l'ordre de la raison, il propose des référents, des catégories, des classement qui permettent de construire des points de repères et du sens là où règne la confusion et le désordre ;

  • Dans l'ordre symbolique, il propose des lois, des règles, des interdits qui sont au fondement du droit et permet d'éviter le chaos, la loi du plus fort et la violence pulsionnelle ;

  • Dans l'ordre social, il instaure la hiérarchie entre les générations qui est au fondement de l'échange, de la socialisation et de la culture, contre le règne de l'indifférenciation généralisée et de la confusion des genres. » (128)

Voir que ces problématiques sont aussi historiques : aujourd'hui la construction de soi est moins dépendante de la lignée (N. Elias, de Singly).

Mais le sujet peut être habité par des parties de lui-même qui sont le produit d'identifications inconscientes le reliant à ses ascendants, qu'il rejette car elles sont attachées à des sentiments négatifs ou à des situations détestables. « Il se sent pris malgré lui dans une filiation qu'il récuse et il ne peut la refuser parce qu'elle est au fondement de son identité. » (142)

« À vouloir stopper la reproduction du malheur et de la honte, on risque de stopper le processus de transmission lui-même. » (151)

Que conclure de ces travaux ?

« En premier lieu, que les secrets qui recouvrent les faits graves inavoués par les ascendants se transmettent. C'est le secret qui se transmet et non les faits, indiquant en creux aux descendants une lacune à combler, une faute à réparer, un crime à juger, du moins symboliquement. » (178)

Il existerait donc une compatibilité familiale implicite des dettes à l'intérieur du groupe familial. Et ce sont ces comptes non soldés qui expliqueraient une grande partie des querelles familiales notamment d'héritage. Chaque enfant porte le climat dans lequel il grandit y compris les effets pathogènes restés en séquelles du passé pathologiques de sa mère et de son père ; il est porteur de cette dette. Un déclassement par exemple.

Anne Muxel identifie trois fonctions principales de la mémoire familiale :

  • Fonctions de transmission : amour, argent, honneur, joie, souffrance c'est tout un manuel de savoir-vivre qui est transmis à travers la mémoire familiale.

  • Fonction de reviviscence : elle permet un va-et-vient entre le passé et le présent pour lutter contre l'angoisse du temps qui s'enfuit inexorablement. Il y a là une jouissance dans le registre de la nostalgie ou de l'exaltation qui permet de jouer avec le temps. C'est ce qui ressemble plus au fonctionnement de l'inconscient dans la théorie psychanalytique.

  • La fonction de réflexivité est tournée vers une évaluation critique de sa destinée. Le désir de se raconter rencontre l'illusion biographique qui consiste à vouloir donner un sens à sa vie, à construire une cohérence et un tracé là où il n'y a que succession de moment et d'événements. (Pierre Bourdieu : l'illusion biographique)


Au cours d'un des séminaires un participant remet en cause les règles. Il dit que accepter les différences c'est implicitement récuser le droit à la révolte ; accepter de comprendre est inacceptable dans un contexte d'exclusion ; écouter une histoire bourgeoise sans réagir est une violence pour tout ceux que ces familles ont exploité ; en définitive, un travail individuel sur les histoires de vie neutralise la violence des rapports de classe ; si cela peut permettre de prendre conscience du poids des déterminismes sociaux dans l'histoire de chacun, cela minimise le poids de l'histoire commune qui oppose les classes sociales.

Cette analyse est perturbatrice. Certains refusent le détachement qu'elle induit. Le terme de détachement induit un double sens : se dégager de ses attaches, de ses origines mais aussi le risque de désinvolture avec laquelle on pourrait traiter son histoire. Quitter son monde d'origine sans le renier, c'est ça l'enjeu.

Du point de vue méthodologique l'auteur explique qu'il faut intégrer la subjectivité comme un élément de connaissance est un élément à connaître en étant conscient des risques que cela comporte. « Le vécu est à la fois porteur de sens et d'illusion, de savoir et de dissimulation, de vérité et de déformation, de persuasion et de neutralisation, de distance et d'implication. » (Claude Revault d'Allonnes cité page 280)

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