Analyse sociologique d'une ascension sociale
Yann Le Bihan, Confessions impersonnelles. Un transfuge en socioanalyse, Presse Universitaire Paris Nanterre, 2022, 204 p.
Se posent alors plusieurs questions : celle des vicissitudes éprouvées sur le chemin ; celle des ressources utilisées pour commencer et prolonger le chemin ; celle des effets de ce parcours sur les représentations ou postures académiques (dans le cadre professionnel, donc). (28) (L'auteur note l'étymologie de odyssée–Ulysse qui signifie littéralement l'homme de douleur, celui qui endure des souffrances).
Dans sa méthodologie d'enquête, comme l'ethnographe, le socioanalyste établit « une relation de confiance… avec lui-même, afin de fournir les informations relatives à sa propre existence concrète. Ainsi, il se remémore de manière détaillée, des interactions, comportements et paroles qui l'ont impliqué. » (31) (enquête, sincère, honnête, mais illusoire ?)
« C'est aussi on se fondant sur ses émotions, que le chercheur est susceptible d'appréhender leur nature collective et comprendre à quel point il a pu en être affecté. » (32) Il recherche « l'éprouvé des positions successives de sa propre trajectoire dans l'espace social. » Mais comme l'univers étudié appartient pour lui à un passé socialement révolu, sa vision s'est « altérée lors de son ascension sociale, au point de ne pouvoir revivre son ancienne condition. » (32) (cf. Halbwachs : La mémoire est une fonction du présent)
Mais la vraisemblance du récit repose sur « des preuves matérielles », des « faits précis » attestant de la trajectoire du transclasse. (34) Ce travail qui relève d'une objectivation participante n'est possible qu'en objectivement aussi l'espace social et son évolution.
Lui-même dit avoir été animé par un « désir de revanche » après avoir été écarté du système scolaire par des professeurs. Dans ce parcours ascendant, il éprouve « tensions et désarrois, mais aussi joies et gratifications ». (36) Reconstruire sa trajectoire consiste à
ne pas tomber dans un biais téléologique et donc ne retenir que la phase heureuse, ascensionnelle de la trajectoire, mais regarder, examiner toutes les vicissitudes, les aléas, et les désajustements éprouvés ;
ne pas surévaluer le scolaire au détriment des à-côtés (biais académique) ;
ne pas tomber dans le biais pathologique, accordant, une importance trop grande à la douleur, à la figure du transfuge tragique, qui oublie les ambivalences éprouvées.
Quand on observe sociologiquement les déplacements sociaux (ascendants ou descendants), on remarque une plus grande propension à se révolter contre l'injustice d'une régression sociale, quand celle-ci succède à une ascension réalisée par une seule génération, et donc avec les sacrifices concédés. Quand il y a déclassement arrivant après plusieurs générations, les individus ont tendance à s'en rendre personnellement responsable (Camille Peugny). Et le transfuge coupé de son histoire tend à essentialiser sa trajectoire. Ou encore à expliquer sa réussite scolaire exceptionnelle par la simple conception méritocratique. Une explication reposant sur la seule volonté personnelle oublie la dimension sociale de l'élaboration du désir familial : « Le biais synchronique s'articule à un biais individualiste. » (45)
Pourquoi utiliser le terme de transfuge plutôt que de transclasses ? Pour trois raisons :
Pour mettre en valeur l'éprouvé des sentiments de trahison et de culpabilité accompagnant le déplacement dans l'espace social.
Le terme de transclasse oriente l'observation d'une modification du volume de patrimoine au détriment de sa composition : il y a là un biais de classe.
Enfin, ce terme de transclasses révoque l'idée de continuité, d'un passage par l'ensemble des positions et dispositions successives. Ce cheminement apparaît comme borné en deux extrémités avec le sentiment d'être arrivé. Mais qu'en est-il des passagers se vivant comme perpétuellement en transit ? « D'aucuns éprouvent la constante nécessité de faire leurs preuves. » Le vocable transclasse semble induire la conception d'un transport linéaire et homogène, alors que celle de transfuge comprend les aléas d'un mouvement. Bref, l'expression transfuge social « implique une perspective plus dynamique. Écartant l'image d'un départ statique, puis d'un lieu visé, bien circonscrit, elle désigne un mouvement inachevé et indéterminé. » (47)
On peut distinguer le transfuge de classe qui traverse l'espace social, verticalement, du transfuge de champ qui développe un mouvement horizontal par une transformation de la nature de ses ressources. Le transfuge social complet opère un double déplacement (à la fois patrimonial et culturel).
Si le transfuge quitte sa famille, l'inverse est aussi vrai. Du coup, la propulsion sociale s'apparente aussi à une expulsion (54). Ce déplacement s'apparente à une transgression sociale (par rapport à la reproduction). Hypothèse : « la rupture juvénile à l'égard d'autres normes parentales (politique, sexuelle, raciste, etc.) constituerait une sorte de prélude, de prétexte, voire de substitut provisoire, un futur détachement et déplacement social, d'un milieu souvent perçu comme étriqué. » (55) Cette rupture est d'autant plus aisée que le transfuge possède des ressources externes, « des alliés en transgression » : ami homosexuel (Didier Eribon), ami de classe, professeur antiraciste, etc.
Pour que l'individu entrent en résonance avec son milieu, pour qu'il se sente comme un poisson dans l'eau (Bourdieu), il faut qu'il y ait une adéquation entre l'habitus et le monde social dans lequel il se trouve, une sorte de « coïncidence entre la position et la disposition » (Bourdieu). Dans le cas du transfuge, on peut parler d'un poisson entre deux eaux, d'un hiatus, d'un désajustement. Qui peut aller jusqu'au sentiment de trahison quand l'individu semble aller à l'encontre des souhaits parentaux. L'individu dans sa trajectoire ascendante, peut éprouver une discordance vis-à-vis du milieu d'accueil : « durant les années de collège et de lycée, j'enregistre des désajustements entre le mode d'autorité traditionnelle de mes parents et celui de mes professeurs progressiste. » (63) Cette discordance représente en l'occurrence « une ouverture intellectuelle » (64). Il faut voir aussi que qu'une régression sociale reste toujours possible : « la potentialité de la réversibilité du parcours ascendant demeure pour moi une sourde et permanente menace. » (64)
Ce type de trajectoire improbable statistiquement engendre l'idée fréquente du miraculé sans pour autant souscrire à l'idée du self-made-man. Car on peut construire cette réussite comme le produit des structures et de l'implication familiale.
Le parcours particulier de l'auteur montre qu'il n'y existe pas d'automaticité du parcours de transclasse avec une excellence scolaire nécessaire comme pourrait le faire penser la plupart des témoignages édités. Il tend néanmoins à sous-évaluer la position sociale de son père (sous-officier), l'apport des héritages (branche paternelle), et celle de ses expériences rares (vivre à l'étranger - en caserne - pendant plusieurs années). D'ailleurs, il ne peut bénéficier de bourse pour financer ses études car ses parents sont au-dessus des seuils. Et malgré une expulsion de l'institution scolaire et le statut de déscolarisé, il réenclenche sa scolarité grâce à l'intervention de sa mère auprès d'un proviseur à Rennes. Il y a donc bien une mobilisation familiale. Comme il le dit lui-même, il n'y a pas eu de miracle ! « Le caractère statistiquement exceptionnel du phénomène, ne s'expliquerait-t-il pas par la trame complexe d'une multitude de fils de causalité ? » Comme le souligne Chantal Jacquet, le déplacement, social ascendant est le produit, « d'un agencement particulier de causes multiples dont la résultante est une trajectoire. À cet égard, aucune cause, à elle seule, n'est décisive». Mais du coup cela ne revient-t-il pas « à exclure toute idée de régularité au profit de celle de la singularité de chaque biographie ? » (115)
L'auteur remarque que sa trajectoire transgressive explique pour une bonne part son goût, sa sensibilité aux effets concrets produit par l'imaginaire. « Le transfuge qui échappe à un destin scolaire catastrophique, au sens premier du terme, et aux préjugés qui l'accompagnent, se trouve en tant que chercheur, particulièrement réceptif à la puissance d'enfermement symbolique des catégories essentialisantes. » (123)
Il porte en lui l'idée d'un rétablissement, dont une des bases repose sur l'excellence de ses notes en classe de première au bac de français, « vécues comme une performance extraordinaire, relevant à la fois du miracle et de la brusque révélation élective de qualités essentielles occultées. Dans tous les cas, cette illusion et cette mauvaise fois ont eu pour effet d'amorcer une confiance en soi jusqu'alords jamais éprouvée. » (129)
C'est pourquoi il remarque des biais pathologiques consistant à distordre la réalité, en portant l'attention sur les effets délétères associés aux mobilités ascendantes. Il remarque en particulier que le sentiment d'imposture est le plus souvent abordé dans une dimension psychologique. Alors que le sentiment d'une incompétence et la crainte imaginaire que cette incapacité soit démasquée, présente une origine sociologique, certaine en tout cas chez les transfuge sociaux.
En tout cas, dès les années 50, plusieurs ouvrages anglo-saxons énonce une relation de causalité entre mobilité verticale et névrose ou psychose. Il existe des preuves évidentes du coût social et psychologique d'un fort degré de mobilité sociale.
L'ascension sociale entraîne une épreuve de la grandeur, un douloureux fossé entre la représentation qu'on a de soi et celle que nous renvoie autrui (Nathalie Heinich). Les images pour rendre compte de cela : être en porte-à-faux (139), entre deux eaux, au pire, traître. Le transfuge contracte une dette. Mais lui-même relève que « en tant que transfuge social, mais ancien mauvais élève ayant financé par lui-même toutes ses études après le baccalauréat, je conçois plus faiblement le sentiment d'avoir contracté une dette sociale à l'égard de mes parents, de la plupart de mes professeurs et surtout de l'école en tant qu'institution dont j'ai précocement vécu la puissance de sélection et d'élimination. » (140)
C'est sans doute la raison pour laquelle il est porté à interroger le sentiment doloriste qu'on retrouve dans beaucoup de témoignages de transfuges. Contre une vision unilatérale, Claude Grignon montre qu'un milieu d'origine qu'il soit populaire ou supérieur, protège, mais aussi enferme. La chaleur est étouffante. Car « le déplacement s'accompagne de bénéfices symboliques et culturels. Autrement dit, si quitter son milieu d'origine populaire revient à prendre le risque du sentiment de division et de solitude, c'est aussi s'ouvrir à de nouveaux plaisirs culturels, avec le fort sentiment de se déprendre d'un univers étriqué. » (144)
Les affects fluctuent entre deux pôles contraires, rancune et ressentiment d'un côté, revanche et joie de l'autre (Chantal Jacquet).
À cet égard, il faut distinguer le transfuge social de condition ayant effectué un déplacement en se référant au macrocosme que forme la totalité de l'espace social (par exemple énarque fils d'ouvrier), du transfuge social de position effectuant un déplacement significatif mais dans la limite d'un microcosme (exemple rectrice de l'académie, fille de professeur). Les effets sur les affects s'en retrouvent donc très différents.
De-même, les perceptions qu'on les transfuge de leur parcours sont susceptibles de distorsion :
celle d'une surévaluation de son déplacement social : par exemple, penser avoir franchi une grande frontière sociale en tant que professeur petite fille d'instituteur, alors que ce dernier pouvait occuper un statut considérable.
celle d'une sous évaluation, pour éviter d'éprouver le sentiment de trahison par rapport à ses parents.
Il faut donc référer sa trajectoire à des facteurs liés à l'espace et au temps.
Le recours au terme de clivage est fréquent chez les transfuges pour exprimer une double appartenance. Un clivage qui peut se dédoubler en clivage de position (dans l'espace social) et clivage de dispositions (incorporées). Mais le vécu de ce clivage peut être douloureux. Pierre Bourdieu, parle d'habitus divisés, voir déchirés. Or, « il semble profitable de concevoir le clivage, non pas comme une source de tension, mais comme une opération salutaire, aboutissant à supprimer trouble, tension et confusion provoquée par l'ambivalence. » (161) Il faut réfléchir ici aux capacités ou aux stratégies adaptatives. Le principal, mécanisme de défense est moins le mépris que le clivage, car le transfuge a incorporé successivement les deux habitus, et sa hantise est évidente, que soit révélée sa double disposition et donc d'être soupçonné « d'être une sorte d'agent double ». (163) C'est ainsi qu'il en vient à « cloisonner » (163) ses dispositions contradictoires. Mais le transfuge peut sans cesse être trahi par son corps, sa voix.
La métaphore du voyage permet de comprendre cette relation au clivage. Le désir de voyage est rendu possible en magnifiant le lieu de destination au détriment du lieu d'origine. Une fois le trajet accompli, le voyageur est désireux de s'acculturer au mieux. Enfin, la troisième opération consiste à se tromper soi-même et à rogner les aspects négatifs du milieu de destination, dont le transfuge prend conscience. (174)
Ce déplacement à un coût, y compris, dans les postures corporelles, par lesquelles les transfuges peuvent montrer une sorte de détachement, une expression du visage hautaine, une morgue. Tout cela dessinant un masque. « Un dédain mêlé de timidité ? Une suffisance matinée de crainte ? Une arrogance teintée de tristesse ? ». « Cette morgue qu'expriment certains transfuges équivaudrait sur le plan corporel à l'hyper correction dans le domaine du langage. Elle constituerait la manifestation somatique d'une extraordinaire capacité de clivage de position, de l'habitus mais aussi du moi. » (176)
À l'instar du converti en religion, le transfuge social semble cumuler les trois modalités de la conversion. « Il opère bien un passage d'une position héritée qu'il rejette plus ou moins à une autre vers laquelle il s'oriente. Il vit une expérience nouvelle qui suppose, un cheminement, un long processus. Enfin, il représente une sorte de réaffilié si l'on considère le passage d'un désir d'ascension sociale s'inscrivant dans une filiation, à l'appropriation d'une mobilité personnellement assumée. » (182) « Le transfuge–converti peut éprouver le sacré de cet autre monde qu'ouvre la connaissance, par opposition au monde profane. » (183)
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