L'évolution des conditions de vie des jeunes en France
Christian Baudelot & Roger Establet, Avoir 30 ans en 1968 et en 1988, Paris : Seuil, 2000, 220 p.
On constate le changement de société par exemple dans le fait que 22 % des fils et 38 % des filles d’ouvriers diplômés de l’université se retrouvent à 30 ans dans la même condition que leurs parents. C'est-à-dire que bien que plus diplômés, ayant connu une période de paix avec moins de difficultés que leurs parents, les jeunes de 1998 connaissent ce que leurs parents n’avaient que peu rencontré : précarité, chômage, déqualification, déclassement.
L’âge de 30 ans n’est pas choisi par hasard puisque c’est l’âge de la stabilisation et des grands dynamismes individuels (amoureux, aventureux, professionnels, etc). 1er changement : le trentenaire de 1998 a 7 ans de plus d’espérance de vie. 2ème : il s’installe plus tardivement dans la vie professionnelle. 3ème : ses stratégies étant dépendantes de la situation macro-sociale ( Pierre Bourdieu, « La causalité du probable »), on est passé d’une situation dans laquelle les individus, groupes, entreprises étaient dans un climat de confiance et entreprenantes, à celui du pessimisme et de la résignation. On peut saisir ce rapport des soixante-huitards au présent et à l’avenir à travers le roman pour les cadres (Les choses de Pérec) ou l’enquête pour les ouvriers (Frémontier). On peut effectuer les comparaison entre dates grâce à l’utilisation de statistiques qui se professionnalisent dans les années 1960 : FQP dès 1964, études de cohortes à l’Éducation nationale, études des salaires.
Il y a donc là des générations différentes : selon Mannheim chacune se constitue vers 20 ans autour d’événements historiques majeurs, la guerre d’Algérie, De Gaulle pour les uns, la réélection de Mitterrand pour les autres. D’un point de vue structurel le changement est net : en 1968, 1/5 enfant de paysans, en 1998 1/20 ainsi que 1/2 enfant d’ouvrier ; en 1968, 1/6 indépendant, en 1998 1/20 ; en 1968 1% de chômeur, en 1998 12 % et 14 % des 30 ans.
Les transformations touchent aussi l’ordre et le rythme de l’installation dans la vie d’adulte (logement, mise en couple, emploi) : beaucoup plus lent (les titulaires d’un CAP ou BEP attendent l’emploi à 53 % avant de viser le logement indépendant), ces rythmes affectent donc l’autonomie des individus, la dépendance vis-à-vis de la famille prolongée, et le statut d’adulte différé. Ceci est en contradiction avec le modèle émancipateur des classes populaires et aussi avec le modèle individualiste contemporain : « perdant sur les deux tableaux de la tradition et de l’innovation, la majorité des jeunes garçons d’origine populaire se retrouve ainsi en porte à faux dans la société d’aujourd’hui. » (45) Ces contraintes sont moins fortes pour les hommes à bac + 2. Si la succession emploi/logement/couple s’universalise, elle est plus rapide pour les filles.
La place des catégories d’âge dans la société se trouve donc reposée. « Toutes les sociétés se sont servies de l’âge comme d’un opérateur fondamental pour distinguer, classer, découper, diviser, exclure, inclure » (49). Exemple : la famille avec ses droits et devoirs selon l’âge, ou encore les droits civiques, ou la corrélation entre pouvoir politique et âge, etc.
Un indicateur : les salaires. En 30 ans les écarts entre classes d’âge s’accroissent alors qu’ils devraient diminuer compte tenu de l’augmentation du niveau de diplôme.
Un jeune salarié est plus de deux fois sur trois employé ou ouvrier, et passé 40 ans une fois sur deux cadre.
Le concept de génération selon Mannheim comme réplique de celui de classe sociale : génération en soi, génération pour soi, degrés différents d’accès à la conscience de soi et formes variés de mobilisation. Il existe des générations qui privées au bon âge des éléments fondateurs (crises, guerres, révolutions) demeurent toujours à l’état virtuel. En revanche les générations effectives sont peu nombreuses et sont chargées de promouvoir le changement social, de rendre obsolètes certaines traditions et de renouveler la société. (67) Mais si l’idée sinon le concept de génération sont passées dans le domaine public (« bof génération », « génération Mitterrand », etc.), force est de constater qu’on agglomère des réalités très disparates. On lui préférera le concept de cohorte.
Les différents sondages montrent que loin d’être entrées dans un affrontement, les générations, notamment au sein des familles sont solidaires, ou même parlent de sujets qui les concernent toutes. Les désaccords portent sur les sujets rituels (cheveux, vêtements, chanteurs, télévision, radio) ou à négociations (sorties, loisirs, sport, liberté). En 1968 l’affrontement était dû à la survivance d’une morale autoritaire plus forte qu’ailleurs ; ce qui était raté c'était la transmission d’un patrimoine ethnique devenu obsolète par la force des choses.
Les sondages montrent qu’en 1967 comme en 1993 que la famille devient le lieu privilégié de la vie privée, dans laquelle s’épanouit l’affectivité, et est un refuge contre la compétition sociale, réservoir de ressources matérielles et intellectuelles. (76) Un des éléments de cet épanouissement c’est l’espace qui augmente sensiblement (du HLM au pavillon). La césure la plus importante : la musique.
L’esthétique des pavillonnaires : rideaux, tentures, doubles rideaux, tapis, tons chauds, pastels, éclairages doux, lumière diffuse, douce, discrète ; des bibelots, une bibliothèque, quelques tableaux (78).
Une enquête sur les échanges inter-générationnels montrent :
l’intensité des échanges entre les 3 générations (démarches administratives, travail domestique, emploi, soutien scolaire coups de mains, prêts et dons d’objets les transferts privés sont inverses des publics : des vieux vers les jeunes.
Il n’y a pas de guerre de génération.
Il existe une représentation commune d’un gain salarial inter-générationnel, d’une ascension sociale continue que viennent confirmer quelques exemples célèbres. Si elle existe, elle est fort limitée et en tout cas insuffisante pour résorber les inégalités scolaires et sociales qui perdurent donc. (85) Or du point de vue salarial, les choses tendent à se creuser dans la mesure où les salaires à l’embauche ne croissent pas et que les carrières continuent de s’accomplir : en 1964 un père de 55 ans n’avait en moyenne que 1600 F de plus que son fils, et en 1993 de 5400 F (88). Cette hausse s’explique par celle du nombre d’heures effectuées et par celle du taux horaire. La France se singularise par un taux de chômage élevé des jeunes et des vieux, montrant qu’une seule génération travaille à la fois. En 1993 une enquête montrait que 65 % des jeunes étaient touchés par la précarité (emploi instable, chômage, temps partiel, etc.). Les jeunes deviennent un laboratoire d’expérimentation de l’organisation du travail dont les maîtres mots sont : flexibilité, autonomie, précarité. De plus les conditions de travail qui échoient aux jeunes multiplient les contraintes de rythme, d’intensité.
Les mobilisations par rapport à l’école : une nouvelle éthique familiale se fait jour : investissement des parents dans la scolarité de leurs enfants afin que ceux-ci réussissent professionnellement, et en retour les enfants laissent leurs parents jouir de leur patrimoine comme ils l’entendent : éthique d’investisseur moderne. C’est la théorie du capital humain qui rend le mieux compte de ce dispositif qui est conforme aux intérêts des familles, des entreprises et de l’idéologie républicaine. On voit par rapport au budget national la trace de cet effort : 22 milliards en 1970, 189 en 1999.
Mais si le niveau de formation monte, celui des aspiration plus encore : la condition ouvrière est aujourd’hui massivement refusée. En même temps, pour les catégories populaires, la stratégie par rapport à l’école n’est pas au point. « Les parents ne cessent d’être soupçonnés et de se soupçonner eux-mêmes de ne pas être de bons parents capables de produire de bons élèves. » (109) Aussi ces classes interviennent t-elles de façon périphérique sur la scolarité (de manière autoritaire), cherchant ainsi à conjurer au moins par les mots la menace d’une supériorité de l’enfant sur le père (S. Beaud). Car les pères mesurent l'obsolescence de leur profession, de leur savoir et de leur culture. Le tournant du souhait de diplômes plus élevés pour les enfants se situe en 1972.
Mais la structure sociale peine à intégrer ces nouveaux diplômés au niveau de leur diplôme : dès 1977 le nombre des emplois de cadres supérieurs occupés par des femmes devient inférieur à celui du nombre de licenciés, et pour les hommes c’est en 1994.
En même temps, cette société qui demande un diplôme et une qualification (disparition des emplois non-qualifiés), n’a pas réussi à faire tomber leur nombre en dessous de celui des emplois non qualifiés. Du coup pour cette population « excédentaire », il n’y a plus que le chômage, car la concurrence fait rage au niveau des emplois qualifiés.
Au total : légère égalisation des chances (plus de diplômes pour les enfants de classes populaires), et inégalités sociales persistantes : l’écart s’est fortement creusé entre le niveau d’aspiration et et les positions conquises. (129)
Le niveau des diplômes s’érode sur le marché du travail : en 1969, 81 % des licenciés hommes et plus occupaient un emploi de cadre supérieur, et 57 % des emplois de cadres sont occupés par des licenciés ; en 1999 ils ne sont plus que 59 % alors que 75 % des emplois sont occupés par des licenciés ; pour les femmes, 61% en 1969 et 62 % des emplois sont occupés par des licenciées, alors qu’en 1999, 38 % sont cadres quand 80 % des emplois sont occupés par des licenciées.
Pour le bas :
- hommes en 1969 : 44 % des sans diplômes occupent un emploi non qualifié, et 83 % de ces emplois sont occupés par des « sans diplôme ». En 1998, 29 % des « sans diplômes » occupent un emploi non qualifié, et 48 % de ces emplois sont occupés par des sans diplôme.
- femmes en 69 : 26 % des sans diplômes occupent un emploi non qualifié, et 91 % de ces emplois sont occupés par des sans diplôme. En 98, 22 % des sans diplômes occupent un emploi non qualifié, et 39 % de ces emplois sont occupés par des « sans diplôme ».
Il y a à chaque bout, des mouvements inverses, qui ont une même cause, celui du rendement décroissant des diplômes.
Donc : rendement décroissant, déclassement, concurrence sont les caractéristiques de l’époque.
Du coup les entreprises comme les agences d’intérim utilisent cette main d’œuvre qualifiée disponible et rapidement opérationnelle et fiable. Dans tous les boulots (Mc Donald, vente, bâtiments, etc.) ces jeunes diplômés trouvent à s’employer. Ils le font en attente de mieux, dans l’espoir d’une promotion dans l’entreprise, ou encore pour payer leurs études. Mais le provisoire tend parfois à durer. Pour les entreprises c’est tout bénefices : les années d’études ont poli ces individus, les ont civilisés à la fois corps et verbe (au sens d’Elias donc) : cela paraît nettement dans les propos enregistré par Djordje Kuzmanovie (étude citée) :
« Les compétences professionnelles pour occuper un poste de manœuvre, de vendeur en grande surface, ou pour effectuer un travail industriel, s'acquièrent rapidement, et surtout, les jeunes diplômés n'ont pas plus de talents en la matière que ceux qui sont sans bagage. On peut considérer que les jeunes diplômés sont façonnés dans un moule, garantie pour les employeurs qu'ils possèdent les caractéristiques jugées nécessaires pour « bien » travailler. Ces diplômés ont un aspect « lisse », « uniforme », qui ne tranchera pas avec l'esprit de l'entreprise. Tout se passe comme si les années d'études au lycée ou à l'université avaient développé chez eux des valeurs scolaires réutilisables dans le monde du travail, et comme si elles les avaient formatés psychiquement et physiquement aux besoins de l'entreprise, et d'une certaine façon à la vie en société. Ceci concerne la maîtrise de soi, la capacité à certaines abstractions, l'esprit de compétition, de dépassement de soi, une diction socialement normée, un comportement pondéré, l'acceptation de la hiérarchie, l'intériorisation de l'ordre social - en particulier l'intériorisation de l'ordre des compétences par la valeur des diplômes -, jusqu'à l'attitude, le positionnement du corps dans l'espace, et ce, toujours selon des critères socialement codifiés. Les jeunes diplômés sont en quelque sorte « dressés », ou considérés comme tels. Ce sont principalement ces aspects qui induisent la concurrence sur le marché du travail entre jeunes diplômés et non diplômés, rejetant dans les rangs des non-embauchables les « jeunes de cité » qui manquent de ces signes distinctifs. On peut même parler d'une déficience d'une certaine forme de capital symbolique. Ces derniers sont amoindris dans leur quête d'emploi, car tout, dans leur manière d'être, les désigne comme non conformes - langage, habillement, positionnement du corps dans l'espace. C'est d'autant plus vrai lorsque leurs origines transparaissent de façon significative. il y a « délit de sale gueule ». On le constate aisément avec les difficultés rencontrées par les jeunes issus de l'immigration maghrébine ou africaine. Eux se heurtent à de multiples obstacles - agences d'intérim, ANPE chargées de faire le tri - qui sont autant de barrages mis sur leur route dans l'obtention d'un travail fixe. Leurs origines et leur socialisation les excluent d'emblée De fait, la rigueur de la sélection sociale qui s'exerce à l'entrée surprend toujours les jeunes, diplômés et non diplômés, quand ils recherchent un emploi dans ces secteurs. Elle s'opère par le biais d'un ensemble de procédures rationalisées qui ont en commun de faire appel à une maîtrise consommée de la présentation de soi, art, on le sait, fort inégalement distribué dans la structure sociale, tant il dépend du capital culturel accumulé dans la famille ou à l'école : curriculum vitae épluché dans le moindre détail, lettres de motivation inventives, entretiens multiples et approfondis. La surprise est d'autant plus forte qu'il ne s'agit pour les postulants que d'un « petit boulot ». Ainsi les expériences d'Alain, chômeur sorti de l'école après avoir échoué à son CAP de mécanique, et de Marc, étudiant titulaire d'une maîtrise de lettres modernes, se rejoignent-elles sur le diagnostic bien que, candidats l'un et l'autre à un emploi dans une même entreprise de restauration rapide, le premier ait été débouté quand le second a été pris, même si c'est... « du bout des lèvres ».
Alain : « Non, mais ouais, putain ! J’suis dégoûté ! T'y crois pas que quand t'as vu c’truc, quoi... Attends, j'le sais que j’suis pas allé aux études, bon, mais bon, j'demande pas à être ministre, quoi... Ni PDG. OK, j'ai jamais dit qu'j'voulais avoir le salaire de Ronaldo, mais bon, merde, j’suis refusé dans des boulots où t'as pas besoin d'avoir fait des études quand même. « Mc Do », l'autre là aussi, dans une boîte de mise en boîtes de chaussures. J'hallucine... Attends, je vais pas faire « maths plus » pour fourguer des frites... Attends, y a même des mecs qui se radinent avec des études dans le sac, quoi... Normal, l'autre y préfère un gars qui a un peu des études, mais ça lui sert à quoi... J'en sais rien, moi. Pourquoi qui vont pas bosser chez les journalistes ou comme patron, ou ministre, des trucs comme ça quoi? Moi, ça me prend la tête quoi, y viennent et y bossent dans les boulots que je peux faire. Ben, ça, c'est pas cool, parce que moi, je trouve que dalle comme travail.
Marc : ( ... ) Sur la question des diplômes pour certains jobs, c'est vrai que parfois on a du mal à comprendre la nécessité d'en avoir. Je pense par exemple à mon expérience chez « Mc Do » . j'ai répondu à une de leurs affichettes, parce qu'ils cherchaient des « partenaires » ou des « équipiers » - je ne me souviens plus exactement du terme - et j'ai été convoqué à un rendez-vous pour rencontrer un des managers du « Mc Do » de la rue... Là, on parlote un peu et il me demande de revenir le lendemain avec un CV et une lettre de motivation. La vache! Bon, déjà la lettre de motivation, c'est pas facile, facile... C'est pire qu'un examen à la fac (rires). T'imagines, il faut pondre une lettre de motiv' pour bosser au « Mc Do », évidemment il ne faut pas parler de la motivation principale qui est de se faire un peu de fric. Eh bien, essaye, tiens 1 Faut être un sacré écrivain, avec beaucoup, beaucoup d'imagination pour dire ta motivation à vendre du Coca et faire des hamburgers (rires). Donc, je lui ai sorti les conneries d'usage. « Être intégré à une équipe dynamique, jeune; se sur- passer dans la réalisation de son travail; prendre des responsabilités; s'investir dans l'entreprise, etc. » (... ) En lisant mon CV, le manager m'a fait un « foin »! D'après mon CV, il me jugeait instable, parce que j'étais passé de « mathématiques » à « lettres classiques » - ce qui bien sûr signifie que je ne sais pas quoi faire dans la vie. Et puis, il me dit que « lettres classiques » ça ne donne pas beaucoup, attends, comment il m'a dit ça... Ah oui, « lettres classiques », ça ne donne pas beaucoup de « marge évolutive dans l'espace de l'entreprise »... J'étais mort de rire et effaré. J'avais envie de lui dire: « Eh, pauvre nase, je viens pas pour faire manager à la con, j'ai besoin de thunes, c'est tout. » Bon, finalement il m'a pris, mais vraiment du bout des lèvres, comme s'il me faisait une fleur... Déjà, ça commençait mal... »
Ce qui se construit ainsi c’est une logique de l’individualisme négatif (R. Castel), où il ne reste plus à l’individu qu’à s’en prendre à lui-même de ses efforts consentis en vain.
Un autre changement entre 1968 et 1998 c’est le statut de la fac et des études : avant les étudiants voulaient absolument couper leur monde de celui de l’entreprise, alors qu’aujourd’hui ils veulent que ça soit relié, que leurs études débouchent concrètement.
Pour les chômeurs le trauma est profond : dérèglement de l’usage de l’espace et du temps, perte de l’estime de soi, dissolution du liens avec les autres, impuissance à se projeter dans l’avenir, sentiment de l’inutilité au monde.
Donc en 30 ans pour les jaunes : chômage de masse, précarisation, baisse du salaire à l’embauche, emplois à temps partiel, déclassement, surqualification. Une société moderne et avancée qui mise sur le capital humain, oublie que celui-ci se dégrade quand il n’est pas utilisé. Alors que tous les indicateurs de la vie moderne vont vers plus d’autonomie (logement, culture, politique, etc.) le chômage endémique conduit les jeunes à l’inverse dans la dépendance perpétuée des parents.
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