Les formes culturelles du capitalisme


Frédéric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, éditions des Beaux-Arts de Paris, 2007 (1991), 607 p.

Introduction
Postmodernisme : processus de modernisation achevée, la nature éliminée. « C'est un monde plus pleinement humain que l'ancien, mais un monde dans lequel la « culture » est devenue une véritable « seconde nature ». (16) C'est une esthétisation de la réalité.
Le modernisme : critique de la marchandise, mais tentative pour qu'elle se transcende.
Le postmodernisme : consommation de la pure marchandisation comme processus. Hypertrophie du présent, « comme si notre manque total de mémoire du passé, s’épuisait lui-même dans la contemplation hébétée mais fascinée d'un présent schizophrène, qui est, pratiquement par définition, incomparable. » (19)
Idée du « capitalisme tardif » naît avec l'école de Francfort et a pour synonyme « société administrée », mais avec une différence par rapport à l'approche de Max Weber, qui mettait à la fois l'accent sur un réseau de contrôle bureaucratique et l'interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise (capitalisme d'État : avec les exemples du nazisme ou du New Deal ou même du stalinisme). Ces deux aspects sont devenus en quelque sorte naturels (28). Au-delà des nouvelles formes d'organisation du commerce (multinationales), le système capitaliste mondiale s’est fondamentalement distingué de l'ancien impérialisme, lequel relevait d'une rivalité entre les différents pouvoirs coloniaux, et intègre : une nouvelle division internationale du travail, une dynamique nouvelle dans la banque et les places boursières internationales (avec une énorme dette des pays des Deuxième et Troisième monde), de nouvelles formes d'interrelations des médias (y compris des systèmes de transport avec la conteneurisation), les ordinateurs et l'automation, la délocalisation de la production dans les zones avancées du tiers-monde, la crise du travail traditionnel, la gentrification à une échelle mondiale. (28)  Historiquement, le postmodernisme arrive dans les années 50, après les pénuries de la guerre avec l'avènement de nouveaux biens de consommation. De nouvelles formes de conscience émergent de ce système au cours des années 60. Cette structure comprend divers plans qui entretiennent entre eux une semi autonomie. Ils vont à des vitesses différentes, se développent inégalement mais produisent une totalité (dixit le structuralisme althussérien).

1) La logique culturelle du capitalisme tardif (Culture)
Les années 1980–90 sont marquées par un millénarisme, annonçant un avenir catastrophique : fin de l'idéologie, de l’art, des classes sociales, crise de l'État-providence, etc. Tout cela caractérise le postmodernisme qui est relié aux idées de déclin ou d'extinction, d'un mouvement déjà centenaire : l'expressionnisme abstrait en peinture, l'existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation, dans le roman, les films des grands auteurs, etc. À la place, un ensemble hétérogène : Andy Warhol et le pop art, l’hyperréalisme, le nouvel expressionnisme, le moment John Cage, le punk ou la new wave, Godard et le cinéma expérimental ou la vidéo… Mais c'est dans le domaine de l'architecture qu’on voit les modifications de la production esthétique avec une remise en cause du haut modernisme architectural (le Corbusier etc.) : c'est la destruction du tissu urbain traditionnel et de sa vieille culture de quartier : « disjonction radicale du nouvel immeuble haut moderniste et utopique, de son contexte environnant ». (34) Plus largement, c'est l'effacement entre la grande culture et la culture commerciale, la culture de masse. Les postmodernistes sont fascinés par la pacotille et le kitsch des séries télé, du reader digest, de la pub et des motels, des spectacles de second ordre, des films hollywoodiens de série B, des romans de gare ou de genres spécifiques (policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman d'amour, biographie populaire… Ces nouveautés collent à un autre type de société baptisée société postindustrielle (Daniel Bell) ou société de consommation, société des médias, société de l'information, etc. Toutes ces théories ont pour mission idéologique de montrer que l'organisation sociale n'obéit plus aux lois du capitalisme classique, à savoir le primat de la production industrielle et l'omniprésence de la lutte des classes. En fait, cela « constitue un stade du capitalisme, plus pur qu’aucun des moments qu'ils ont précédé » (Ernest Mandel). (36)
Ainsi, cette mutation culturelle rend archaïque ce qui précède : Picasso et Joyce ne sont plus laids, mais ils paraissent aujourd'hui plutôt réalistes. Il s'agit donc d'une institutionnalisation académique et d'une canonisation du mouvement moderne, que l'on peut faire remonter à la fin des années 50. « C'est certainement une des explications les plus plausibles de l'émergence du postmodernisme, dans la mesure où la jeune génération des années 60 se retrouvait alors face au mouvement moderne autrefois contestataire comme devant un ensemble de classiques morts. » (37) La dimension esthétique s'est intégrée à la production des marchandises et pousse de renouveler sans cesse l'apparence des biens produits à un rythme de remplacement toujours plus rapide. Ces nécessités économiques trouvent des relais du côté institutionnel avec le soutien les fondations et des musées. Dans ce processus, l'architecture constitue l'art le plus proche de l'économique puisque elle entretient via les commandes et le marché foncier un rapport direct.

Les éléments constitutifs du postmodernisme sont :
1) Une nouvelle superficialité
Elle trouve ses prolongements, dans une nouvelle culture de l'image et du simulacre. L’exemple des « souliers » peints par Van Gogh qui renvoient à la misère rurale (le monde paysan à l’état brut), sublimés ou transformés par l’ajout de couleurs vives, « un geste utopique, un acte de compensation qui finit par donner naissance à un nouveau royaume utopique des sens » (42), la vue, l’œil, le visuel. Une autre interprétation : l’œuvre d’art naît dans « la faille, l’écart entre la Terre et le Monde (…), la matérialité dénuée de signification du corps et de la nature, et (…) la signification dont sont doués l’histoire et le social. » (42) Ces deux lectures sont dites herméneutiques en ce que « l’œuvre dans sa forme objectale inerte est considérée comme un indice, un symptôme d’une réalité plus vaste qui la remplace comme ultime vérité. » (43) Alors que chez Warhol (« chaussures à poussière de diamant »), il ne s’agit que de fétiches, s’en possibilité de les relier à un quelconque « vécu ». Le même auteur met en avant explicitement le fétichisme de la marchandise, par exemple, avec la reproduction de la bouteille de Coca-Cola. On assiste donc à l'émergence « d'un nouveau type de platitude, d'absence de profondeur, un nouveau genre de superficialité », significatif du postmodernisme. (43) Seules subsistent « les surfaces externes et coloriées des choses – altérées et viciées par avance par leur assimilation à de brillantes images publicitaires – [faisant] apparaître le mortel substrat noir et blanc du cliché qu'il sous-tend. » (45)
Une troisième caractéristique de la culture postmoderne est le déclin de l'affect. (46) Si on prend l'exemple de la peinture de Édouard Munch, Le cri, elle représente l'expression canonique des grandes thématiques modernistes : l'aliénation, l’anomie, la solitude, la fragmentation sociale, l'angoisse. « Nous le considérons ici comme une incarnation non pas simplement de l'expression de ces types d'affect, mais aussi et peut-être plus encore, de la quasi déconstruction de l'esthétique de l'expression, en tant que telle, qui semble avoir largement dominé ce que nous appelons le haut modernisme. Le concept même d'expression présuppose en effet une séparation au sein du sujet, et, corrélativement, toute une métaphysique de l'intérieur et de l'extérieur, de la souffrance muette, au sein de la monade et du moment où, de façon souvent cathartique, cette émotion est alors projetée vers l'extérieur et extériorisée, comme geste, ou cri, comme communication désespérée et dramatisation externe du sentiment interne. » (49) À côté du modèle herméneutique, il existe quatre autres modèles de la profondeur répudiés par la théorie contemporaine : le modèle dialectique de l'essence et de l'apparence ; le modèle freudien du latent et du manifeste ; le modèle existentiel d'authenticité et d'inauthenticité ; l'opposition sémiotique entre signifiant et signifié.
Chez  Munch « l'expression opère par cercles concentriques, se déployant depuis le souffrant jusqu'à l'univers « où la douleur parle et vibre maintenant à travers la matière du soleil couchant et du paysage. Le monde visible devient alors le mur de la monade sur lequel ce cri à travers la nature est enregistré et transcrit. » (53) Ces concepts tels que l'angoisse ou l'aliénation n’ont plus de pertinence dans le monde postmoderne. C'est « le remplacement de l'aliénation du sujet par sa fragmentation. » (53) On peut même dire que le sujet est libéré « par rapport aux sentiments de toutes sortes, puisqu'il n'existe plus de moi présent pour produire le sentiment. » (55) « Ces sentiments (…) flottent désormais, libres d'attache et impersonnels, et tendent à se voir dominer par un genre particulier d’euphorie. » (55) Ce déclin de l'affect se traduit aussi par celui du temps et de la temporalité, de la durée et de la mémoire. Nos langages culturels sont désormais dominés par les catégories de l'espace, plutôt que par les catégories du temps.

2) L’affaiblissement de l’historicité
Disparition du sujet individuel, indisponibilité croissante du style personnel engendrent la pratique du pastiche. Naguère les idées de la classe dominante constituaient l'idéologie dominante. Aujourd'hui, les sociétés capitalistes avancées expriment « une hétérogénéité stylistique et discursive sans norme. Des maîtres sans visage continuent d'influer sur les stratégies économiques qui conditionnent nos existences, mais ils n'ont plus besoin d'imposer leur discours (ou ne sont désormais plus en mesure de le faire. » (57) De ce fait, la parodie se trouve sans objet car il n'y a pas de référent. Elle est remplacée par le pastiche, « pratique neutre, de l’imitation, de la mimique, (…) amputée de l'élan satirique. » (57) On assiste ainsi à une « cannibalisation aveugle de tous les styles du passé, le jeu de l'allusion stylistique aléatoire » (58) et donc la croissance du néo. Cette culture du simulacre naît dans une société où la valeur d'échange s'est généralisée au point d'effacer le souvenir même de la valeur d'usage. L'image et la citation règnent en maîtres. De même l'intertextualité au moyen de laquelle l'histoire des styles esthétiques remplace l'histoire réelle.

3) Une tonalité émotionnelle nouvelle
La production culturelle devient synonyme de pratique de l'hétérogène, du fragmentaire arbitraire et de l'aléatoire. La textualité ou écrits schizophrènes sont d'ailleurs les traits caractéristiques du postmodernisme. Jacques Lacan décrit la schizophrénie « comme une rupture de la chaîne signifiante, c'est-à-dire, de la suite syntagmatique de signifiants concaténés, qui constitue un énoncé ou une signification. » (69) Quand la chaîne se brise, apparaissent alors « les décombres de signifiants distincts et séparés. » Il faut voir en effet que l'identité personnelle est « le produit d'une certaine unification temporelle du passé et du futur avec le présent d'un sujet. Et que cette unification temporelle est elle-même, une fonction du langage, ou mieux encore de la phrase, dans la mesure où elle déploie son cercle herméneutique dans le temps. Si nous sommes incapables d'unifier le passé, présent et futur de la phrase, nous sommes alors un capable d'unifier les passé, présent et futur de notre propre expérience biographique, de notre vie psychique. » (69) Le schizophrène en est donc réduit à une expérience de signifiants matériels purs ou à une succession, dans le temps de purs présents sans lien entre eux. On voit cela dans certaines productions de Beckett. [Cet état schizophrénique est encore renforcé depuis, avec une frénésie tous azimuts, qui empêche de se fixer durablement sur quelque chose.]

4) Une relation de ces éléments aux nouvelles technologies et au nouveau système économique mondial
Ce qui caractérise l'état présent, ce sont la recherche d’intensités. Par exemple, le vécu de l'urbain est comme « une ivresse nouvelle, étrange et hallucinatoire. » (76) Il y a en quelque sorte une déréalisation du monde environnant comme ces fabrications en polyester qui sont données à voir dans les musées et qui tendent à se répercuter sur les êtres humains réels qui y circulent et sont transformés « en autant de simulacres à part entière inerte et de couleur chair ». Le monde « perd momentanément sa profondeur et menace de devenir une surface polie, une illusion stéréoscopique, un afflux d'images filmiques, dépourvu de densité. » [Le monde est décharné, il n'est plus que formes]
Le sublime, comme puissance s’imposant de facto à l'homme n'est plus simplement cantonné à la nature ou au divin mais englobe aussi la technologie. Du point de vue marxiste son développement est celui du capital. À la suite de Ernest Mandel, il faut rappeler les stades successifs du capitalisme : la production mécanique des moteurs à vapeur depuis 1848, puis celle des moteurs électriques et à explosion depuis les années 1890, et enfin, celle des appareils électroniques et nucléaires depuis les années 1950. Trois types de société et de capitalismes successifs : le capitalisme de marché, le stade monopolistique ou impérialiste, et le nôtre post-industriel ou multinational ou encore de consommation qui constitue la forme la plus pure de capital ayant jamais existé, puisque marquant une expansion du capital dans des domaines non marchandisés jusqu'alors. « On est tenté de parler à ce sujet de pénétration et de colonisation nouvelle et historiquement inédite de la Nature et de l'Inconscient : c'est-à-dire, la destruction de l'agriculture pré-capitaliste du tiers-monde par la Révolution Verte et l'essor de l'industrie, des médias et de la publicité. » (80) L'époque précédente était marquée par l'excitation procurée par les nouvelles machines : ivresse du futurisme. La technologie d'aujourd'hui ne possède plus ces aptitudes à la représentation : l'ordinateur et sa coquille vide, les enveloppes des médias ou encore la télévision n'expriment rien. « Ces machines sont en effet des machines de reproduction plus que de production. » (81)

5) Une mutation dans l’expérience vécue de l’espace bâti
Contre l'austérité élitiste et utopique des grands modernismes architecturaux, le postmodernisme revendique un aspect populiste, dont le style respecterait celui du tissu urbain existant. Par exemple, Beaubourg, à Paris, aspire à être « un espace total, un monde complet, une sorte de cité miniature », auquel correspond une forme inédite, « l'hyper-foule » (86). Le bâtiment a vocation à devenir un équivalent, un substitut à la ville existante. La disjonction par rapport à l'environnement n'est plus celle du modernisme quand elle était violente, comme les immenses pilotis de Le Corbusier, « dont le geste isolait radicalement le nouvel espace utopique moderne du tissu urbain dégradé et déchu ainsi explicitement rejeté. » Aujourd'hui, le bâtiment se contente de « laisser le tissu urbain déchu continuer d'être dans l’étant ». (87) L'auto référentialité déjà présente dans la culture moderne s’est ici intensifiée. La passivité de l'usager (du consommateur) est elle-même redoublée (via les ascenseurs, les escalators, etc.). Cette mutation dans l'espace dépasse « les capacités du corps humain individuel à se situer lui-même, à organiser par la perception son environnement immédiat, et à déterminer cognitivement sa position dans un monde extérieur susceptible d'être cartographié. » (91)

6) Engageant une nouvelle mission de l’art politique
Cette logique du simulacre, transformant les anciennes réalités en images de télévision, ne se contente pas de reproduire la logique du capitalisme tardif, « elle la renforce et l'intensifie. » (94) Mais, à la suite de Marx, il ne faut pas être dans les jugements moraux et voir ce processus à la fois comme une catastrophe et un progrès. Il y avait une autonomie de la sphère culturelle, aujourd'hui détruite par la logique du capitalisme tardif. « Nous sommes plongé dans les volumes de cet espace désormais rempli, et saturé au point que nos corps maintenant postmodernes sont privés de coordonnées spatiales et sont en pratique incapable de distanciation. » Les interventions politiques (comme celle des Clash) « sont toutes subtilement désarmées et réabsorbées par un système dont elles feraient elles-mêmes partie, puisqu'elles ne peuvent garder aucune distance avec lui. » (97) S’énonce pourtant comme obligation politique, existentielle, de cartographier le monde multiple pour avoir prise sur lui et se situer. C'est la fonction de l'idéologie qui permet « d'appréhender notre position de sujet individuel et collectif et à regagner une capacité à agir et à lutter. » (104) (Comme par exemple, pouvait le faire Berthold Brecht à l'époque moderne).

2) Théories du postmoderne (Idéologie)
Au lieu de considérer le postmodernisme comme symptôme de décadence ou signe d'une nouvelle utopie technologique, « il paraît plus pertinent d'apprécier la nouvelle production culturelle en prenant pour hypothèse de travail une modification générale de la culture elle-même liée à la restructuration sociale du capitalisme tardif en tant que système. » (115) Par exemple, quand le Corbusier cherchait à différencier l'espace radicalement du tissu urbain dégradé dans lequel il intervenait (les pilotis dramatisant la séparation avec le sol et préservant le nouvel espace), « les bâtiments postmodernes, au contraire, célèbrent leur insertion dans le tissu hétérogène de la zone commerciale et du paysage de motels et de fast-foods de la ville américaine post-autoroutière » (115) C'est la marque d'une nouvelle culture commerciale : publicités, enveloppes, emballages de tous genres, habillages des émissions de télé (logo), best-sellers et films… Il y a comme un « effacement de l'ancienne distinction entre la grande culture et la culture de masse » caractéristique du modernisme, puisqu'elle était censée « garantir un domaine d'expérience authentique par contraste avec un milieu environnant de culture commerciale aux prétentions intellectuelles limitées, voire inexistantes. » (116) Zola, par exemple, représenterait le marqueur de la dernière coexistence au sein d'un texte du roman artistique et du best-seller. Cette différenciation disparaît aussi au sein de la musique où les traditions de la musique classique et de la musique populaire « recommencent à se fondre ». Ou au sein de la photographie où le médium est porteur de sens en lui-même, mais aussi « plan de la substance » comme dans le pop'art ou l'hyper réalisme. Les nouveaux artistes ne font plus de citation de matériaux de la culture populaire comme Flaubert le faisait : ils « les incorporent au point que beaucoup de nos anciennes catégories critiques et évaluatives (fondées précisément sur la différenciation radicale entre culture moderniste et culture de masse) semblent avoir perdu leur fonction. » (117)

3) Le surréalisme sans l'inconscient (vidéo)
Comme la culture est devenu matérielle, nous sommes maintenant en mesure de comprendre qu'elle a toujours été matérielle dans ses structures et ses fonctions. Il y a un mot pour cela c'est celui de médium ou médias qui regroupe trois signaux distincts : un mode artistique ou une forme spécifique de production esthétique ; une technologie particulière organisée autour d'un dispositif central ou d'une machine ; et celui d'une institution sociale.
Du point de vue du premier signal, la forme artistique dominante du XXe siècle est le cinéma, une forme artistique spécifiquement médiatique car nous sommes sortis de la culture de l'écrit. Et cette forme affecte les autres formes artistiques : comme indicateur de l'esprit du temps, le cinéma est apte à représenter un langage contemporain, « la dominante culturelle d'une nouvelle situation économique et sociale », car il transporte « les véhicules allégoriques et herméneutiques les plus puissants d'une description nouvelle du système lui-même » (124) à travers la vidéo et l’ idée de « flux total » (125) dans laquelle la distance critique semble devenue obsolète. C'est aussi une question de mémoire, puisque dans le postmodernisme de façon générale, rien ne vient hanter l'esprit, ni laisser de images persistantes.
Dans ce dispositif, l'ennui est central. Traditionnellement l'ennui est considéré comme une réponse au blocage des énergies comme réaction à une situation de paralysie, en tant que « mécanisme de défense ou comportement d'évitement ». Du coup il peut servir de symptôme à nos propres limites existentielles, idéologiques et culturelles. Dans le modernisme, la production ennuyeuse peut en même temps être intéressante et à l'inverse des choses excitantes peuvent être mauvaises.
À travers les vidéos, c'est aussi l'usage du temps qui se trouve modifié puisqu'elles ne projettent pas un temps fictif, même si « la télévision commerciale se débrouille pour produire un simulacre de temps fictif ». (131) Émerge ainsi un matérialisme d'un nouveau type non pas lié à la matière, mais à la machine. La construction sociale du temps en provient (Les études de E. P. Thompson sur l'introduction du chronomètre par exemple). Le temps mesurable devient une réalité à cause de l'émergence de la mesure elle-même. Si donc, le capitalisme peut être périodisé en fonction des mutations technologiques par lesquelles il répond à ses crises systémiques, la vidéo et les ordinateurs et toutes les technologies de l'information peuvent prétendre à être la forme artistique par excellence du capitalisme tardif. Ainsi, le temps machinique du flux de la télévision commerciale est ponctué par « une spectrale image rémanente, par le rythme plus rapide des publicités. » (133)
Aujourd'hui, nous nous trouvons face à l'éphémère, à des œuvres jetables. [Cette analyse est annonciatrice de l'avènement d'Internet qui démultiplie cela] Il est improbable de pouvoir dégager une lecture formelle d'un texte dans le temps : début et apparition thématique, association et développement, résistance et lutte pour la domination. Quand bien même un tableau émergerait, la description resterait aussi vide et abstraite, que la musique aléatoire et post dodécaphonique. Tout se passe comme s’il n'existait plus de forme. « Dans le système de signes, le signifiant n’est alors guère plus qu'un vague souvenir d'un signe ancien, et, en fait, de la fonction formelle de ce signe maintenant disparu. » (142) Par exemple, la dilution d'une œuvre de Beethoven dans la musique commerciale ne permet pas de faire surgir les « vieilles questions tragiques » car les connotations distractives et donc tragiques sont à l'œuvre simultanément. Tous les matériaux sont dégradés en ce sens. (144) On peut aussi opposer sur le plan psychique, l'aliénation, typique de l'expérience moderniste, de la fragmentation psychique, typique de l'expérience postmoderniste. Ou encore le problème de la « référence » s'est trouvé déplacé et stigmatisé, puisque disparaît la « réalité », la « représentation », le « réalisme » : les solutions philosophiques au problème du monde réel, extérieur, indépendant de la conscience, sont toutes traditionnelles. Il y a eu un âge d'or initial du signe grâce à la dissolution des anciennes formes de langage magique, « par une force que j'appellerais force de réification, une force qui obéit à une logique impitoyable de séparation et de disjonction, de spécialisation et de rationalisation, de division du travail taylorisante dans tous les domaines. » (158) Mais sous l'emprise de la logique même du capital, cette force vient à abolir cette relation du signe au référent. Certes le monde objectif continue d'avoir une faible existence «comme une étoile effondrée ». Mais cette distance permet aux signes de connaître un moment d'autonomie.
« Cette autonomie de la culture, cette semi-autonomie du langage, est le moment du modernisme, d'un domaine de l'esthétique qui redouble le monde, sans en être complètement, gagnant par-là un certain pouvoir négatif ou critique, mais acquérant aussi une certaine futilité d’arrière monde. Mais cette force de réification, qui fut responsable de ce moment nouveau, ne s'arrête pas là non plus : à un autre stade, plus poussé, dans une sorte de renversement de la quantité et en qualité, la réification pénètre le signe lui-même et disjoint le signifiant du signifié. Maintenant, référence et réalité disparaissent complètement, et même la signification – le signifié – se trouve mise en crise. Nous nous retrouvons avec ce pur jeu aléatoire de signifiant que nous appelons le postmodernisme, qui ne produit plus d'œuvres monumentales de type moderniste mais qui remue sans cesse les fragments de textes préexistants, les cubes du jeu de construction d'une ancienne production culturelle et sociale dans quelque bricolage nouveau exacerbé : méta-livres qui cannibalisent d'autres livres, méta-textes qui collationnent des morceaux d'autres textes – telle est la logique du postmodernisme qui trouve une de ses formes les plus puissantes, les plus originales et les plus authentique dans le nouvel art de la vidéo expérimentale. » (159)

4) Équivalents spatiaux dans le système-monde (architecture)
Les anciennes rues se transforment en autant de rayons ou allées de magasin : des villes-commerce. Les supports architecturaux traditionnels sont comme détachés de l’environnement matériel, un « flottement » rappelant certains usages du surréalisme. Ce type de différenciation interne comme si les constituants étaient en suspension est le 1er symptôme du postmodernisme. Le 2nd renvoie « à la façon dont des organismes réagissent à des corps étrangers, cherchent à les encercler et à les neutraliser dans une forme de quarantaine spatiale, de cordon sanitaire. » (166) Il s’agit de « l’enveloppement », qui abolit la structure classique texte/contexte, figure/fond. Ce qui est enveloppé peut servir aussi d’enveloppe. Auparavant, on pouvait distinguer le contexte du texte, alors que aujourd'hui tout est devenu texte. Les éléments d'une œuvre sont « libérés au profit d'une existence semi-autonome, en tant que parcelles d'information dans l'espace saturé de message de la culture, médiatique ou « esprit objectif » du capitalisme tardif. » (169) L'image ou la stratégie de l'enveloppe et de l'enveloppé pérennise qu'aucune des parties n’est nouvelle et que « c'est la répétition plus que l'innovation radicale » qui est désormais en jeu. Ainsi en renonçant au nouveau, se fonde « la prétention à l'originalité historique du postmodernisme en général et de l'architecture postmoderniste en particulier ». (169)
À l'image de la littérature où il existe des unités minimales (nom, verbe, adjectif, etc.) il existe en architecture des éléments articulés entre eux et qui produisent des phrases prenant place dans une grammaire plus générale qu’est l'urbain. Ainsi, dans une lecture historique, la pièce moderne ne prend naissance que comme conséquence à l'invention du couloir au XVIIe siècle et matérialise l'idée d'intimité (produite par la famille nucléaire et la formation de la subjectivité bourgeoise). Aussi, « exactement de la même manière que l'expansion de la phrase joue un rôle essentiel dans le modernisme littéraire, de Mallarmé à Faulkner, la métamorphose de l'unité minimale est fondamentale dans le modernisme architectural dont on peut dire qu'il a tenté de transcender la phrase dans l'abolition de la rue. » (174) L'observation de la maison d'architecte de Frank Gehry en Californie, nous montre l'éclatement de l'illusion de forme organique qu'on pouvait observer au sujet de cette maison avant sa rénovation : les ajouts font à la fois partie de la nouvelle construction, « tout en se tenant à distance d’elle comme des corps étrangers ». (181) Les plans imaginés par l’architecte montrent des lignes de fuite, des perspectives multiples : pour lui, « le monde fuit vers une multitude de points, et il n'en présuppose aucun en relation avec un être humain debout. L'œil humain conserve une importance critique dans le monde de Gehry mais le sentiment de centre n'a plus sa valeur symbolique traditionnelle. » (182)  Plus généralement, on peut voir que si les grandes émotions négatives du modernisme étaient l'angoisse, la terreur, et l'horreur, les nouvelles intensités du postmodernisme sont qualifiées de « mauvais trip et de subversion schizophrène » marquant « le désordre d'une existence dispersée, désordre existentiel, perpétuelle distraction temporelle. (184)
Il y a donc trois caractéristiques symptomatiques de l'élément postmoderne : absence d'intérieur et d'extérieur ; désorientation et perte de l'orientation spatiale ; désordre d'un environnement où les choses et les gens ne trouvent plus leur place. Si, par le passé, l’art avait la vocation de re-stimuler la perception, « à reconquérir une fraîcheur d'expérience sur la torpeur habituée et réifiée de la vie quotidienne » (190), aujourd'hui, cette esthétique est dépourvue de toute signification. La nouvelle perception, induite par l'emprise des outils médiatiques sur nos vies, redéfinit notre appréhension de la réalité. La mémoire (Proust) ne peut être convoquée, sinon celle fabriquée à partir de ces médias.

5) Lecture et division du travail (phrases)
La littérature contemporaine, celle du nouveau roman, livre t-elle une information sur l'évolution du capitalisme tardif ? Conforte-t-elle la lecture de Bourdieu de l'esthétique comme pur signe de classe et comme consommation ostentatoire ? « Finalement, s’agit-il de questions « angoissées » ou de simples sujets de curiosité purement académiques ? » (202) Le travail littéraire de Claude Simon montre la dissociation entre un contenu et une forme, celle-ci, « une évocation rhétorique presque sans fin » (204), prend le dessus. Dans l'esthétique postmoderne, la temporalité disparaît au profit de l'espace. Ainsi, se développe « un scepticisme envers une expérience phénoménologique profonde ». (206) La description des choses montre l'effondrement de la description et l'échec du langage. On peut établir une sorte de parallélisme avec le taylorisme du nouveau roman comme spécialisation en chaînes autonomes, indiquant «l'absence de signification et de devoir transmettre l'absence d'intention ». (216) Il n'y a pas de page introductive, comme dans le roman traditionnel, qui permette l'identification au sens large. Dans le roman traditionnel, le romancier étiquette les composants et les éléments essentiels de l'histoire à venir : notre travail pendant sa lecture est « de ré-assembler ces composants au sein d'une action plus large, qui n'est pas encore « nommée » (le récit lui-même). Mais ce travail, nous devons aussi continuer à le faire, dans le nouveau roman, car, en plus de décider, ce qu’est l'objet (l'homme sur la bouche d'incendie), nous devons toujours « décider » « qui » il est, c'est-à-dire où il trouve sa place dans l'intrigue plus large. » (217) Le nouveau roman se présente donc comme « un nouvel outillage pour enregistrer la matière première de la vie quotidienne, et, en même temps, un nouveau « dispositif libidinal » pour faire face à ces chocs kaléidoscopiques, que Benjamin, suivant Baudelaire, associait au paysage industriel moderne. » (220) De surcroît, la réception ou la consommation de ces objets est impossible à distinguer de leur production. « Nous devons lire les phrases mot à mot, ce qui est déjà chose inhabituelle et douloureusement étrangère dans une société de l'information où la priorité est mise sur le raccourci et la reconnaissance immédiate, afin que les phrases soient, soit survolées, soit prêtes à l'avance pour une assimilation rapide comme autant de signes. » (221) Le postmodernisme conduit à une agitation, à un rapport frénétique au temps. Tout se passe, comme si « nous sommes dégoûtés et fatigués du subjectif en tant que tel, sous ses formes classiques (qui inclut temps et mémoire profonds) et que nous voulons vivre à la surface quelque temps. » (227)

6) L'utopisme après la fin de l'utopie (espace)
« Si les mots expérience et expression semblent toujours en adéquation avec la sphère culturelle du moderne, ils sont totalement déplacés et anachroniques dans une ère postmoderne, où, si la temporalité y a encore sa place, il vaudrait mieux parler de l'écriture du temps plus que d'une expérience vécue, quelle qu’elle soit. » (231)
La reconfiguration de la perception spatiale vient de la transformation économique du capitalisme : de sa phase impérialiste et monopolistique, il devient multinational.
L'art conceptuel naît sous le signe de la spécialisation en dissolvant les formes héritées et en nous laissant en plan dans l'espace lui-même. Le champ spatial est le seul élément dans lequel nous nous déplaçons, et constitue la seule certitude d'une expérience artistique contemporaine. On peut faire un parallélisme avec la nouvelle lecture dans la mesure où « la problématisation déconstructive de la lecture tend aussi à ouvrir le cadre et à nous laisser ailleurs ». (236) Quelles utopies sont à l'œuvre aujourd'hui dans le postmodernisme ? Sachant que le postmodernisme va de pair avec la fin des idéologies, la fin du marxisme, et donc la fin de l'utopie (avec l'affirmation corollaire grandissante des dystopies), alors que l'utopie caractérisait les chemins modernistes du cubisme, du dadaïsme ou du surréalisme.
De nouvelles façons de lire une œuvre apparaissent : comment regarder ces nouvelles choses ensemble, et inventer entre elles un rapport perceptuel ? «  Ce qui se manifeste maintenant, c'est une sensibilité généralisée « aux ruptures et aux discontinuité, à l'hétérogène (pas simplement dans les œuvres d'art), à la Différence plutôt qu'à l’Identité, au vide et aux trous plutôt qu’à des tissus sans couture, et des progressions narratives triomphantes, à la différenciation sociale plutôt qu'à la Société et sa « totalité », dans laquelle baignaient et se reflétaient les anciennes doctrines de l'œuvre monumentale et de l'universel. » (248)
Il y a là, comme une mort du sujet, y compris de l'inconscient, comme si celui-ci ne fut qu'une illusion historique produite par certaines théories dans une configuration spécifique.

7) Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

Partie 1 : immanence et New historicisme
Il y a un intérêt à définir le postmodernisme comme « celui où les avant-gardes et les mouvements collectifs traditionnels deviennent impossibles » car ça alimente des « formes de ressentiment » à l’égard de ces mouvements « d’ancien type » accusés de « simulacre ». (270) « La pensée et la culture contemporaine sont profondément nominalistes. » (271) Pour saisir les changements il faut se situer dans une histoire, ici celle de l’introduction du concept de texte qui innerve toutes les sphères sociales (politique, biens de consommation, vie quotidienne, guerre, la ville, le corps…). Un penseur comme Levi-Strauss anticipe ce basculement postmoderne en s’attachant aux « entités locales », donc se débarrassant en quelque sorte des entités globales comme celle de société pour privilégier des morceaux « de texte » exprimant le même substrat sous le mode de l’homologie : parenté, mythe, organisation… Dans chacun d’entre eux est dégagée « une structure abstraite qui semble être à l’œuvre, conformément à leur propre dynamique interne particulière, » évitant ainsi « l’établissement de priorités ontologiques ». (273) Rien ne domine, ni la parenté, ni l’organisation spatiale. « Mais pour garantir cette indifférence, cette non-hiérarchie des différents sous-systèmes, une catégorie externe est nécessaire, et c’est celle de la « structure » elle-même. » (273) Chemin faisant la notion ou l’opérateur « homologie » s’avère  « aussi sommaire et vulgaire » que celle « de base et superstructure », car il fait appel au bout du compte « à une sorte d’intention – la structure sous-jacente -, si bien que le texte concret semble désormais constituer l’expression ou la réalisation de cette intention formulée indépendamment. » (274) Pour autant, il faut conserver les apports structuralistes qui permettent d'établir « toute une série de relations nouvelles entre des matériaux de diverses sortes » à l'inverse de ce que pratique le New Historicism qui verse dans l'immanence reflétant ainsi le malaise de l'historien face aux généralisations théoriques (Ginsburg, Thompson…). Un autre courant du même style est l'anthropologie narrative (Geertz).
Le  New Historicism est « un montage d'attractions historiques dans lequel une énergie théorique extrême n'est capturée et déployée que pour être refoulée par une valorisation de l'immanence et du nominalisme, qui peut prendre l'aspect soit d'un retour à la chose elle-même, soit d'une résistance à la théorie. » (275) Ainsi, la juxtaposition d'éléments disparates fournirait un sens, une interprétation d'une époque donnée, comme le montage cinématographique, qui incite le spectateur à sortir d'une contemplation (dessein d'Eisenstein par exemple). Il suffirait d'évoquer les choses pour que le sens émerge, le spectateur ou le lecteur assemblant ces éléments disparates (comme avec la pub), en fonctionnant par homologies. Une question demeure : un des niveaux proposés ou utilisés lors d'une homologie possède-t-il « une priorité suprême ou une valeur explicative privilégiée. Ou, pour le dire à l'envers, s'il est possible d'inventer une manière de faire des homologies, sans se faire aspirer en retour dans l'idéologie de la « structure » et se retrouver soi-même à établir des priorités et des hiérarchies contre sa propre volonté. » (287)
Comment subvertir le système ? La réponse de Deleuze est : la force du désir. Alors qu'il est évident que celle-ci entretient le système de consommation développé par le capitalisme tardif. Si le système est total (Foucault), alors on ne peut pas en sortir. Même le désir en fait partie. Et plus « l'ordre existant est corrompu et mauvais, moins est grande la probabilité que quelque chose de bon en sorte. » (297) L'approche marxiste est très différente : « la désirabilité du socialisme (et l'intolérabilité du capitalisme) », vient de ce que « le socialisme est déjà en train de naître au sein du capitalisme. » Cependant, nous sommes pris à l'intérieur de la culture du marché, et « la dynamique interne de la culture de consommation est une machine infernale dont on ne peut pas échapper par la réflexion, (ou des positions moralisantes) : une propagation et une réplication infinie du « désir » qui se nourrit de lui-même et n'a aucun extérieur ni assouvissement. » (298) Aussi, une critique du marché doit sortir de ce système et voir le socialisme comme système alternatif. Pour cela on peut faire un parallélisme avec la photographie et la psychanalyse qui révèlent ce qui « excède l'intention » (307) : le hasard, l'accident. Il existe des puissances d'agir suprapersonnelles : le marché en est une, mais les concepts de classe, de conscience, de classe ou de sujet de l'histoire (Lukács) en sont aussi. Nous avons du mal à nous les figurer, et pourtant nous les nommons. Une chose est de croire à l'existence de cette nouvelle entité, une autre est de la saisir comme figure de ce que, pour commencer, nous ne pouvons pas vraiment penser ou représenter. » (311)

Partie 2 : la Déconstruction comme Nominalisme
Claude Lévi-Strauss a enseigné que les noms appartiennent à des systèmes de classification. Il y a donc une « vanité du langage » en général « dont les propriétés inextricablement généralisantes, conceptualisantes et universalisantes glissent sur la surface d'un monde de choses uniques et non généralisables. » (327)
En utilisant le travail de Marx dans le Capital, on pourrait dire que la valeur d'usage est « le domaine de la différence et la différenciation en tant que telle », tandis que la valeur d'échange est « le domaine des identités ». Plus généralement pour Marx la valeur proprement dite et la valeur d'échanges sont synonymes. (331) Quand Marx établit qu'une livre de sel équivaut à trois marteaux, il est clairement dans « le domaine de la métaphore » (332) ou « conceptualisation » (339). Le cheminement de Marx consiste à partir le l'intuition des choses complexes pour produire des idées simples contrairement à ce que spontanément on pourrait faire. « Il faut d'abord positionner l'abstraction et la pensée conceptuelle dans le sens plus vaste de l'opération de la loi de la valeur avant de pouvoir comprendre les effets philosophiques et linguistiques plus spécialisés. » (333) Ainsi, cette loi de la valeur, ce mode de comparaison des objets différents postulant leur équivalence, débouche sur « une nouvelle sorte de mouvement par lequel d’innombrables équivalences s’empare d'une grande variété d'objets. » (334) « C'est alors la forme valeur totale ou développée, une sorte de chaîne d'équivalences infinie ou infiniment provisoire qui parcourt l'objet monde d'une formation sociale. » (334) Dans cette perspective, on peut transcoder le fétichisme de la marchandise en un vaste processus d'abstraction. (335) Et même réfléchir aux relations entre cette abstraction économique (la valeur) et « cet autre cas abstrait et universel, que sont l'État et la volonté générale. » (336) On observe dans l'histoire de la philosophie, trois manières d'articuler, le concret et l'abstrait : Kant pose comme postulat un monde dualiste entre l'apparence humaine et l'existence d'un monde impensable et non-humain de choses en soi. Une autre position, celle de De Man, est nominaliste. Aussi, ce qui est « nécessaire, c'est un diagnostic culturel et social plus large de l'impératif nominaliste à l'époque contemporaine : la tendance à l'immanence, cette fuite, par rapport à la transcendance, devient sous cet éclairage un phénomène privé ou négatif, dont le côté positif ne peut être révélé que par la seule hypothèse du nominalisme, comme force sociale et existentielle à part entière. » (355)

8) Le postmodernisme et le marché
À propos de l'idéologie, Marx évalue les rapports des idées et valeurs de liberté et d'égalité avec le système d'échange (Grundrisse). Il avance que ces concepts et valeurs sont réels et objectifs, générés organiquement par le système marchand et qui lui sont indissolublement liés, et peuvent en pratique se traduire en non-liberté et inégalité. Car, en régime capitaliste, « c'est une aspiration aussi pieuse que stupide que de souhaiter que la valeur d'échange ne se développe pas en capital, ou que le travail qui produit la valeur d'échange ne se développe pas au travail salarié. » (cité p. 369) La conception de l'idéologie de Marx utilise la figure de la photographie issue de son époque (la camera obscura) qui laisse à penser que la dimension idéologique est « intrinsèquement incorporée à la réalité, qui la secrète comme caractéristique obligée de sa propre structure. Cette dimension est donc profondément imaginaire dans un sens réel et positif. » (370) Elle est donc au centre de la lutte entre classes sociales, et de ce point de vue, « la rhétorique du marché a été une composante fondamentale (...) pour la légitimation ou la délégitimation du discours de gauche. » (371) La victoire idéologique consiste à laisser penser qu'aucune société ne peut fonctionner efficacement sur le marché et que la planification est impossible. Puis que le socialisme n'a rien à voir avec la nationalisation. Et enfin, que le socialisme n'a plus rien à voir avec le socialisme lui-même sous-entendant que le marché est dans la nature humaine.
Il faut remarquer les affinités entre la conception marxienne de l'économie politique et le royaume de l'esthétique qui partagent l'idée d'un mouvement dual entre un plan de la forme et un plan de la substance.
Notons une évidence : aucun marché libre n’existe aujourd'hui dans le royaume des oligopoles et multinationales. Il n'existe donc que comme slogan, comme rhétorique. Ceci assurant un glissement de la conceptualité de la production vers celle de la distribution et de la consommation. S’impose en effet l'idée que le monde fonctionne à la maximisation des actions et que ce processus s'impose à tous. L'idée de transcendance disparaît. C'est le symptôme du postmodernisme. Nous sommes en quelque sorte « libérés de toutes sortes de mythes plus proprement « irrationnels » sur la subjectivité, et pouvons porter notre attention sur cette situation précise, sur cet inventaire des ressources disponibles que constitue le monde extérieur, et que l'on doit, en fait, maintenant appeler l'Histoire. » (380) Les plaisirs de la consommation apparaissent « comme les conséquences idéologiques imaginaires à l'usage de consommateurs idéologiques achetant à l'intérieur de la théorie du marché, dont ils ne font pas eux-mêmes partie. » C'est l'émergence de « la nature du client professionnel à plein temps. » (381) Ainsi que l'écrit Marx, « il existe une relation qui résulte de l'interaction consciente d'individus, mais qui ne fait pas partie de leur conscience et n'est donc pas subsumée sous eux en tant que totalité. Leurs collisions peuvent susciter une puissance sociale étrangère qui se dresse au-dessus d’eux. » (cité p. 383)
Les échecs historiques de la rénovation de la révolution soviétique ou de la révolution culturelle en Chine expliquent « le triomphe universel de la raison cynique dans le consumérisme omniprésent du quotidien postmoderne. Il ne faut donc pas s'étonner que ce profond désenchantement à l'égard de la praxis politique a eu pour résultat la popularité de la rhétorique de l'abnégation marchande et l’abdication de la liberté individuelle à une main visible désormais gigantesque. » (386) Par ailleurs, le marché physique disparaît, alors que s'identifie le produit à son image (sa marque ou son logo), et s'effectue une symbiose entre le marché et les médias balayant les frontières et entraînant « le remplacement de l'ancienne séparation entre la chose et son concept (l'économie et la culture, la base et la superstructure) par une indifférenciation des niveaux. » (387) Plus encore, « ce ne sont plus les produits commerciaux du marché qui, par la publicité, deviennent des images, mais, au contraire, les processus, même de divertissement et de narration de la télévision commerciale, qui sont, à leur tour, réiffiés et transformés en autant de produits : depuis le récit par épisode, avec ses segments et ses ruptures temporelles, quasi stéréotypées et rigides, jusqu'à l'effet des angles de vue sur l'espace, l'histoire, les personnages et la mode, en passant, pour beaucoup, par un nouveau processus de production des stars et célébrités, qui paraît distinct de l'expérience historique ancienne et plus familière » de la sphère publique : émergence d'un nouveau domaine de la réalité de l'image qui devient semi autonome. « Le référent n'existe plus. » (389)

9) Nostalgie du présent
Un roman de Philipp K. Dick, publié en 59 est symptomatique de ce moment d'après guerre, où les Américains aspirent à retrouver une quiétude (telle une régression infantile avec le symbole du village) au milieu des peurs de l'agression communiste symbolisée ici par les extraterrestres ou de la pauvreté du tiers-monde. Ce roman a une valeur paradigmatique pour les questions de l'histoire et de l'historicité en général, et présente des analogies avec l'émergence du roman historique au début du XIXe siècle, époque à laquelle elle correspondait à celle des classes moyennes triomphantes, dont le récit et le projet s'avéraient distincts de ceux des précédents sujets de l'histoire comme la noblesse féodale. Dans cette perspective, la science-fiction entretient un rapport « dialectique et structural avec le roman historique, rapport de parenté et d'inversion tout à la fois, d'opposition et d’homologie » (397), la SF correspondant au déclin de l'historicité précédente. L'historicité peut se définir «comme une perception du présent en tant qu'histoire ; c'est-à-dire, comme une relation avec le présent qui, d'une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport à l'immédiateté, qui est, à la fin, qualifiée de perspective historique. » (398) Dans cette fiction, comme dans d'autres, l'action se déroule dans une petite ville nord-américaine. Et dans le calme de la vie quotidienne, se déclenche soudainement la violence. L'histoire pénètre sous forme d'idéologie ou de mythe charriant l’exceptionnalisme américain, avec sa petite ville préservée dans ses moindres détails comme un simulacre, un Disneyland. Et le mal finit par devenir une image. Ainsi se dessine l'image des années 60 comme une fin des théories de la transgression. Tout est mis sur le même plan. Les autres éléments qui ressortent montre un inconscient collectif en train d'essayer d'identifier son propre présent, possédant une absence de but particulier, et même une identité.

10) Élaborations secondaires
1) Prolégomènes à de futures confrontations entre le moderne et le postmoderne
Dans le postmodernisme, tout n'est-il pas spatialisé ?
Se pose la question de l'historicité et de la comparaison entre époques différentes. Quand on compare les productions historiques, on historicise les époques, et au final on bâtit une histoire universelle avec un paradigme permettant de qualifier telle ou telle époque et de décréter par exemple qu'un auteur est plus grand qu'un autre.

2) Notes sur une théorie du moderne
Le postmodernisme appuie sur les particularismes (de genre, d’ethnie…). Cette qualification permet de postmoderniser des auteurs classiques comme Flaubert, mais certains passent à la trappe comme Paul Valéry, pourtant figure centrale du mouvement moderniste. L'ennui qui nous guette à la lecture des « classiques » révèle quelque chose de nos postures et du changement de paradigme. D'ailleurs, il faut distinguer le modernisme de la modernité et de la modernisation. Ce dernier mot est la description sociologique du processus de transformation. Il ne faut pas confondre ces différents niveaux. Ainsi, « les divers modernismes ont constitué des réactions violentes contre la modernisation » (424), car ils étaient contre le marché (alors que le postmodernisme le célèbre), et secondairement contre le progrès industriel, la rationalisation, la réorganisation de la production et de l'administration selon des méthodes efficaces, la démocratie parlementaire, les journaux bon marché, etc. L'expérience de la machine est un marqueur capital du modernisme esthétique que le symbolisme illustre à la fin du XIXe siècle, puis à travers le futurisme et son enthousiasme pour la technologie et la machine, auquel succède une valorisation de la Grande œuvre valorisant un nouvel ordre social inimaginable (Mallarmé), puis le modernisme tardif arrivant après la grande rupture politique et économique de la dépression des années 30 promouvant une nouvelle conception du réalisme social sur fond d'angoisse collective liée à la guerre mondiale. Enfin, émerge la figure du grand démiurge ou prophète (Proust, Kafka, Picasso…).
Le motif poststructuraliste de la mort du sujet, signifie la fin de l'individualisme entrepreneurial et les valeurs romantiques associées comme celle du « génie ». Notre ordre social est plus riche en information, plus cultivé et socialement plus démocratique (universalisation du travail salarié) : « Ce nouvel ordre n'a plus besoin de prophètes et de visionnaires de type ou moderniste et charismatique, que ce soit chez ses producteurs culturels ou ses hommes politiques. De telles figures ne conservent plus aucun charme, plus aucune magie pour les sujets d’une ère de l'entreprise collectivisée et postindividualiste. » (427) [En même temps, le culte du chef ne disparaît pas.] L'Art moderne pouvait tirer son pouvoir dans sa capacité à représenter une survivance archaïque au sein d'une économie modernisatrice en glorifiant les anciennes formes de production individuelle et en promouvant une vision utopique d'une production plus humaine. Le modernisme correspond donc « un moment inégal de développement social », « la simultanéité du non-simultané » (Ernst Bloch cité p. 429), Symbolisée, en particulier par l'œuvre de Kafka : ses plaisirs et ses cauchemars proviennent «de la façon dont l'archaïque égaie la routine et l'ennui et de la manière dont la paranoïa bureaucratique et juridique traditionnelle pénètre le vide de la semaine travaillée et fait que quelque chose, enfin, se passe ! La morale semble alors que le pire est mieux que rien du tout, et que les cauchemars sont un soulagement bienvenu à la semaine de travail. » Il y a là « la soif du pur évènement ». (431) Cette appropriation du négatif par une force positive s’exprime aussi à travers la paranoïa (maladie postcontemporaine), dont la satisfaction réside dans la certitude que tout le monde est toujours en train de vous regarder à tout instant.
Par rapport à cela, il faut définir le postmoderne comme « une situation où la survivance, le résidu, le rescapé ou l'archaïque a finalement été balayé sans laisser de traces. Le passé lui-même a donc disparu dans le postmoderne (avec le « sens du passé » bien connu, ou l'historicité, et la mémoire collective). » (431) En ce sens, le modernisme, se caractérise par une situation de modernisation incomplète, et donc le postmodernisme est plus moderne que le modernisme lui-même. Si on entend la modernisation comme la base, et le modernisme comme la superstructure en réaction au développement ambivalent, alors le terme de modernité désigne la tentative de faire quelque chose de cohérent à partir de la relation entre base et superstructure. La modernité « décrirait le sentiment que les modernes ont d'eux-mêmes » ; le mot se rapporterait aux producteurs et aux consommateurs, à leur sentiment de produire des biens ou de vivre au milieu d’eux. « Ce sentiment moderne semble maintenant résider dans la conviction que nous sommes nous-mêmes nouveaux en quelque sorte, qu'une nouvelle ère commence, que tout est possible, et que rien ne sera plus jamais le même ; et nous ne voulons pas non plus que quoi que ce soit reste le même, nous voulons « faire du neuf », nous débarrasser de tous ces vieux objets, ces vieilles valeurs, ces vieilles mentalités et façons de faire, et être d'une certaine manière transfigurés. » (432) Mais, à notre époque, le mot nouveau n'a plus la même résonance : « le mot lui-même n'est plus nouveau ou original. » (433) « Une façon de raconter l'histoire de la transition du moderne au postmoderne consiste alors à montrer comment la modernisation finit par triompher, et balaie complètement l'ancien : la nature est abolie, avec la campagne et l'agriculture traditionnelle ; même les monuments historiques qui ont survécu, complètement nettoyés maintenant sans exception, deviennent d’étincelants simulacres du passé, et non sa survivance. Maintenant, tout est nouveau ; mais, du même coup, la catégorie, même du nouveau, perd sa signification et devient elle-même un peu une survivance du passé. » (434)

3) La réification culturelle et le « soulagement » du postmoderne
Le postmodernisme se pense comme un renouveau de la production elle-même alors que le modernisme était une révolution dans la production culturelle.
À propos de la réification : dans un premier sens, c'est la transformation des relations sociales en choses ; dans un second sens, c'est l'effacement des traces de la production de l'objet lui-même, du bien de consommation ainsi produit, le consommateur étant libéré de toute culpabilité à propos du travail matérialisé dans les jouets ou le mobilier. Cette réification est donc très fonctionnelle pour une société qui veut oublier les classes sociales. C'est la condition du consumérisme en tant que culture. Ainsi se développe une sorte d'impuissance, liée à l'absence de relations à la production, « une perte progressive d'intérêt pour le moi et le monde extérieur » (440) (analogie avec la description du deuil chez Freud). Le consumérisme apparaît ainsi «comme compensation à une impuissance économique qui constitue aussi un manque absolu de tout pouvoir politique. » (440) Cet oubli des conditions réelles de la production n'empêche pas le plaisir de la consommation. La réification touche les grandes œuvres modernistes : les divers rituels modernistes sont balayés et la production de formes redevient accessible à quiconque désire s’y adonner, mais au prix « d'une destruction préalable des valeurs formelles modernistes (désormais tenue pour « élitistes ») et de tout un éventail de catégories associées et capitales telles que l'œuvre et le sujet. » (442)

4) Groupes et représentation
La dimension artistique et culturelle du postmodernisme est populaire, car elle fait sauter une grande partie des obstacles à la consommation culturelle implicite dans le modernisme. Mais il ne faut pas oublier que « le modernisme ne fut pas hégémonique : il proposait une culture alternative, oppositionnelle et utopiste dont la base sociale était problématique. » (443) Alors que le refus du postmodernisme sur des bases identitaires (microgroupes, minorités), est en lui-même un phénomène postmoderne : quand la critique postmoderne du type Chantal Mouffe revendique le désir d'égalité de tous les microgroupes, elle omet de voir que Marx, dont elle s'inspire, avait fait du schème de l’égalité, le produit du développement du travail salarié. Et par ailleurs, ces micros groupes ne remplacent pas les classes sociales. La revendication de pluralisme apparaît donc comme « l'idéologie des groupes, un ensemble de représentation fantasmatiques qui triangule trois pseudos concepts fondamentaux : la démocratie, les médias et le marché. » (445) Aussi convient-il de « mettre en relation la réalité des groupes avec la collectivisation individuelle de la vie contemporaine. » (446) Et la production de cet étiquetage semble indiquer qu'il n'y a plus d’asociaux : chacun appartient à un ou des groupes, ne serait-ce que nominativement (les SDF par exemple).  Ce qui est ainsi produit, c'est une logique du capitalisme « dépendante de l’égalité des droits à la consommation », comme « elle l’était autrefois du système salarial ou d'un ensemble uniforme de catégories juridiques applicables à tous. » (452) Si l'individualisme est mort, le capitalisme tardif produit sans cesse et sans fin de nouveaux groupes au point d'apparaître le seul mode de production véritablement démocratique. Ainsi, les nouveaux mouvements sociaux sont-ils des formes de résistance à ce capitalisme tardif ou de nouvelles unités générées par le système lui-même afin de s'auto- reproduire ? Les deux positions sont sans doute correctes. Il y a là, entre la puissance d'agir et le système, la résurgence du vieux dilemme marxiste entre volontarisme et déterminisme. Dans cet univers conceptuel, la dialectique, en tant qu'elle est compréhension de ce qui est apparaît comme la méthode qui produit une puissance d'agir. Les luttes locales n'ont une valeur que dans la mesure où elles représentent la lutte globale. Ces deux plans partent à la dérive « chacun de leur côté, pour l'un, dans une lutte abstraite, désincarnée, et vite bureaucratisée pour et autour de l'État, et, pour l'autre, dans une série proprement interminable de sujets voisins. » (458) Ce type de combat occulte la dimension globale et économique de la lutte.

5) L'angoisse de l'utopie
Les promoteurs de ces nouvelles lutte comme Chantal Mouffe défendent un régime d'équivalence qui irait de la lutte pour l'avortement ou l'énergie nucléaire jusqu'à la société dans son ensemble. Mais les nostalgiques des luttes sociales articulées autour des classes affirment qu'elles ne sont pas aussi durables. Un discrédit de la totalité a émergé dans le postmodernisme, notamment justifié par le refus d'une société totalitaire. Pourtant, le principe de totalité est un processus humain habituel tel que Sartre le défend : « processus par lequel un agent, activement poussé par le projet, nie l'objet ou item spécifique et le réincorpore dans le projet-encours plus vaste. » (462) De même, le pouvoir est sollicité pour sécuriser la maîtrise précaire ou la survie fragile des individus. L'hostilité au concept de totalisation apparaît donc comme le rejet d'un projet collectif possible. Certains disent qu'il n'y aurait plus besoin de totalité pensée dans la mesure où la totalisation serait effective. Ce refus de la totalité est un refus de l'utopie (la réconciliation du sujet et de l'objet) et le retour au simple, à l'organique, au village. Il faut cependant assumer politiquement le dessein de complexité dans la société socialiste désirée.

6) L'idéologie de la différence
« L'idéologie des groupes et des différences ne porte donc pas vraiment de coup à la tyrannie, ni politiquement ni idéologiquement. » (471) Son objectif est peut-être simplement dans la remise en cause du consensus qui est l'idéologie du capitalisme tardif, sans toucher toutefois au modèle social total avec ses deux forces principales, les médias et le marché. On peut se demander si l'émergence de cette tolérance de la différence comme fait social n'est pas avant tout le résultat d'une homogénéisation sociale, d'une standardisation et d'un effacement de la véritable différence sociale. Face à la dissolution des liens sociaux induite par le capitalisme avec son individualisme croissant l’attrait pour l'ethnicité se pose comme une forme de résistance. Mais vouloir unifier conceptuellement la société sur la base d'une approche différentialiste est paradoxal. La revendication de la différence est ontologique, et c'est même un principe consubstantiel au capitalisme par rapport aux autres modes de production, car la logique du capital est « individualiste, dispersive et atomisante, une anti-société. » (475) Dans cet univers, le concept de différenciation est un concept systémique dans la mesure où « il transforme le jeu des différences en une nouvelle sorte d'identité sur un plan plus abstrait. » (475) On peut voir à propos de la théorie du sujet, trois manières de l'envisager : le sujet fermé et centré de l'individualisme intro–déterminé, guidé de l'intérieur ; le nouveau non-sujet du moi fragmenté ou schizophrénique ; le sujet non-centré, faisant partie d'un groupe ou d'une collectivité organique. La théorie althussérienne de l'interpellation ne peut pas s'appliquer à la classe sociale (d'ailleurs les exemples de Althusser sont religieux). Néanmoins, l'idée de conscience de classe existe, et on conçoit qu'elle est laborieusement conquise tout au long de l'histoire sociale, puisque c'est le moment « où le groupe en question maîtrise le processus interpellatif d'une manière nouvelle (différente du mode réactif habituel), de telle sorte qu'il devienne, même momentanément, capable de s'interpeller lui-même et de dicter les termes de sa propre image spéculaire. » (478)
Ainsi se pose la question aujourd'hui de la représentativité potentielle de la nouvelle catégorie des groupes comparée à celle plus ancienne des classes sociales dans un monde morcelé. Des groupes qui sont suffisamment petits pour « permettre un investissement libidinal d'un type plus narratif. » (479) Par rapport aux classes sociales, ces groupes semblent avoir des caractéristiques plus identifiables et stables. Ils émergent ou en tout cas l'idéologie de ces groupes émerge simultanément à « la mort du sujet ». C'est la fin des grands récits et l'extension des petits récits. Et il n'y a pas de subsomption possible : les individus ou petits collectifs ne sont pas reliés à des grands comme les classes sociales.

7) Démographies du postmoderne
La croissance démographique, le vertige des foules pour le corps individuel, alimentent le pressentiment que notre moi devient particulièrement précaire. Ainsi, se développe une phobie, « la terreur d'un anonymat, imminent ». « Pareille hypothèse existentielle contribuerait à conforter le statut de la démographie comme matérialisme. » (495) Aussi conviendrait-il de se représenter la multitude sous peine de sombrer.

8) Historiographies spatiales
La réalité postmoderne est plus spatiale que n'importe quoi d'autre. Elle apparaît comme une réaction contre la rhétorique officielle de la temporalité qui marquait le modernisme à la fois comme récit ou idéologie (le futur, l'innovation, le progrès) et comme trace ou mémoire de ce qui tend à disparaître (le rural). Dans le haut modernisme, les gens vivent dans des mondes multiples et des temps multiples, passant de la ville à la campagne pour leurs vacances. Or, dans la conception postmoderne de la nature, on voit disparaître les agriculteurs précapitalistes et « l'homogénéisation essentielle d'une expérience et d'un espace social désormais uniformément modernisés et mécanisés. » (505) D'ailleurs, la périodisation du capitalisme lui-même (primaire, mature, tardif), est, pour certains penseurs, inversée : les premières années, étant désignées comme capitalisme sénile, car affaires de traditionalistes issus de l'ancien monde ; le capitalisme mature reflétant l'épanouissement des grands aventuriers et requins de la finance, tandis que notre époque peut s'appeler capitalisme infantile dans la mesure où tout le monde est né dedans et n'a pas connu autre chose, l'effort des premiers moments ayant cédé place au libre jeu de l'automation. Dans cette analyse, ni l'espace, ni le temps ne sont naturels.
De nouveaux récits apparaissent défendant par exemple la fin de l'Histoire. Ou l'invention d'une histoire irréelle comme substitut à la fabrication de l'histoire réelle. «La fabulation ou la mythomanie et les histoires franchement invraisemblables constitue certainement le symptôme d'une impuissance sociale et historique, le symptôme de ce blocage des possibilités qui ne laisse guère d'autres options que l'imaginaire. » (509) Les effets de cette historiographie postmoderne sont donc moins des effets de connaissance que de distraction et de plaisir, avec « une rhétorique du décentrement », qui « contribue aux attaques officielles, rhétoriques et philosophiques contre la totalité. » (515) La fragmentation, le collage et le nouveau récit agissent comme «séparation spatiale ». Ainsi, par exemple, quand on annonce d'un côté la marée noire en Alaska, et de l'autre, la dernière frappe aérienne au Liban, ces deux évènements activent des zones mentales de référence complètement différentes et indépendantes, alors qu'elles sont intimement liées, puisque la crise de Suez entraîna la construction de pétroliers gigantesques d'une part, et d'autre part eut des conséquences sur la géographie politique au Proche Orient. Ainsi, ces évènements sont juxtaposés, mais pas replacés dans une opération temporelle ou généalogique, dans le sens des logiques traditionnelles d’historicité ou de causalité. « En tant qu'idéologie, qui est aussi une réalité, le « postmoderne » est impossible à réfuter, puisque sa caractéristique fondamentale est la séparation radicale de tous les plans et toutes les voix, et que seule leur recombinaison dans une totalité pourrait apporter une réfutation. » (519)

9) Décadence, fondamentalisme et haute technologie
Alors que « la haute technologie est omniprésente et inévitable, en particulier sous ses diverses formes religieuses, la décadence s’impose par son absence. » (519)
Les mots qui caractérisent le capitalisme tardif : sécularisation, rationalisation, anonymat, désenchantement, mercantilisme, optimisation, déshumanisation, mécanisation, occidentalisation, capitalisme, industrialisation, postindustrialisation, technicisation, intellectualisation, stérilisation, objectivation, américanisation, scientifisation, société de consommation, société unidimensionnelle, société sans âme, folie moderne, temps modernes, progrès. (522)
En s'appuyant sur les textes marxistes on peut établir une succession de stades de développement historique : une rupture entre les sociétés tribales et les modes ultérieurs de production qui connaissent le pouvoir étatique, puis une autre rupture entre les sociétés au pouvoir précapitaliste et cette dynamique très spéciale de l'expansion infinie dont on peut penser qu'elle réinvente l'histoire, puis une autre rupture entre capitalisme et socialisme dans la mesure où celui-ci réinvestit des expériences collectives qui le rapprochent un peu plus des formations sociales précapitalistes, l'éloignant de la fragmentation atomique et de l'individualisme, et enfin un nouveau stade où le capitalisme inaugure une nouvelle sorte d'histoire mondiale, dont la vraie logique est totalisante. Dans ce cheminement, le nouveau et le culte du nouveau est une assignation moderne et postmoderne, mais dans le postmodernisme, rien n’est plus ancien. Ainsi, par rapport au modernisme, le postmodernisme suppose, une modernisation de tous les autres segments de la vie sociale au niveau mondial. De ce point de vue, la décadence n'est-elle pas comme une résistance d'un passé qui ne passe pas, comme une inadaptation ? Elle est aussi, en quelque sorte « la prémonition même du postmoderne» (527), décrivant un avenir dans des formes plus fantastiques. « La décadence vient devant nous comme l'indéracinable altérité du passé » et des autres modes de production. (527) Elle signifierait à travers les messages de la science-fiction le déclin de la technologie. Et plus largement elle signifie la disparition du contenu au profit de celui de la forme (les effets spéciaux). La forme devient « une marchandise à part entière ». (531)
Dans cette perspective, l'aspiration au spirituel n'existe plus. « L'une des suprêmes réussites du postmodernisme est la totale éradication de toutes les formes de ce qu'on appelait jadis l'idéalisme dans les sociétés bourgeoises ou même précapitalistes.» (533) Y compris, au sein de la sphère religieuse. Le fondamentalisme constitue même un phénomène postmoderne. Par exemple la révolution iranienne islamique lancée contre le Shah car agent de la modernisation, était aussi anti-moderne que postmoderne par son insistance sur tous les traits fondamentaux d'un État moderne, industrialisé et bureaucratique. Le discours religieux avait nécessairement été transformé et réadapté par la modernité comme discours abstrait collant à un nouveau type d'homme. Et donc le postmodernisme serait une sorte de retour aux fondamentaux de la religion, mais « simulé ».

10) La production du discours théorique
Par rapport aux concepts connus et reconnus du marxisme comme aliénation, réification, marchandisation qui ont tous donné naissance à des tendances idéologiques spécifiques pour ne pas dire des écoles, le terme de séparation a été en partie occulté, alors que Marx, en fait une notion fondamentale, la séparation du prolétariat des moyens de production. Cette notion est devenue « encore plus pertinente pour notre propre période, et pour le diagnostic du postmodernisme, où la fragmentation psychique et la résistance aux totalités, l'interrelation par le biais de la différence, ainsi que le présent schizophrénique, et par-dessus tout la délégitimation systématique décrite ici, illustrent tous, d'une manière ou d'une autre, la nature et les effets protéiformes de ce processus disjonctif particulier. » (549)

11) Comment cartographier une totalité
Pour cela, il faut revenir à la notion de mode de production en s'inspirant de Baudrillard, Marcuse, McLuhan, Henri Lefebvre, les situationniste, Sahlins… La guerre, faite au concept de totalité se situe dans la crainte d'une société menant à la terreur (société totalitaire), alors qu'il faudrait rappeler « inlassablement la fonctionnalité idéologique du concept ». (552) Le tabou sur ce mot résulte-t-il d'un progrès philosophique ou d'un accroissement de la conscience de soi ? (553) L'affaiblissement des concepts généraux ou universalisants semble indiquer ou marquer une période (quand, à d'autres moments, ce genre de concepts vivaient des moments privilégiés comme par exemple celui de structure chez Althusser). L'idée de base de ce concept est de décrire « la mise en connexion de divers phénomènes ». (554) Le concept de mode de production permet de coller non seulement à ce qui arrive, mais aussi de penser le changement dans l'histoire et de dégager des formes nouvelles  d’historicité. Aussi, « si le postmodernisme, en tant que troisième stade élargi du capitalisme classique, est une expression plus pure et plus homogène de ce dernier, d'où ont été effacées (par leur colonisation et leur absorption par la forme marchande), un grand nombre des enclaves de la différence socio-économique qui avait survécu jusqu'à aujourd'hui, alors il paraît raisonnable de suggérer que le déclin de notre sens de l'histoire, et notamment notre résistance aux concepts globalisants ou totalisants, comme celui du mode de production, sont précisément une fonction de cette universalisation du capitalisme. Là où tout est désormais systémique, la notion, même de système paraît perdre sa raison d'être, ne réapparaissant que par un « retour du refoulé », sous les formes les plus cauchemardesque du « système total » fantasmé par Weber, Foucault, ou 1984. » (557)
Mais un mode de production n'est pas un système total en ce sens rebutant, car il comprend « une variété de contre-pouvoirs et de tendances nouvelles, de forces aussi bien résiduelles qu’émergentes, qu'il doit s'efforcer de gérer ou maîtriser (conception de l'hégémonie de Gramsci). » (557) Par ailleurs, le capitalisme produit des différenciations dans son fonctionnement interne. Il comprend de même une variété de plans : un examen des évènements historiques, une évocation des traditions et conflits sociaux de classe, une attention portée sur les systèmes de conditionnement socio-économique impersonnels (réification et marchandisation par exemple). « La question de la puissance d'agir, qui surgit régulièrement dans ces pages doit être cartographiée sur ces plans. » (558) Dans ce système, des agents sociaux secrètent des idéologies nécessaires à son fonctionnement. Ce ne sont sans doute pas ceux (les hommes d'affaires) qui sont le plus en prise avec le fonctionnement du capitalisme moderne, mais d'autres agents. « Ce qui est essentiel, c'est que l'idéologie de la culture en cause, articule le monde de la manière la plus utilement fonctionnelle, ou de façons susceptibles d'être réaffectées de manière fonctionnelle. » (560) Un des traits de cette idéologie serait le « vas, y fonce ! » (561) Face à cela, une politique culturelle qui cherche à penser le postmodernisme peut revêtir deux stratégies :
- homéopathique, par laquelle l'offensive se fait par la subversion, cherchant par exemple à ébranler l'image au moyen de l'image elle-même et projetant « l'implosion de la logique du simulacre, à force de doses toujours plus fortes de simulacres. » (562)
- une stratégie conservant un concept impossible de totalité afin de dévoiler le processus unifiant de la stratégie du capital en s'appuyant sur la construction des trois stades historiques du capital, générant un type d'espace qui lui est propre. Le premier de ces espaces est le capitalisme de marché, réorganisant « un ancien espace sacré et hétérogène en une homogénéité géométrique et cartésienne, un espace d'équivalences et extension infinies », marqué par la taylorisation, la lente colonisation de la valeur d'usage par la valeur d'échange, la démystification réaliste des formes anciennes de récits transcendants (cf Don Quichotte), la standardisation du sujet et de l'objet, la dénaturation du désir et son ultime remplacement par la marchandisation (le succès). En passant du marché, au monopole, ou au stade de l'impérialisme, on observe une contradiction grandissante entre l'expérience vécue et la structure ou entre essence et apparence. Le sens de ce qu'un individu vit, la vérité de cette expérience, ne coïncide plus avec le lieu où elle prend place. « Ces coordonnées structurelles ne sont plus accessibles à l'expérience vécue immédiate, et ne sont souvent même pas conceptualisées par la plupart des gens. (…) Si l'expérience individuelle est authentique, elle ne peut être vraie ; et si un modèle scientifique ou cognitif de ce même contenu est vrai, alors il échappe à l'expérience individuelle. » (564) Le postmodernisme émerge pour surmonter ce dilemme et inventer des stratégies nouvelles avec son nouveau jeu d'absence et de présence. Il faut alors introduire un concept allégorique, le jeu de la figuration, afin de transmettre un sentiment d'inaccessibilité de ces réalités mondiales nouvelles et énormes à tout sujet individuel. Ces réalités fondamentales sont irreprésentables. Chez les écrivains, on voit poindre l'idée que chaque conscience est un monde clos si bien qu'une représentation de la totalité sociale prend la forme d'une coexistence de ces mondes subjectifs qui jamais ne se croisent. Enfin, apparaît l'âge du réseau multinational ou capitalisme tardif. L'espace qui émerge alors implique « la suppression de la distance et la saturation inexorable de tous les vides restants et de toutes les places libres. » (566) C'est le moment du « décentrement et de la dispersion, fragmentée et schizophrénique du sujet » (567), fragmentation aussi de la politique, avec la difficulté d'unifier les actions locales et les actions globales qu'on a pu retrouver au sein de certains mouvements particuliers. L'idéologie demeure cette fonction nécessaire à toute forme de vie sociale de représentation de celle-ci afin de montrer l’écartèlement entre le positionnement local du sujet individuel et la totalité des structures sociales dans lesquelles il est situé, et permettant de cartographier cette réalité disparate. Cette cartographie cognitive n'est en réalité rien d'autre qu'un nom de code pour conscience de classe. (573)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Radiographie d'un jeu spécifique

Sociologie du concours

La mise à jour de son histoire personnelle