Franck Courtès : À pied d'œuvre


 Franck Courtès, À pied d'œuvre, Gallimard, 2023, 164 p. (epub) 

Il s'agit d'une auto-fiction. L'auteur photographe déclassé par l'apparition du numérique décide de changer d'expression artistique et de devenir écrivain. Bien qu’obtenant un certain succès dans cette entreprise (ventes, médiatisation, prix littéraire), ce travail ne lui permet pas de subvenir à ses besoins. C'est alors qu'il entreprend mille métiers. Ce livre est le récit de tous ces petits boulots et statuts précaires exercés dans le champ du travail manuel dont l'existence a été renforcée par l'apparition de plateformes permettant d'ubériser le travail : faire le ménage, déblayer les gravats, faire le taxi, aider les personnes, travailler dans le bâtiment, etc. Le premier point fort du récit réside précisément dans le détail de toutes ces activités, une approche quasi documentaire – où il n’est pas vraiment question de « style » littéraire -  sur une certaine réalité monde du travail, et sur les effets délétères d’un corps supplicié. L’auteur a beau se débattre dans ce nouvel univers, il vit chichement. Il constate alors que « l'esprit rectifie de lui-même, la taille des désirs ainsi qu'il le fait lorsqu'il doit, après un accident, habituer le corps à un handicap. » (10) Le second point fort relève des réflexions sur les représentations des statuts sociaux et du travail. Ainsi tel client qui « s'étonne quand je lui dis que je suis écrivain. Manœuvre, c'est un boulot, pas un métier. D'ailleurs, on dit petit boulot, jamais petit métier. Mon métier, c'est écrire. » (34) Il existe pourtant quelques bénéfices à cette situation, « la joie inédite du travail terminé à une heure précise, l'apaisement d'une journée accomplie. Le travail artistique, lui ne se termine jamais tout à fait. On reste des semaines, des mois ou des années, l'esprit occupé par une activité en cours, en suspens. » (42) Mais il souffre du décalage induit par les deux images qu’il porte, comme cet interlocuteur « étonné de voir l'auteur d'un roman soigneusement rangé dans sa bibliothèque lui apporter son risotto végétarien, il attend d'avoir fini de déjeuner pour s'assurer qu'il ne se trompe pas. Il me demande si je suis bien moi, de ce ton trop doux dont on use dans la chambre d'un malade, d’une voix d'infirmière. » (98) Et même plus largement, il est conduit à des considérations sur la mondialisation, heureuse pour certains et malheureuse pour beaucoup puisqu'on a « fini par voir débarquer chez nous, ces fameux africains, dont ma mère utilisait la faim pour me faire finir mon bifteck quand j'étais enfant. » (122) Cette concurrence sur le marché du travail précaire avec le monde entier l’amène aux portes de l’amertume du sentiment de déclassement collectif : « nous ne ressemblons pas aux natifs des classes populaires dont nous venons pourtant grossir les rangs. Nous nous souffrons du souvenir que nous avons de nos anciens privilèges. Nous ne trouvons nulle réconfort chez les autres pauvres. Si nous sommes incapables de suivre le train de vie de notre classe d'origine, nous sommes rejetés par notre nouvelle classe qui n'accrédite pas entièrement notre malheur trop récent. » (130) Aux portes seulement, car le récit porte aussi l’auto-dérision nécessaire pour tenir vaille que vaille.

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