Interrogations sur le communisme du 21e siècle

 


Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail. Conversations sur le communisme, La Dispute, 2022, 289 p.


Première partie : l’essentiel en accord

BF Dire « le communisme, c'est le régime général de sécurité sociale » c’est faire œuvre de concret et se placer dans le présent, à l'inverse des théories régulationistes ou du capitalisme Monopoliste d'État qui pensent le rapport salarial (ou le salaire), le contrat de travail comme des formes institutionnelles du capitalisme qu’il s'agit d'abolir. Pour elles, il n'y a pas de présent révolutionnaire. Les soignants et leur salaire fondé sur la qualification personnelle, des établissements subventionnés par l'assurance maladie, des hausses de salaire financées sous la forme d'une monnaie marquée, celle de la cotisation, c'est cela le déjà-là communiste.

- Le travail autre

Marx distingue le travail productif qui fournit la valeur et le travail concret qui fournit la valeur d'usage. Mais la production de la valeur ou de la survaleur se fait au mépris du travail vivant et de l'environnement anthropologique ou écologique. Les syndicalistes revendiquent un partage de la valeur, certains parmi eux revendiquent la valeur d'usage du travail concret, et d'ailleurs ces dissidents pensent que la production de valeur disparaîtra avec le capitalisme comme le travail et la monnaie. « Le travail autre, dont je fais une dimension centrale du communisme, suppose qu'on accole un adjectif, capitaliste ou communiste, au travail et à la valeur. » (23) La notion de valeur est-elle vouée à disparaître dans le travail productif communiste ? La société communiste, c'est la souveraineté sur le travail. Et donc, au cœur du salariat capitaliste, il y a la cotisation interprofessionnelle à taux unique pour financer le salaire à la qualification personnelle laquelle est une longue conquête « de l'abstraction communiste contre l'abstraction capitaliste » (26) De la même façon, l'investissement est socialisé, par subvention, comme substitution au crédit. Le travail communiste se fonde « sur l'affirmation du travail vivant et sur la délibération collective de l'utilité sociale de ce qui est produit. » (29) Y compris avec les critères de soutenabilité écologique. Il faut sortir de la confusion entre richesse et valeur car la réduction des richesses produites (les quantités physiques de la production concrète) permet de produire plus de valeur économique, car par exemple il faut plus de travail vivant pour obtenir des aliments plus nutritifs en quantité moindre, avec le souci d'entretenir les ressources naturelles et non de les détruire : « moins de richesse (moins d'aliments), et éventuellement plus de valeur (plus de travail vivant). » (29)

- Le travailleur autre

Cette modification du sens du travail change totalement le rapport des travailleurs à ce travail, puisqu’ils décident de la valeur d'usage. Dans le système capitaliste, le salaire a connu deux étapes : l'invention du salaire à la qualification (par convention collective) qui s'appuie sur un travail considéré comme une substance créatrice de valeur (dans l’indifférence de la valeur d'usage produite = abstraction capitaliste), et donc permet en fonction du niveau de qualification de mesurer les contributions à la production de valeur, libérant ainsi la dépendance du paiement à la tâche ; puis le passage de la qualification du poste à la personne, d'abord au sein de la fonction publique puis s'étend aux entreprises publiques (EDF, GDF, RATP, SNCF), statut qui suit les individus lors de la retraite, mais aussi dans certaines branches professionnelles où on ne peut changer de poste que pour un poste au moins aussi qualifié que le précédent. Quand on additionne toutes ces catégories, on constate qu'un tiers des plus de 18 ans sont concernés par le salaire à la qualification personnelle, ce qui libère les travailleurs de la validation continuelle de leurs compétences.

On retrouve ces transformations et cette hausse des salaires avec l'invention d'une monnaie marquée portée non pas sur le compte bancaire mais sur la carte vitale pour les frais de santé. « C'est un salaire par socialisation de la valeur » (44) où les entreprises cotisent et le régime général solvabilise les travailleurs en fonction de leurs besoins. Cette monnaie marquée suppose un réseau de soignants conventionnés. La convention établie régule le marché en définissant les actes et les prix des soins. Ce système subventionné ôte tout pouvoir aux prêteurs et « permet tant une propriété d'usage de l'outil par le collectif de celles et ceux qui l'utilisent que sa propriété patrimoniale par une collectivité non lucrative. » (45) Les ingrédients donc d'une socialisation communiste de la valeur sont : avances par subvention, propriété d'usage et propriété patrimoniale non lucrative, monnaie marquée, convention entre les producteurs et la caisse. Le cycle subvention/cotisation se construit contre le cycle crédit/profit. « Cet assèchement du capital par socialisation communiste de la valeur ajoutée est un tout autre projet que sa taxation, une pratique vouée à l'impuissance parce qu'elle augmente la puissance du capital. » (46) En effet, la dette renforce le pouvoir des prêteurs et donc est essentiel la logique capitaliste. Il y a donc là les éléments d'un jeu à trois : l'entreprise (propriété d'usage des travailleurs), la caisse d'investissement qui procède aux avances d'argent, et la collectivité sans but lucratif qui est propriétaire patrimonial de l'outil. On pourrait envisager la reproduction de ce système sur d'autres types de production : alimentation, culture, logement, transport de proximité, travail, domestique.

Parallèlement, une nouvelle forme de citoyenneté doit émerger, différente de celle existant aujourd'hui à travers la délégation par le vote et l'impôt. Le système actuel s'appuie sur une fonction publique et une classe politique qui gère en lien étroit avec la bourgeoisie capitaliste les dimensions de la production. Dans le mouvement communiste, être citoyen, ce n'est pas payer ses impôts, c'est définir et assurer la production de la valeur ajoutée et donc assumer la responsabilité de toutes les institutions de la valeur.

FL Dans ce schéma, il existe une anthropologie très nette : « le salut est dans les autonomies, le vertical n'est qu'oppression. » (56) Cette question est un tourment pour la gauche radicale. Il y a en arrière-plan l'idée qu'avec le dépérissement de l'État, la société devient ipso facto une société sans violence. La question de la violence remonte à des prémices anthropologiques sur la nature humaine : est-elle bonne ou est-elle mauvaise ? Pour Spinoza l'homme est à la fois un loup pour l'homme et un dieu. Du coup se pose la question suivante : dans quelles conditions il est plus l'un que l'autre ? Il s'agit donc de penser ces conditions en sachant que cette alternative ne pourra jamais être entièrement dissoute. » (58)

Par ailleurs, toujours sur le plan anthropologique, les objections au schéma de Bernard Friot sont que l'homo œconomicus est un être intéressé et donc il ne fait rien sans qu'on lui ait fait miroiter une satisfaction d'intérêt. Peut-il ne rien faire ? Non, car l'humain est un être de désir et d'activité. Mais dans ce fond anthropologie, il existe aussi la violence qui existe en dehors du capitalisme ou de l'État. Aussi le désir révolutionnaire doit prendre en compte que « toute formation collective emporte sa part de sujétions » et de ce point de vue, il y aura toujours à composer avec des mouvements passionnels (l'envie, la rivalité, la lutte pour la reconnaissance avec la part de violence). (63) Aussi, l'idée que les institutions de la qualification détermineront le niveau de salaire ne doit pas faire oublier qu'en tant que institutions humaines, elles sont imparfaites et donc draineront copinage, réseau, corruption. Comment gérer cette intersection ? Par la composition des commissions, la sélection des sélectionneur, la rotation, etc. Il faut voir avec Spinoza que les affects sont d'autant plus intenses qu’ils naissent de causes imaginaires, libres plutôt que nécessaires. C'est d'ailleurs le fonctionnement du capitalisme de s'imposer comme impersonnel, et comme système, extérieur aux individus. Ainsi on souffre dans le capitalisme car c'est ainsi, alors qu'on rage contre le socialisme puisque ça pourrait être autrement. Si la consommation devient collective et gratuite, socialisée par la cotisation, pour autant toute consommation ne sera pas de cette nature, il restera de la consommation privée. Et donc beaucoup de choses se jouent dans cette consommation privée : l'individualisme et la recherche de différenciation. Le communisme ne peut faire l'impasse sur l'esthétique matérielle. Et cette consommation doit rester monétarisée. Et de ce fait subsiste un marché avec ses formes de concurrence, puisque les consommateurs expriment des préférences (même si les producteurs sont à l'abri du besoin, grâce au salaire à vie), et pour ceux qui réussissent, doit-on développer leur production (autre que locale donc) ? le non-développement devrait être l'option par défaut (pour des raisons écologiques). Pourtant il faut continuer à penser global, malgré la crainte de totalisation, et donc de totalitarisme. Car pour reprendre la main sur les écosystèmes, il faut mettre fin au capitalisme. Par ailleurs, les moyens de production ne peuvent être produits localement : la division du travail oblige à passer du côté macroscopique. De ce point de vue, on ne pourra pas se passer de l'État car il est la forme institutionnelle de ce niveau territorial. S'il faut faire dépérir l'État, alors il faut se poser la question de quel État. Il faut entendre ici « un ensemble de fonctions collectives, rendues effectives par l'autorité, c'est-à-dire la puissance du collectif, dont elles sont investies, et déployées sur une multiplicité d'échelles territoriales dont une échelle macroscopique. Cette échelle macroscopique articule toutes les autres. » (87) Que faut-il donc détruire : la machinerie administrative ? La bureaucratie ? L'État ? La Commune, comme corps politique, constitué d’une somme de fonctions collectives doit posséder une autorité, mais une autorité reconnue. Car le communisme ne peut se passer de fonctions collectives et d'institutions. Il trouve sa force que dans la puissance du collectif, cet alliage d’institutions par la qualification, la détermination du salaire à la qualification, les institutions de caisses économiques, qui pilotent politiquement la division du travail. Cet état communiste ne sera pas une harmonie en actes, « ce sera l'accommodation, toujours foireuse, des passions humaines, des rivalités, des envies, des petites manœuvres misérables. » (90)


Deuxième partie : des désaccords en travail

FL Selon l'idée admise, il y a deux facteurs de production, le capital et travail, chacun méritant rétribution à hauteur de sa contribution. Contre cela, Marx dit la valeur est entièrement produite par le travail, le capital n'étant que du travail antérieur cristallisé. Il fait donc advenir une réalité alternative, et Bernard Friot fait une proposition équivalente à Marx, celle d'une proposition de resignification en utilisant un langage très particulier, un langage issu du religieux, puisque tout semble tendu « dans l'anticipation et la performation d'un avènement, la pleine réalisation du déjà-là communiste dans le salaire à la qualification. » (95)

Contre ce langage de l'annonciation, il faut réfléchir en terme de positivité et de causalité. Et s'éloigner aussi du langage performatif qui incite à voir comme classe pour soi non plus seulement la bourgeoisie mais aussi le prolétariat qui est selon Bernard Friot, une classe révolutionnaire. Celle-ci n'existe en fait que dans un processus de constitution et non pas comme postulation. Ainsi, chacun réfléchit dans sa sphère : le plan analytique-causal pour Lordon, le plan ethico-politique pour Friot. Et on ne peut critiquer un énoncé dans un plan à partir de l'autre plan. Penser une positivité n'a rien à voir avec la polarité combattre/démissionner. Même si pour combattre il faut penser.

BF La distinction réalité/réel, se fait autrement : « à partir d'une connotation positive du réel, comme travail de subversion, de la réalité. » Il y a des réalités concurrentes, et le réel c'est ce qui existe et qui résiste. « Le réel, c'est l'histoire en permanence ouverte, parce qu'il est contradictoire, pris entre les rapports sociaux qui se présentent comme « la réalité » et ce qu'un travail d'espérance institue. » (102) Le processus c'est de nommer un déjà-là non pensé comme tel. Quand Croizat institue le droit au salaire des parents, que la société est solidaire, il le fait dans la réalité capitaliste, alors même qu'il sort le salaire de l'emploi pour le lier à la personne. C'est cela un prédicat communiste. Il existe donc des leviers d'émancipation dont le chercheur peut s'emparer (contre une vision Bourdieusienne de la reproduction, de la domination).

FL Poser un signifiant est bien davantage qu'un acte de simple nomination. Il ne s'agit pas juste de mettre un mot comme communisme. Le signifiant est complexe, composite. De plus, il a une valeur de métonymie ou de condensation « dont l'effet consiste en une donation de sens. » (107) Il s'agit de construire des réalités alternatives pour repousser le discours hégémonique.

BF Ainsi, la sécurité sociale instaure un salaire nécessaire au capitalisme et à son fonctionnement, ou bien, c'est un déjà-là du communisme comme salaire socialisé. C'est une « ressource anti-capitaliste, parce que dégagée de toute logique patrimoniale et attribuée à des travailleurs libérés du marché du travail. » (115) Dans l'idée du salaire socialisé, il existe deux socialisations en répartition antagonistes : le salaire continu et le revenu différé. La pension de la fonction publique et du régime général est du salaire continué puisqu'elle est calculée par rapport à un salaire de référence dont elle vise la continuité. La pension de l'Agirc–Arrco est du revenu différé, puisqu'elle est calculée en fonction des cotisations de la carrière comptabilisé dans un compte personnel, dont elle assure le différé ; la réforme consiste à promouvoir cette seconde forme de répartition contre la première. Dans le premier cas, le retraité est un travailleur, dans le second il est un ancien travailleur qui n'est fondé à recevoir que la part de son salaire qui n'a pas été consommée quand il était productif pour l'affecter à la solidarité intergénérationnelle avec des retraités improductifs. [Cette démarche est difficile à comprendre, car Bernard Friot défend aussi le principe de la cotisation et celle-ci est en rapport avec le temps de travail. Donc on cotise plus ou moins.]

FL Il faut en effet réhabiliter la parole des acteurs de terrain contre l'intellectuel en surplomb (posture qui par ailleurs a donné lieu à une sociologie non pas critique, mais une sociologie de la critique qui glisse vers le pragmatisme comme chez Boltanski et Thévenot), bref se mettre à l'école des faits, celle du matériel historique. Mais s’il suffit de suivre « le sujet historique » qu'est la classe ouvrière, cela ne va pas suffire. [On retrouve là un débat ancien, entre l'idée que la conscience vient de l'extérieur, est adjugée au sens de Lukacs ou qu'elle est immanente, dans une vision populiste]

BF Certes, mais des ouvriers qui en 1946 affectent à l'équipement sanitaire, quatre fois plus de fonds que le ministère de la santé, « personne ne s'y attendait ! » : ils font « la démonstration de leur capacité de créer et de gérer une institution macro-économique décisive pour une socialisation de la valeur ajoutée échappant à la logique capitaliste ! » (133) Les faits ne s'imposent donc pas seulement à l'historien, ils ont été posés par les acteurs eux-mêmes. Longtemps le syndicalisme a milité pour le partage de la valeur ajoutée, ce qui a eu des effets positifs entre les années 1920 et les années 1970 dans la construction du salaire à la qualification. Mais depuis les années 1980, cela ne fonctionne plus avec la globalisation financière du capital qui est en position de ne rien négocier. Les mots d’ordre deviennent inopérants. Ils ne sont pas remplacés par d'autres portant sur la maîtrise de la définition et de la production d'une valeur communiste. La distinction anglo-saxonne entre régime reposant sur la garantie d'un taux de cotisation et régime reposant sur la garantie d'un taux de prestation se fait au profit du premier (Agirc–Arrco).

FL Pour passer d'une classe ouvrière combative à une classe révolutionnaire, il faut « la positivité d'une proposition globale. » (144) C'est la fonction de la proposition énoncée par Bernard Friot, qui ouvre les yeux sur le déjà-là. Il faut aller plus loin avec la fin du l'ère du compromis fordiste et post fordiste, et dépasser les machines syndicales qui entretiennent leurs propres rouages institutionnels en bénéficiant de fonds publics. Toutes les institutions sont périssables sauf celles qui sont mésomorphes et qui intègrent les mécanismes de leur remise en question.

La vision régulationniste de la sécurité sociale c’est que par le transfert de revenus qu'elle permet, elle soutient la solvabilité de la demande ; pour le capitalisme monopoliste d'État, la sécu socialise les formes de reproduction de la force du travail, au-delà du simple salaire en prenant en charge des fonctions collectives utiles à la société et au capital : santé, formation, etc. Pour Bernard Friot les deux explications ne voient pas la portée révolutionnaire de la sécurité sociale. Elles sont dans une logique fonctionnaliste. Pour Frédéric Lordon, l'école de la régulation n'est pas fonctionnaliste. Il faut distinguer le fonctionnalisme qui dit c'est étudié pour, du fonctionnellisme qui dit ça se trouve marcher. Si le « salaire » de 1946 est de type communiste car socialisé, il a néanmoins bien des effets de type revenus de transfert dans une logique capitaliste, car ses effets » s'expriment dans la grammaire capitaliste. En l'occurrence fordienne. C'est ça la prévalence ou la domination : la capacité à ré-exprimer une partie de la logique antagoniste dans la sienne propre. » (165) Et le tout a des propriétés de stabilisation macrodynamiques.

Les critiques de Bernard Friot, à l'endroit de Bourdieu sont du même ordre puisqu'il est le penseur de la reproduction et donc semble indiquer l'éternité du capitalisme. Mais sa réflexion (à Bourdieu), se fait dans un plan discursif autre que celui de Friot. Bourdieu lutte contre l'illusion de l'égalité et de l'école émancipatrice.

BF Les critiques de l'école faites par Bourdieu apportent de l'eau au moulin de ceux qui veulent démanteler les institutions car non efficaces et faire ainsi des économies de redistribution. Par ailleurs, il prend place dans une conjoncture intellectuelle, niant des sujets macros sociaux et l'idée d'une classe révolutionnaire.

FL Il y a aussi une opposition entre Friot et Lordon portant sur les termes. Par exemple celui de salaire (à vie, communiste). Ce terme renvoie au capitalisme. Mais la préférence capitaliste va au louage et donc le salaire est une conquête contre le capitalisme. Ce que semble indiquer par ailleurs l'émergence des plateformes. Mais celles-ci sont loin d'être tout le capitalisme. C'est juste une tendance contemporaine. Car la grande industrie qui mobilise du capital et une division du travail, a besoin de fixer la main-d'œuvre au moins à un certain degré. Comme par exemple Boeing licenciant massivement en 1990, et quand les affaires reprennent plus vite que prévu, la compagnie doit réembaucher en urgence, mais c'est tout le savoir-faire qui entre-temps est parti. C'est la même chose pour Alcatel, qui, dans l'affaire finit par fermer ou du moins être éparpillée. Du louage au salariat, il y a une métamorphose de la servitude du travailleur, de celle directe au marché on passe à celle du despotisme patronal. Mais beaucoup de conquêtes sociales sont venues se greffer sur le salariat qui n'aurait pas eu lieu autrement. Il faudrait donc distinguer le salaire capitaliste du salaire communiste qui diffère autant l'un de l'autre que la valeur capitaliste de la valeur communiste. « Il s'agit donc d'une resignification complète du mot salaire. » (184)

BF Le maintien du salaire pendant le chômage partiel permet par exemple tout en maintenant la sociabilité du collectif de travail, que celui-ci soit immédiatement disponible lors de la reprise. Il n'y a pas à ajouter de prédicat (capitaliste ou communiste, car la portée du salaire est révolutionnaire avec l'invention de la qualification : « le salaire est une institution, au moins anticapitaliste, quand il est assis sur la qualification du poste, communiste quand la qualification est personnelle. » (188) Et plus largement, « ce n'est pas le travail qui émancipe, c'est la souveraineté sur le travail. » (192)

FL Si le travail est la part de l'activité humaine capturée dans les rapports sociaux du capitalisme, alors le communisme signifie son abolition. Mais comment alors faire coïncider dans un régime de l'activité libre les problèmes de la division du travail. Car il n'y a pas de formation collective, sans une forme de sujétion des individus. Donc l'activité libre ne sera pas si libre. Ou alors on distingue le travail capitaliste du travail communiste. Mais à l'évidence activité et travail ne coïncident pas, et s’il n'y a pas que le travail dans la vie, dans la vie il n'y a que de l'activité. Donc le travail communiste n'est qu'un sous ensemble de l'activité. Mais lequel ? On retrouve dans le travail, la distinction qu'on fait du point de vue de la valeur dans un régime capitaliste et dans un régime communiste : si un grand-père garde son petit-fils, dans le premier régime, ça ne vaut rien ; c'est l'absurdité de la valeur capitaliste. Doit-on considérer que le travail a à voir exclusivement avec la reproduction matérielle et que le reste c'est la vie ?

BF Chez Marx, la frontière entre travail productif et non productif est claire : c'est la mise en valeur du capital. « Le travail concret n’est mobilisé que métamorphosé en capital variable, en une substance créatrice de valeurs comme un travail social général qui s'objective, et dont le seul élément est la quantité : en travail abstrait. » (197) Et si on ne regarde pas le procès de travail dans sa globalité, on ne saisit pas le côté mortifère de la production de valeur en régime capitaliste (écocide). Il faut poser l'opposition « entre l'hétéronomie du travail productif capitaliste et l'endogénéité aux personnes du travail productif communiste. » (203)

FL Comment aller vers cet horizon, sachant que les réformes des années 90 (Rocard) qui ont stipulé que le marché et le privé étaient l'efficacité, et l’État l'inefficacité, conduisant ainsi à mettre l’État aux normes managériales du privé et donc à une démolition institutionnelle silencieuse. Cette rupture avait été préparée par la conversion à la discipline salariale de la désinflation compétitive en 1983, puis la construction du grand marché avec la concurrence libre et non faussée en 1984, la loi de déréglementation financière de 1985 qui place tous les agents privés et public dans la camisole des marchés de capitaux. « C'est un triangle de fer. » (207) Le capital a gagné : fiscalité, démolition du code du travail, saccage des services publics, déréglementation des secteurs protégés, privatisations.

BF Aussi, pour envisager un passage à autre chose, il faut promouvoir une hausse des salaires et pensions, réalisée en monnaie marquée dédiée à de nouvelles sécurités sociales universelles.

FL Il ne faut pas avoir d'illusions, le bloc État-Capital ne se laissera pas faire, ni augmenter le taux de cotisation, ni laisser les travailleurs exercer leur souveraineté sur la production. D'ailleurs le droit de propriété des moyens de production est inscrit dans la constitution...


Troisième partie : perspectives politiques

FL L'idée de neutralité innerve de tout le champ social, y compris le champ politique. Alors que « le neutre n'existe pas : c'est la position de celui qui a gagné la bataille. C'est à partir de ce neutre, que l'ordre en place, va compter les écarts, repérer les différences et stigmatiser les hétérodoxies. » Par exemple, la théorie néoclassique serait le neutre en matière de science économique. Donc, le chercheur intervient en politique, la position dont se réclame Frédéric Lordon est celle du réalisme anthropologique critique : se défaire des anthropologies imaginaires qui convoquent une nature humaine, et qu'il suffirait de se débarrasser du capitalisme et de l'État, qui rendent les humains égoïstes pour accéder à une sorte de concorde. Il faut voir la part de diabolique qu'il y a dans l'humain, position difficile à défendre car souvent tenue par le conservatisme c'est pourquoi le réalisme anthropologique critique s'inspirant de Spinoza doit voir les hommes tels qu'ils sont, et non tels qu'on voudrait qu'ils fussent, mais aussi de les voir tels qu'ils peuvent devenir. (237)

BF Dans l'acte de création, comme dans l'acte politique, la foi est une puissance, « parce que croire c'est agir. » (239) L'attente du paradis consolateur même communiste est démobilisateur, alors « qu’actualiser le déjà-là mobilise une énergie et une inventivité ». (242) « Le déjà-là n'est pas un antécédent sur lequel le présent serait appuyé, c'est un rapport interne au processus en train de se construire. » (245)

FL Mais, « pourquoi faudrait-il pour que quelque chose advienne, qu'il soit déjà-là ? Quelque chose peut-il jamais apparaître s’il lui faut toujours du déjà-là ? » (247) Pour penser l'époque, il faut utiliser le concept de Gramsci de crise organique : « quand les contradictions inhérentes aux rapport sociaux du capitalisme atteignent des signes d'intensité qui les rendent impossibles à accommoder par les institutions en place, » (252) alors il y a crise organique. Avant cela, on peut observer un échappement à la domination, comme peuvent en témoigner l'augmentation des pathologies du travail, les épuisements, suicides, dépressions, qui rendent visibles ces tensions insupportables, et qui peuvent se manifester, s'extérioriser (les gilets jaunes). Il est difficile d'échapper à la langue du Capital, avec des automatismes totalement stéréotypés, comme partenaires sociaux, pour dire le capital et le travail, collaborateurs pour salariés, charges pour cotisations, plan de sauvegarde de l'emploi pour licenciement, mais aussi le ressenti, la bienveillance, belle journée, en responsabilité, changer de logiciel, etc. . (256) « La crise organique décrite par Gramsci indique que tous les rythmes sont accélérés : « ce que nous vivons aujourd'hui nous rend notre situation d'il y a à peine deux ans méconnaissable. (259) Et la question de se pose de savoir pourquoi c'est presque toujours l'extrême droite qui profite du délabrement capitaliste, comme si elle offrait « un vase d'expansion à tous les affects négatifs » (260) induits par cette crise en proposant des solutions violentes. La violence invisible induit cette recherche d'une solution où « il faut que ça sorte ». D'ailleurs, il existe dans certaines entreprises un fury room, un espace qui offre au cadre sur-stressé, un lieu où il est licite de tout détruire.

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