La production des sociétés humaines
Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, la Découverte, 2023, 970 p.
L'idée de ce livre, c'est de montrer par la comparaison entre sociétés « qu'il existe des invariants, des mécanismes généraux, des impératifs transhistoriques et transculturels. » (12) Pour cela il faut une conversion du regard et regarder les humains comme ont été regardés jusqu'à présent les non-humains.
Introduction générale. L'oubli du réel
L'auteur revendique l'idée d'une réalité contre l'approche nominaliste, selon laquelle le réel n'est pas structuré en soi par des lois, mais relève de constructions intellectuelles. Il déplore le manque d'efforts de synthèse dans les sciences sociales liées sans doute au corporatisme des chercheurs incitant à voir la réalité en fonction d'un angle : dans la continuité de l’épistémologie bachelardienne, c'est le point de vue qui crée l'objet.
Il faut donc postuler la cumulativité scientifique. Par exemple, tous les travaux, portant sur le pouvoir symbolique avec les phénomènes de magie sociale, de charisme, de sacré, de prestige, de légitimité, d'efficacité symbolique, etc. en l'absence de regard synthétique ne permettent pas voir les points communs du travail symbolique.
Intention du livre : montrer la présence trans–spécifique et trans–historique de certaines lois biologiques et sociales ; clarifier la différence entre social et culturel (les animaux sont aussi sociaux mais très peu culturels), alors que le monde scientifique utilise indifféremment ces deux termes ; faire tomber la différence entre nature et culture (ou social) « en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature » (25), la culture n’étant qu'une solution évolutive. Les apports de la Préhistoire montre que l'histoire humaine est passée de 5000 ans, qu'on lui octroyait naguère, à 500 000 aujourd'hui, et donc l'histoire humaine opère sa jonction avec l'histoire naturelle. Il existe comme une sorte de « prémisse erronée d'exceptionnalité ou d'unicité radicale de l'espèce et de la condition humaine. » (32) Il faut donc articuler, biologie évolutive et sciences sociales autour de quatre points de connexion :
- Une partie de la biologie est une sociologie qui s'ignore : il existe des sociétés animales alors que l'anthropologie et la sociologie ont réduit le social à la socialité humaine. Réduction en partie induite par Durkheim, qui confond culturel et social. Il faut aller vers une sociologisation du biologique (et non une biologisation du social comme le fait la sociobiologie). Avec de surcroît la capacité cumulative de la culture humaine. « Seule l'espèce humaine combine le fait d'être sociale, culturelle et cumulative, et que par conséquence seules les sociétés humaines sont pleinement historiques. » (40)
- La culture prend sens dans une longue histoire évolutive et a donc une origine biologique : « l'espèce humaine a compensé sa fragilité physique congénitale par l'invention et l'usage d'artefacts et de savoirs transmis culturellement de génération en génération. » (40) C'est là sa solution adaptative particulièrement efficace : par exemple, sans vaccin la sélection naturelle éliminerait les plus fragiles. Donc l'action culturelle de l'homme, modifie les pressions sélectives qui pèsent sur l'espèce. « La transmission culturelle est donc une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique qui requiert infiniment plus de temps. » (41)
- Le culturel contribue à transformer le biologique : la biologie montre une coévoutions gène–culture : mutation génétique permettant de supporter la fumée du bois, capacité à digérer le lait grâce à une enzyme, raccourcissement de la taille de l'intestin humain depuis que l'on cuit les aliments, etc.
- Le biologique contribue à structurer le social : les caractéristiques de l'espèce (bipédie, symétrie bilatérale, altricialité secondaire, plasticité cérébrale, longévité, poursuite de la vie après la ménopause, partition des sexes, reproduction sexuée, absence de période de rut, viviparité, uniparité, gestation féminine et longue, allaitement, etc.) permettent de comprendre les caractéristiques centrales de la structuration des sociétés humaines. « Le social s'emboîte dans du biologique, mais conserve sa logique propre. » (44)
Ainsi, la thèse centrale de cet ouvrage est qu’une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu'à partir du mode de reproduction et de développement ontogénétique de l'espèce, notamment l’altricialité secondaire puis tertiaire, qui entraîne une dépendance permanente de l'humain à l'égard des autres membres du groupe social.
Première partie : des sciences sociales et des lois
1) Guide de survie scientifique : remarques sur les conditions de la créativité scientifique
Par nature, le milieu scientifique est conservateur. « En science, comme en art, le degré de créativité dépend autant de l'estime de soi que du talent. Pour réussir, le scientifique doit avoir assez confiance pour déserter la terre ferme et se lancer à l'assaut des flots. » (Wilson, cité, page 62)
2) Lutter contre le relativisme et l'excès de nominalisme
Cette perspective constructiviste est dominante dans le domaine des sciences sociales. Elle met en avant le poids des représentations. Elle est donc réductrice. [Mais c'est aussi une spécificité du social que d'être pensé, vécu, à la différence du monde physique.] Face aux relativisme défendu par exemple par Deleuze et Guattari lesquels semblent penser que chaque concept est d'emblée parfait et permet d'analyser des problèmes sans cesse, mouvants, il faut plutôt défendre un réalisme épistémologique qu'on peut qualifier à la suite de Norbert Elias, d’évolutif ou d'adaptatif, c'est-à-dire tenant compte des découvertes faites sur le terrain. Sans pour autant basculer dans un relativisme théorique tel que le défend Jean-Claude Passeron pour lequel il n'existe pas de paradigme central, mais plutôt une « pluralité indépassable des théories sociologiques ». Une des conséquences du nominalisme, c'est la conviction qu'il n'y a pas de progrès scientifique possible et que la cumulativité est illusoire (75). Par exemple, chez Max Weber, on observe un lien entre les concepts (idéaltype) et les contextes historiques tendant à mettre l'accent sur les particularismes. À l'inverse de Marx, qui bien que fondant ses analyses sur des contextes historiques précis, il en dégage pas moins des lois fondamentales du capitalisme. Ce relativisme finit par rendre tabou le mot progrès. (78) Et la spécialisation des sciences sociales qui en découle tend à leur faire jouer « un rôle d'information quasi journalistique. » (81) Pourtant, on ne peut résoudre certains problèmes spécifiques qu’en les replaçant dans un contexte plus large (étude des langues, étude des mythes, etc.). Le but de cet ouvrage est donc bien par la méthode comparative de dégager des logiques, des mécanismes, des lois, et viser une certaine consilience : « Acte d'unification théorique des inductions faites sur des classes de faits disparates, considérées initialement comme étant totalement indépendantes les unes des autres. » (87) Une ancienne théorie générale peut devenir à son tour un cas particulier d'une théorie plus englobée. C'est la base de tout progrès scientifique. Ainsi, la loi de gravitation universelle de Newton, permet de comprendre des phénomènes aussi différents que les marées, la chute, des corps ou le mouvement des planètes, à la différence de la conception aristotélicienne et ses mondes distincts.
3) Des sciences, pas comme les autres ?
Le raisonnement sociologique a érigé la faiblesse des sciences sociales en dogme, mais il repose sur six erreurs en grande partie imputées aux différences entre sciences de la matière et de la vie et sciences sociales.
- Les premières seraient expérimentales et pas les secondes. Ce qui est démenti par l'histoire de celles-ci car ses résultats sont plutôt le fait d'observations (Newton ne peut pas faire d'expériences par exemple sur les planètes).
- Les concepts sociologiques seraient spécifiques, attachés à la réalité qu'il décrivent. Mais même en physique, les concepts sont appliqués et applicables à des domaines particuliers. Ils ne sont pas détachables des réalités physiques à propos desquels ils ont été formulés. Leurs avantages résident dans le fait qu'ils sont exprimés par des moyens symboliques faciles à manipuler.
- Les faits sociaux sont uniques, ils ne sont pas répétables et dépendent d'un contexte. Mais a priori la physique non plus ne peut pas en s'en tenant à ce qu'elle observe dégager de loi. Par exemple, celle de gravitation universelle semble démentie par l'expérience ordinaire de la chute des corps, une plume tombant beaucoup plus lentement qu'un piano à cause de la résistance de l'air. Et c'est une fois le vide établi que la loi apparaît dans sa pureté : c'est donc parce qu’a été élaborée une conception générale qu'on peut rendre compte de cette réalité divergente. « Alors que les objets physiques ont été désingularisés, les objets sociaux sont toujours regardés comme des réalités singulières, concrètes, uniques. » (103)
- La réalité sociale serait plus complexe que la réalité matérielle, alors que celle-ci a été simplifiée, modélisée pour que les sciences de la matière et de la vie puissent en rendre compte.
- Les différences et les variations sont mises au centre de l'attention dans le cas des sciences sociales. Mais alors pourquoi aucune société humaine connue n'est dépourvue de rapports de domination ? Passeron rejette ce genre de questions en niant l'existence de propriétés transhistoriques ou transculturelles.
- Il n'y aurait donc pas de possibilité d'une théorie générale des sociétés alors que les propositions mêmes de Jean-Claude Passeron semblent précisément prétendre à l'universalité. Il y a donc une contradiction dans les termes : « la seule loi générale qu'il soit permis d'énoncer est la loi selon laquelle il n'y a pas de loi générale possible en sciences sociales » (110)
4) Lois, principes, invariants
Ceci énonce des régularité dans le monde, sans que l'on puisse toujours expliquer le pourquoi : « le principe comme la loi sont explicatifs, mais pas toujours explicables. » (115) Par exemple on peut expliquer que les corps chutent sur Terre à cause de la gravitation universelle, mais il est difficile d'expliquer pourquoi il y a la gravité plutôt plutôt qu'une absence de gravité. Les raisons pour lesquelles les chercheurs en sciences sociales ne parviennent pas à dégager de lois sont sans doute plus sociales que scientifiques car ils sont le plus souvent issus de filières littéraires avec une importance exagérée accordée à l'écriture et aussi parce que les demandes sociales sont plus pressantes que par rapport à d'autres sciences. Le monde qu'ils observent est en changement permanent, mais l'univers et le vivant sont eux aussi en transformation permanente. Aussi, la variation ne devrait pas être incompatible avec l'existence de lois générales. Car « parler de loi ne signifie pas qu'on s'attende à retrouver la même chose. » (126) Par exemple, Christophe Darmageat observe qu'il existe dans l'histoire de l'humanité, trois stades universels de développement : des sociétés égalitaires dépourvues de richesse significative, puis celles où la richesse induit des situations de dépendance, et enfin celles où existent des classes sociales. (131) Cette généralisation va à l'encontre d'une certaine école anthropologique mettant l'accent sur la diversité et la créativité des sociétés humaines, laquelle reproche aux tentatives de classification une forme de fixisme et d’essentialisme. Cette anthropologie à la mode veut du concret, du fluide, du mouvant (Jacques Testart), marquant ainsi un penchant anti objectiviste. Un travers des sciences sociales serait donc « de résister à l'idée de chercher des problèmes généraux qui sous-tendent des objets (considérés à première vue comme différents, et donc à donner le même nom à des choses apparemment différentes, mais aussi chercher à tout prix à donner des noms différents à des choses semblables. » (135) C'est le cas par exemple de l'ethnométhodologie qui résiste à rassembler des individus différents dans la même catégorie. C'est aussi la profusion du vocabulaire pour désigner les processus d'intériorisation, de subjectivation, d'appropriation, etc. profusion qu'on rencontre aussi dans les effets de magie sociale (charisme, mana, prestige, magie, pouvoir symbolique, enchantement, etc.).
5) Des essais de lois en sciences sociales
On en trouve par exemple, dans l'œuvre de Marx :
- des lois générales de fonctionnement (la loi de la valeur) : l'homme doit satisfaire des besoins constants (boire, manger, se loger, s'habiller) et des besoins relatifs propres à chaque forme d'organisation sociale. Pour cela, il doit donc produire sa vie matérielle. Cette nécessité et donc cette loi générale n'est pas un invariant culturel, mais la permanence d'une structure et la variabilité de ses applications dans l'histoire.
- des lois générales de transformation (le séquençage de l'histoire en différents modes de production en fonction du développement des forces productives) : Marx dit ainsi que l'histoire de toute société est l'histoire des luttes des classes.
; des lois historiques, propres à tel type de société (féodal, capitaliste, etc.) se présentant comme des lois dynamiques (loi de la tendance à la baisse du taux de profit, accumulation, primitive du capital, etc.).
Marx combine donc des lois historiques (spécifiques à un type de société) et des lois générales concernant toute société. Il dit par exemple : « les lois du mode de production capitaliste ne s'observent jamais à l'état pur, mais s'incarnent dans des circonstances historiques qui les mêlent à de nombreux autres éléments issus de logiques hétérogènes. » (Lettre à Kuguelmann 28/12/1862).
On retrouve une idée semblable chez Guillaume De Greef pour qui la nutrition et ce qu'elle implique (circulation, consommation, production de biens alimentaires) est la condition de toute existence sociale : sans la vie économique des sociétés, tout s'écroule : vie affective ou familiale, vie artistique, vie intellectuelle, vie morale… Pour lui, l'ensemble des sociétés passées comme présentes ne sont que des variétés d'un type primitif homogène ». (148)
Gabriel Tarde met quant à lui en avant les lois de l’imitation.
Émile Durkheim énonce à la suite d'Herbert Spencer une loi d'évolution des sociétés vers toujours plus de différenciation en rapport avec la croissance de la population, l'augmentation de sa densité, l'intensification de la compétition, et la spécialisation comme solution pour diminuer cette pression débouchant sur une division du travail accrue. Durkheim cherche une souche commune ou un fait élémentaire dont tous les autres phénomènes sociaux sont dérivés. C'est le fait religieux qui porte en lui le germe de toutes les fonctions sociales.
Gaston Richard de son côté énonce une loi à propos du commerce des hommes qui obéit à une loi d'extension et d'accélération, Début qu'il situe à la fin du XVe siècle, avec les grandes découvertes maritimes qui font que toutes les parties de l'humanité ont été mises en rapport et que ceux-ci ont été de plus en plus intenses. Un indicateur de ce processus se voit dans le passage de cultes de famille à des cultes de clans, puis des cultes locaux et enfin des grandes religions monothéistes. Il observe aussi une tendance à la substitution de l'État et des administrations publiques à l'administration de communautés reposant sur des besoins matériels et moraux simples.
Paul Lacombe, comme historien, constate que tous les peuples européens, mais aussi d'autres peuples ont connu des sorciers. Ce constat de similitudes relève de la généralisation empirique. Mais en élaborant des causes, il affirme qu'on atteint ainsi une vérité.
Marc Bloch énonce que dans la société féodale il existe un lien de dépendance personnelle du sujet au roi, du fidèle à Dieu, de l'enfant à ses parents, de l'amant qui se fait le vassal de l'être aimé (amour courtois) et dessine ainsi une loi historique propre à la société féodale.
L'anthropologue Radcliffe-Brown énonce des lois générales universelles se vérifiant dans toutes les sociétés connues. Ce sont surtout les anthropologues structuralistes qui ont cherché à mettre au jour des invariants avec le risque de naturaliser ces mécanismes et de les relier à des structures universelles de l'esprit humain. Par exemple, Claude Lévi-Strauss fait de la prohibition de l'inceste la règle par excellence, et même la loi des lois à quoi toutes les autres se ramènent.
Françoise héritier distingue l'ethnographie, consistant en l'étude détaillée d'une pratique, l'ethnologie qui est la compréhension du fonctionnement d'une société, et l'anthropologie qui cherche à trouver le général sous le particulier. À la suite du biologiste Stephen, Jay Gould, elle reprend l'idée de limitation ou de contraintes biologiques qui pèsent sur la vie sociale, comme butoirs pour la pensée : partition sexuée, succession des générations, se combinent pour créer une différence entre parents et enfants, et entre père et mère ou frères et sœurs. Ainsi, « à partir de cette situation de base, les possibilités de filiation ne sont pas infinies, mais se distribuent de façon inégale, entre une patrilinéarité, une matrilinéarité, une bilinéarité, une filiation cognatique ou indifférenciée, une filiation parallèle et une filiation croisée, les deux dernières possibilités logiques n'ayant quasiment jamais été réalisées. » (182) La limite de cette conception des combinatoires logiques est de ramener cela à l'activité de l'esprit humain, comme s’il n'y avait que cette espèce à se poser ces questions. Héritier montre aussi que la partition sexuée est au fondement d'une pensée binaire entre ce qui est identique et ce qui est différent. Elle relevait d'autres faits butoirs comme : la copulation nécessaire pour se reproduire, la succession des générations, la vie qui s'achève par la mort, l'uniparité de l'espèce humaine entraînant des rapports d’aîné à cadet entre les enfants en fonction de leur ordre de naissance, le fait que seules les femmes mettent au monde des enfants, et des enfants des deux sexes, la nécessité d'être protéger et de se protéger, etc. Bien que ces faits soient parfaitement évidents et banals, ils ont été souvent négligés dans leurs conséquences en matière d'organisation de la vie sociale. (185)
« Mais peut-on mettre au jour des propriétés communes à l'ensemble des membres de l'espèce sans faire de comparaisons avec les autres espèces animales ? » (186)
Toujours dans une perspective généralisante qu'est l'anthropologie, Godelier liste cinq préconditions à toute vie sociale : un individu est issu d'une association homme/femme ; l’altricialité (un individu ne peut survivre les premières années de sa vie que grâce aux soins d'autres humains) ; l'héritage d'une place avant même tout processus de transmission intergénérationnelle, l'individu naît toujours à une époque et au sein d'une société qu’il n'a pas choisie ; l'individu découvre une langue qu’il n'a pas inventée (il en va ainsi de tous les savoirs et artefacts attachés à une société) ; un individu naît et grandit dans un groupe qu'on appelle habituellement famille, et il appartient un groupe social (clan, caste, classe sociale) marqué d'un statut plus ou moins positif au sein de la société. Et pourtant, la capacité qu'a l'humain de comprendre des langues, des gestes, des comportements, des intentions ou des émotions, apparemment éloignés des siennes, montre que « des structures sociales invariantes ou profondes sont partagées par toutes les sociétés humaines. » (189) [Rien de ce qui est humain ne m'est étranger, Terence, 163 avant J.-C.] Au fond, chaque construction culturelle du monde constitue une réponse particulière à des interrogations existentielles que toutes les sociétés se posent.
Alain Testart s'inscrit dans cette filiation théorique, mais ses travaux sont tirés de comparaisons inter sociétés. Mettant l'accent sur l'évolution des sociétés, il laisse de côté à cause d'une forme d'anti structuralisme, l'élaboration de lois générales du fonctionnement des sociétés humaines. Il dégage néanmoins deux lois : toute société met en œuvre au moins une forme de dépendance ; toute société possède une dimension juridique (il n'y a pas davantage de société sans politique que de société sans droit).
Ainsi, les invariants dans les sciences sociales ne possèdent pas de contenu constant, ils ne sont pas des universaux au sens philosophique. Mais la comparaison de l'ensemble des cas disparates doit permettre de déterminer les dénominateurs communs.
6) Convergences anatomiques, comportementales, sociales et culturelles
Pour effectuer ce travail, il faut opérer comme la biologie en faisant une distinction entre homologie et analogie. Lorsque deux espèces possèdent un trait morphologique ou anatomique commun, deux explications sont possibles : l'homologie, supposant une continuité phylogénétique ou historique ; l'analogie où les espèces ne proviennent pas d'un ancêtre commun, mais sont le produit d'une adaptation semblable à des milieux semblables. Dans ce cas on observe des faits dits de convergence. Par exemple, la nageoire de la baleine, l'aile de la chauve-souris, la main du babouin ou de l'homme ont une structure anatomique commune parce que leur dernier ancêtre commun possédait déjà cette structure. Il n'y a par conséquent pas de convergence. En revanche, entre l'aile de la chauve-souris et celle d'un oiseau ou d'une libellule nous pouvons parler de convergence évolutive. (210) L'évolution des espèces révèle un jeu permanent de divergences et de convergences, et en divergeant les membres d'une espèce cessent d'être en compétition avec les autres, car ils ne partagent plus tout à fait le même écosystème. « La divergence est donc une « stratégie » évolutive, efficace pour s’adapter à des environnements nouveaux, et faire baisser le taux de concurrence entre les membres d'une même espèce. » (211)
Du côté des sociétés, on observe que celles qui sont en contact les unes avec les autres ne cessent de s'emprunter mutuellement des techniques mais aussi des institutions. Alors qu'à l'inverse l'isolement de certaines les fige dans une certaine forme. C'est la théorie du diffusionnisme élaborée par Morgan à la fin du XIXe siècle. L'observation des convergences entre sociétés différentes, est la preuve de l'existence de lois ou de principes structurants du réel (biologique, social ou culturel) : « pour que les mêmes faits puissent apparaître indépendamment les uns des autres, il faut que les mêmes causes produisent les mêmes effets. » (214)
Si certains biologistes, comme Stephen Gould, minimisent la nécessité de l'évolution et soutient le caractère imprévisible et indéterminé, en un mot contingent de celle-ci, pour beaucoup d'autres l'adaptation n’a pas pu se faire de manière aléatoire.
Pour Leroi-Gourhan, le fait matériel est déterminé par le jeu des milieux extérieurs et intérieurs, c'est-à-dire l'environnement biotique (faune et flore) et abiotique (géologique et culturel) et d'autre part les traditions mentales de chaque unité ethnique. Comme ces deux milieux ne cessent de varier, on observe donc des différences culturelles dans les objets techniques. « Mais au-delà de ces variations culturelles permanentes, il s'avère que le nombre des solutions techniques est limité et qu'il existe donc un déterminisme technique. » (234) La convergence technique n'est que le prolongement dans l'ordre culturel de la convergence biologique.
On observe cette convergence à l'échelle humaine, autour du soin donné au petit enfant. Du fait de son « incapacité d'auto régulation physiologique, sa dépendance totale ou son manque d'autonomie vis-à-vis de l'adulte, et l'ampleur de ses dépenses énergétiques auxquelles l'adulte doit pallier rapidement, explique que les soins reconduits à travers les générations et dans tous les types de sociétés se caractérisent par une certaine efficacité physiologique pour ne pas mettre l'enfant en danger (...), ce qui entraîne une limitation des possibles culturels dans le rapport à l'enfant. » (244)
Deuxième partie : ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant
« Mémorisation, habituation, apprentissage social et transformation culturelle ont fait leur apparition longtemps avant la naissance du genre Homo ou de l'espèce Homo sapiens. » (250) Que l'appropriation soit de type organique ou de type culturel, dans les deux cas on a affaire à du passé incorporé. Du côté organique, c'est par exemple la taille du cerveau qui augmente au fur et à mesure de l'extension et de l'accumulation des éléments culturels et ralentit le « développement ontogénétique avec un allongement croissant de la période d'enfance perdant une part de leurs dispositions instinctives et augmentant leurs aptitudes générales à constituer des dispositions culturelles par l'expérience individuelle et la transmission culturelle. » (251) L'Homo sapiens élabore et produit des artefacts, lesquels exercent en retour des pressions sélectives sur lui.
7) Un levier : la comparaison inter-espèces
Charles Darwin, disait qu'il ne faut pas traiter une espèce séparément de l'ensemble des autres, car on se prive ainsi des arguments « tirés de la nature des affinités qui relient ensemble des groupes entiers d'organismes. » (261) Par exemple, Franz De Waal dit que nous partageons avec les macaques rhésus, les macaques ours, les chimpanzés et les bonobos, le fait de nous réconcilier après nous être disputés ou battus. Il parle à ce propos de comportements biologiques alors que les anthropologues parleront à propos des humains de comportements culturels. En fait, les comportements de dispute–réconciliation ne sont ni l'un ni l'autre au sens précis du terme, mais tout simplement sociaux chez les uns comme chez les autres (264).
L'intelligence ne peut pas être réservée qu'à la seule espèce humaine. Elle est une propriété de la vie. Par exemple, les plantes sont capables d'apprentissage et de mémorisation, d'anticipation pratique, de perceptions sensorielles de la lumière, de l'humidité, de gradients chimiques dans l'air ou dans le sol, de la présence d'autres plantes ou d'animaux, de champs électromagnétiques ou de pesanteur.
Dans le règne animal, on observe trois façons de réagir : partir ou fuir, rester en s'opposant, rester en acceptant la situation et en prenant sur soi.
À l'origine, les recherches sociologiques menées par Alfred Espinas mêle les considérations pour les sociétés humaines et animales. Mais les réactions durkhémiennes mettent en avant l’exceptionnalité de l'espèce humaine. Et donc la rupture entre la sociologie et la biologie. Pourtant, quand on décrit certains rituels de séduction entre animaux, le vocabulaire utilisé (parade nuptiale par exemple) est le même et ne constitue pas une erreur anthropomorphique. Nous « sommes issus du même monde vivant, caractérisé par des logiques, des processus, des mécanismes, qui comportent une part d'invariant. » (271) « Darwin, au lieu de prêter aux animaux des caractéristiques psychiques et comportementales humaines se sert de ce qu'il sait de ces dernières pour en retrouver l'ébauche active chez les représentants du règne animal. » (Tort cité p. 273). Ainsi, il zoologise l'homme.
8) Raccorder biologie et science sociale
Mais précisément, contre l'approche de Durkheim, Marcel Mauss approche l'homme total au moyen de la biologie, de la psychologie et de la sociologie. C'est cela l'anthropologie. (282) Énoncer des lois qui soient à la fois générales et spécifiques, suppose néanmoins que la loi s'établisse entre des termes homogènes et du même domaine : explication du mécanique par le mécanique, du biologique par le biologique, et du social par le social. Mais Maurice Halbwachs souligne que « les différents ordres de faits ont des conséquences les uns sur les autres et que ce qui se passe dans un ordre donné a des effets ou des conséquences sur un autre ordre. » (283) Aussi, quand Alain Testart distingue l'amour des fils pour leur mère, l'obligation pour les enfants d'aimer leur père, et le respect qu'ils éprouvent pour lui, en les rattachant à des disciplines différentes (psychologie, sociologie, psychanalyse), il omet une donnée de départ pourtant évidente qui fonde ces différents niveaux : l’allo-parentalité est rendue nécessaire par l'altricialté secondaire du bébé humain.
Un autre exemple est pris par l'anthropologue Sahlins, qui remarque que la territorialité est l'un des nombreux traits communs au comportement social du primate préhumain et de l'homme primitif, et que les contacts entre groupes de la même espèce sont généralement compétitifs et antagonistes parfois violents. Cette observation devrait mettre en interrogation une explication par la culture. Celle-ci peut réguler la compétition mais ne peut pas l'annuler. « Tout se passe comme si les sociétés humaines avaient trouvé les moyens de limiter les conflits entre groupes en inventant certaines institutions culturelles. Le tabou de l'inceste expliquerait cette obligation des sociétés à nouer des relations entre elles du fait du mariage qui oblige à des coopérations entre les familles. De la même façon, on observe que dans la horde de primates pré-humains, les relations varient en fonction de l'âge, du sexe et du statut de dominance des animaux. Ces observations doivent aussi permettre d'expliquer certains comportements humains. En effet, dans ceux-ci, on retrouve que les plus sages et les plus âgés dirigent le groupe, mais qu'il ne sont cependant respectés que s’ils font preuve de générosité pour le groupe : ainsi le statut pour les chasseurs et les cueilleurs est à l'inverse de celui des singes.
Plus généralement, à la suite de Darwin, il faut poser le problème d'adaptation générale à un environnement donné. Face à lui, les espaces végétales ou animales, « n’ont généralement pas d'autres choix que d'évoluer, c'est-à-dire de se transformer sous l'effet de la sélection naturelle. Mais pour une espèce hyper–culturelle comme Homo sapiens, il existe une possibilité significative de modifier l'environnement sans avoir à se transformer soi-même. » (301) Par exemple, à travers la fabrication de vêtements, d'habitat, d'armes, etc. Ces interventions sur l'environnement ont aussi créé une modification de leur organisme : la cuisson sur les intestins ou l'estomac ou même les dents et la mâchoire, etc. Ou par exemple les césariennes qui représentent jusqu'à 90 % dans certaines cliniques au Brésil, ce qui devrait entraîner des modifications sur les aptitudes à accoucher.
9) Les fondements universels des sociétés humaines
« La nature humaine n'est pas un sac vide que la culture viendrait non seulement, remplir mais déformer à sa guise : elle est d’emblée caractérisée par des propriétés fondamentales dont la possibilité de produire de la culture est l'une des plus importantes. (…) C'est même parce qu'elle est une solution évolutive souple, rapide et efficace, qu'elle s'est imposée. » (308) Ces fondements, la structure invariante, ne se voient jamais aussi bien que dans les toutes premières sociétés : sur 2 millions et demi d'années d'évolution du genre homo, les sociétés de chasseurs–cueilleurs présentent le mode de subsistance et le type d'organisation sociale qui se rapprochent le plus du mode de vie de nos ancêtres lointains avant donc l'invention de l'agriculture et de l'élevage il y a 12 000 ans. Les spécificités humaines les plus générales par rapport aux autres espèces animales, font apparaître des fondamentaux de la vie en société, lesquelles permettent d'interroger les types les plus différents de sociétés dans une perspective proche de celle d'André Leroi-Gourhan, Françoise héritier ou Maurice Godelier. À ce niveau de réflexion, la différence entre nature et culture perd de sa pertinence, « étant donné que la nature en question est le produit de l'histoire évolutive et n'a rien d'une chose figée ; que cette nature, trop souvent essentialisée par les chercheurs en sciences sociales, est en partie aussi le produit de développement culturel (construction de niches et coévolution gène–culture) ; que cette nature est d'emblée culturelle autant que biologique. » (315) La méthode consiste alors à chercher : les prémices principalement animales du système social humain ; les coordonnées du système social humain appelées les grands faits biologiques ou sociaux fondamentaux, produits d'une longue histoire évolutive ; les lignes de force qui sont aussi des lignes de développement historiques à partir desquelles les sociétés humaines se sont structurées et ont évolué ; les lois sociales générales intervenants lors de ces développements et qui agissent quel que soit le type de société. Dans cette perspective, « le biologique est d'emblée lourd de contraintes–conséquences structurelles pour les sociétés humaines. » (319)
10) Grands faits anthropologiques, lignes de force et lois générales
Il existe 3 grands types de relations d'interdépendance entre les membres d’une même espèce ou entre espèces qui dépendent de l'équilibre des forces en présence : mutualiste, commensalisme, parasitisme, qui prennent dans l'espèce humaine la forme de l'échange équilibré, de l'échange déséquilibré, ou de la domination et de l'exploitation. Les êtres vivants interagissent donc pour se rendre des services mutuels, collaborer, s’entretuer, se domestiquer, etc. De ce point de vue, l'être humain acquiert progressivement au cours de son histoire, notamment sous l'effet de l'accumulation de savoirs et d'artefacts, l'expérience de la domination dans ses relations avec les autres espèces comme entre sociétés ou entre groupes sociaux. Il fait aussi l'expérience universelle de la dépendance à l'égard de ses géniteurs, ainsi que l'expérience tout aussi universelle de l'interdépendance entre hommes et femmes. (328)
A- Fait de l’alticialité secondaire : elle conditionne des contraintes comme celle d'une nécessité d'une parentalité resserrée avec une certaine stabilité du groupe familial. Avec sa très longue enfance – la plus plus longue connue parmi l'ensemble des mammifères – Homo sapiens possède à la fois de fortes dispositions à la dépendance et à l'apprentissage du côté de l'enfant, et de tout aussi fortes dispositions à prendre soin d'autrui du côté de la mère, ainsi que des autres membres du groupe. (331) Cette caractéristique est sans doute la base d'un développement de l'altruisme propre à la condition humaine. C'est aussi la base de la nécessité d'une socialisation et de l'omniprésence des rapports de domination parents-enfants mais aussi rapports entre productifs et improductifs ou de ceux entre les hommes et les femmes, ou encore des rapports entre sacré et profane, ou entre nous et eux. Comme l'écrit Alain Testart, pas de société sans dépendance.
B - Fait de la séparation des deux sexes : il nécessite une copulation donc un rapprochement physique entre mâles et femelles contribuant à la socialité propre de l'espèce, sans période de rut particulière et imprime donc à la sexualité une place importante. « Cette séparation en deux sexes s'articule à d'autres dichotomies physiques, telle la symétrie bilatérale de l'être humain, pour engendrer la loi de la prévalence de la binarité des catégories. Ces dichotomies physiologiques forment la base sur laquelle se greffe toute une série de dichotomies spécifiquement culturelles (par exemple, dans nombre de sociétés, l'homme est à la femme ce que la droite est à la gauche, ce que le droit est au tordu, etc.). » (335)
C - Fait de la socialité de l'espèce humaine.
D - Fait de l'historicité de l'espèce humaine avec une culture cumulative et donc une transmission intergénérationnelle. L'homme est un être historique parce qu'il a une histoire de vie, parce qu'il appartient à une histoire sociale incorporée, parce qu'il accumule des artefacts et donc il appartient à une histoire culturelle objectivée, celle-ci étant particulièrement spécifique à l'espèce humaine.
E - Fait de la grande longévité de l'espèce humaine dont les conséquences sont : la possibilité d'une aide intergénérationnelle à l ’accouchement et aide allo–parentale ; la possibilité d'accumuler sur plusieurs dizaines d'années grâce à la plasticité cérébrale et les capacités d'apprentissage ; la possibilité de transmettre ces savoirs à deux générations au moins ; la nécessité d'une aide aux plus âgés devenus dépendants, avec la coexistence et l'interdépendance de trois générations au moins dans les sociétés humaines.
Toutes les variations historiques, sociales ou culturelles des sociétés, s’enroulent autour d'une série d'axes invariants, des lignes de force, à rapprocher des traits humains établis par Ignace Meyerson : conduites désintéressées biologiquement, instruments avec conservation et transmission, variété et variabilité de formes et de sens, signes et système de signes. « Ces lignes de force forment ensemble une sorte de plan d'organisation des sociétés humaines, à la manière des plans d'organisation morpho–anatomiques caractérisant les différentes taxons du vivant. » (345)
I. Ligne de force des modes de production : c'est la base de l'existence humaine, puisque chaque espèce doit se préoccuper de sa survie. Celle-ci dépend de l'état des forces productives et notamment de l'état des techniques, et dont l'une des singularités est son caractère collectif.
II. Ligne de force, des rapports de parenté, et notamment des rapports parents–enfants qui font que les seconds éprouvent universellement de manière précoce, « un premier rapport de domination fondamental » (147), susceptible de se déployer ensuite à différentes échelles et dans différents domaines, mais qui aussi produisent une transmission culturelle permettant à l'enfant d'incorporer des dispositions et des compétences nécessaires à son intégration.
III. « Ligne de force des rapports hommes–femmes qui se traduit « socialement–symboliquement en division du travail, et en différences comportementales et statutaires. » (347)
IV. Ligne de force de la socialisation/transmission culturelle où les individus sont en permanence modelés et transformés par leurs expériences sociales successives débouchant sur des dispositions incorporées parallèlement à des formes externalisées de cristallisation–fixation–stabilisation (artefacts, rites et institutions).
V. Ligne de force de la production d'artefacts* ;
VI. Ligne de force de l'expressivité symbolique puisque l'homme dispose « de système de signes, de moyens collectifs et organisés de communication, d'information, de traduction de son expérience (...) système qui se substitue à l'expérience immédiate. » (Meyerson cité p. 352) Ces systèmes étant objectivés peuvent se stocker et s'accumuler indéfiniment, sont autonomes et contextualisés.
VII. Ligne de force des rites et institutions : la ritualisation n'est pas le propre de l'homme, puisqu'on observe des parades ou des violences ritualisées dans les espèces animales (cas de la soumission d'un mâle à un autre par exemple). Mais celui-ci parvient à une stabilisation des actions et des significations : toute activité humaine est sujette à l'accoutumance. Et c'est celle-ci qui permet de stabiliser les conduites et de les rendre prévisibles. C'est par cette répétition que s'enclenche une institutionnalisation. « L'institution, qui est à leur nommée ou symbolisée, est une association de pratiques (rites, procédures, etc.) et de discours (mythes, idéologies, prescriptions, règlements, etc.. » (358)
VIII. Ligne de force des rapports de domination qui produit des sentiments universels de puissance/impuissance.
IX. Ligne de force du magico-religieux produite par la conscience de la mort, de l'absence, de la maladie, des catastrophes, de l’impuissance congénitale. Les dieux apparaissent donc comme des superparents ou des superpuissants, protecteurs, nourrisseurs, guérisseurs, consolateurs, détenteurs de vérité, etc. « Le sacré, en tant qu'aura, enchantement, magie, prestige ou charisme est associé au dominant. » (363)
X. Ligne de force de la différenciation sociale des fonctions ou division sociale du travail qui repose d'abord sur l'interdépendance des générations et donc des improductifs (très jeunes ou très vieux) vis-à-vis des productifs. Cette différenciation tend à s'accroître sous l’effet de la croissance démographique. La théorie dumézilienne des trois fonctions (gouverner/dire le sacré, nourrir/produire, protéger/défendre), renvoie à des fonctions universelles. Cette division du travail combinée à l'accumulation d'artefacts conduit les membres des sociétés humaines à vivre une situation d'altricialité tertiaire dans le sens où ils sont totalement dépendants et ce durant toute leur vie de choses qu'ils n'ont pas fabriquées, de savoirs et de savoir-faire qu'ils n'ont pas élaborés et d'êtres humains qu'ils ne connaissent pas personnellement.
Parallèlement à ces lignes de force, on peut établir des lois générales, fonctionnant depuis le début de l'histoire de l'humanité :
a. Loi biologique et sociale de la conservation–reproduction–extension qui, comme le dit Spinoza, est la propension de tout organisme à s'efforcer de persévérer dans son être. On peut appeler ça aussi homéostasie, Avec en sociologie, une prime aux premières expériences : « le poids particulier des expériences primitives résulte en effet pour l'essentiel du fait que l'habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu’il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d'exposition fortuite ou forcée, les informations capables de remettre en question l'information accumulée, et surtout en défavorisant l'exposition à de telles informations. » (Pierre Bourdieu, Le sens pratique cité page 367) Ainsi, le capital (culturel ou économique) va au capital (culturel ou économique). Et donc, plus largement, la loi du Conatus, « engendre d'une reproduction intergénérationnels des rapports de domination des structures hiérarchiques et inégalitaires. » (368)
b. Loi du décalage ou de l'écart entre le transmetteur d'un capital culturel et le récepteur qui rend compte de tous les phénomènes d'appropriation, de distorsion/des informations, des œuvres culturelles, des savoirs, des artefacts ou des institutions et qui donne lieu à toutes les formes d'adaptations possibles. Jamais aucune société ne parvient donc à se reproduire à l'identique. » (371)
c. Loi d'accroissement démographique tendanciel.
d. Loi de différenciation tendancielle qui s'établit au fur et à mesure que les sociétés s'accroissent démographiquement (cf division du travail dans tous les domaines de la vie sociale).
e. Loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l'antérieur sur le postérieur qui fait que les parents dominent les enfants, l'aîné les cadets, les ancêtres les vivants, ceux qui gardent la tradition dominent ceux qui la respectent, les installés dominent les outsiders, etc. Dans les sociétés où règne une domination masculine, on traite les femmes comme des mineures ou des cadettes, et cette intériorité apparaît même sous forme mythologique dans les textes parlant de la création de l'humanité.
f. Loi Marx (1) de l'objectivation cumulée, qui permet de distinguer les sociétés en fonction de leurs degrés d'objectivation de la culture atteints : les sociétés avec peu d'outils et d'armes, de bâtiments, parfois nomades et sans écriture et sans Etat etc. jusqu'aux sociétés à très fort degré d'objectivation.
g. Loi de la connexion–combinaison–synthèse de différents produits objectivés ou incorporés, permettant une intégration successive des unités sociales vers des unités toujours plus grandes jusqu'à l'humanité tout entière (institutions internationales telles que l'ONU, l'OMS, le FMI, la COP, etc.). Plus les savoirs s'accumulent, plus les connexions s'établissent et plus le rythme des inventions s'accélère. Ce processus touche aussi la socialisation individuelle, ou encore la formation historique des langues.
h. Loi de la conventionnalisation et de l'abstraction progressive des moyens de représentation du réel, qui suppose que l'histoire se cumule dans un processus de réappropriations continue.
i. Loi Tarde de l'imitation.
j. Loi de la variabilité intergroupe, interindividuelle et intra-individuelle des conduites humaines, qui fait qu'un individu est susceptible d'être plus ou moins fortement marqué par sa participation successive ou simultanée à plusieurs groupes. « C'est cette grande diversité des cultures dans l'histoire des sociétés humaines qui constitue le principal obstacle à la saisie des lois et principes structurant la vie sociale : les chercheurs ne voient que ce qui varie, sans voir que tout ne varie pas, et que cela ne varie pas n'importe comment, ni dans toutes les directions possibles. » (390)
k. Loi Marx (2) de la lutte entre groupes ou individus pour l'accès aux différents types de ressources.
Les lois suivantes sont un décalque des lois du philosophe écossais Alexander Bain sur le fonctionnement de l'esprit et de l'action humaine :
l. Loi de la prévalence de la binarité des catégories, à relier avec des propriétés fondamentales comme : la partition entre les sexes ; la différence d'une part entre le haut du corps (valorisé), siège de la vue, de l’ouïe, de l'odorat et du goût, et d'autre part le bas du corps (dévalorisé) associé à l'évacuation de l'urine et des excréments ; la différence entre parents (grands) et enfants (petits) ; la symétrie bilatérale de l'être humain avec l'opposition gauche/droite, deux yeux, deux oreilles, etc. ; différence entre le groupe (nous) et l'extérieur du groupe (eux) amenant un ethnocentrisme. Il est donc bien question « d'une appréhension de la réalité à partir d'oppositions binaires. » (395)
m. Loi de l'association par contiguïté.
n. Loi de l'association analogique à partir des expériences passées et donc forgeant l'anticipation pratique.
o. Loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au nous ou loi de l'attraction des semblables, le nous, n'étant pas limitatif : famille, classe sexuelle, classe d'âge, tribu, ethnie, classe, religion, patrie, région, etc. Cette loi explique diversement, népotisme, corporatisme, nationalisme, patriotisme, ethnocentrisme, racisme, etc.. Ces phénomènes bien connus ont été appelés homophilie (concernant des liens d'amitié) et homogamie pour ce qui est de la formation des couples.
p. Loi Westermarck de l'attraction sexuelle des physiquement distants observée avec l'évitement de l'inceste. Cette prohibition vient coiffer des logiques présymboliques qui régulaient déjà l'espèce auparavant.
q. Loi de l'isomorphisme des domaines qu’on peut aussi appeler homologie structurale, laquelle permet d'établir par exemple des rapports sociaux de dépendance personnelle dans les sociétés de type féodal, qui se retrouvent autant dans l'activité économique que dans les activités juridiques, politiques, religieuses, ou même amoureuses. Ces homologies s'expliquent par l'existence de matrices de socialisation formatrices d'habitudes mentales et comportementales (Bourdieu).
Contre l'idée que les exceptions ou les contre-exemples remettent en cause une loi générale, ceux-ci forcent à comprendre quelles autres lois ont « par le jeu de la réaction combinée, permis de perturber l'action de la loi et de rendre possible l’émergence de ces exceptions. »
« C'est bien parce que deux lois contraires peuvent se neutraliser, ou que l'une peut venir atténuer les effets de l'autre, que la connaissance des lois ne conduit pas un fatalisme politique, mais plutôt à l'espoir d'une politique plus rationnelle. » (419)
Troisième partie de la structuration des sociétés humaines
11) Socialisation–apprentissage–transmission
Elle s'effectue sur le mode de l’imitation en suivant les dominants du groupe, les parents d'abord, mais aussi toute une série de figures d'autorité primordiales : enseignant, prêtre, médecin, juriste, scientifique, leader d'opinion, etc. Cette dépendance est due au développement lent de l'humain, et se poursuit tout au long de la vie (altricialité tertiaire). C'est une caractéristique que l'on observe aussi parmi les animaux, puisque « les espèces d'oiseaux altricielles (nidicoles) réussissent beaucoup mieux que les espèces précoces (nidifuges) certains tests cognitifs démontrant par là une capacité d'inhibition de l'action et du même coup de réflexion avant action pour résoudre certains problèmes. » (431) D'une manière générale, c'est désormais l'idée de programme génétique qui fait l'objet d'un discrédit scientifique, puisque les espèces ne cessent d'appuyer leur action sur les informations de l'environnement et de leurs congénères (cas des poissons). Les trois spécificités de l'espèce humaine résident dans l'utilisation d'un langage qui rend la transmission plus précise, l'invention d'une écriture qui permet l'accumulation, l'invention d'institutions qui permettent de systématiser les processus de transmission.
On sait que des enfants privés de leur milieu naturel peuvent accuser des retards de développement ou développer des maladies psychiques, mais on, ignore le plus souvent que c'est aussi le cas des animaux : par exemple, les oiseaux produits de manière industrielle, deviennent agressifs les uns envers les autres, ou deviennent incapables de ruse ou de résistance vis-à-vis de leurs prédateurs (plus des deux tiers des gibiers artificiels meurent avant un an), les oiseaux ne savent pas voler ou chasser des insectes, se dissimuler, mener à bien une couvée, etc. « Même chez les oiseaux, la vie n'est pas qu'une affaire de gène, mais une question de vie sociale et d'apprentissage de cette vie. » (436) « Une déprivation sociale, et plus particulièrement une séparation d'avec la mère, est un facteur de stress majeur chez les primates, ayant pour conséquence le développement de comportements anormaux chez les chimpanzés captifs. » (438) Ces observations permettent de reposer la question de l'intelligence : pour bon nombre de biologistes, « le comportement intelligent suppose pour tout organisme vivant de percevoir son environnement, de traiter l'information qui résulte de cette perception et d'en tirer des réponses adaptatives. Mais, plus que cela, le comportement intelligent implique de stocker les expériences passées et d'utiliser ces connaissances acquises pour résoudre les problèmes. » (441) Ainsi considérée l'intelligence est présente partout dans le vivant, des bactéries aux animaux en passant par les plantes, lesquelles peuvent accomplir des modifications chimiques en utilisant leur mémoire.
Un exemple de transmission culturelle chez les animaux : des chercheurs ont observé que des patates font l'objet d'un lavage par les macaques après qu'une femelle a commencé à mettre en œuvre ce comportement lequel s'est transmis d'abord aux filles, puis aux frères et sœurs et enfin à leur mère. Cinq ans plus tard les trois quarts des jaunes et des jeunes adultes lavaient leur patates. (450)
Chez les humains, la transmission avant qu'elle ne soit verbale ou écrite se fait par mimétisme, notamment des gestes. « Ce qui est appris par corps n'est pas quelque chose que l'on a, comme un savoir que l'on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l'on est. » (Bourdieu) Et dans cette culture, « on ne pose pas de questions sur la pratique en dehors de la pratique. » (453)
12) Le social dans tous ses états : des bactéries à Homo sapiens
Pour certains zoologistes, tous les animaux sont sociaux dans une certaine mesure, car les relations entre les sexes, ou les parents et la progéniture, implique une certaine coopération. Certaines sociétés animales sont très organisées comme les grands singes, par exemple qui se préviennent d'un danger imminent ou annoncent la découverte de nourriture. En dehors de l'homme, les sociétés les plus organisées se manifestent parmi les insectes, surtout les fourmis et les termites. Cette omniprésence de la vie sociale s'explique par les chances de survie plus grande avec le groupe que sans.
Les espèces entrent dans des types de relation spécifiques : le mutualisme (coopération bénéfique), le commensalisme (la domestication) et le parasitisme (l'exploitation).
« Les études montrent qu'un individu est d'autant plus enclin à nourrir un autre que ce dernier l'a déjà nourri, soulignant ainsi à la fois la capacité de reconnaissance de l'ancien donneur et la préférence donnée à celui qui a fait preuve de générosité par le passé. » (470) Pratique qui rappelle le système du don et contre-don, que les éthologues semblent ignorer.
On peut aussi se demander « dans quelles limites la culture permet de transformer la vie sociale d'une espèce, dont les propriétés biologiques (bipédie, altricialité secondaire, partition sexuée, gestation, parturition et allaitement par les femmes, longévité, etc.) sont socialement d'emblée contraignantes. » (473)
Mais si par exemple l'accouchement est fortement socialisé c’est parce que l'uniparité le donne comme un enjeu considérable puisque la mortalité infantile fait peser un risque sur la reproduction de l'espèce et ce n'est donc pas un hasard si dans la plupart des sociétés traditionnelles des rituels sont associés à la naissance. Il ne faut pas oublier que ce n'est qu'au début des années 1900 que la césarienne est devenue une opération courante à laquelle l'enfant comme la mère ont toutes les chances de survivre.
Les liens affectifs ne sont que le prolongement de soins parentaux nécessaires. Ceux-ci sont apparus de façon évolutive chez les oiseaux et les mammifères, et ils consistent d'abord à nourrir les jeunes et à leur tenir chaud, les nettoyer, apaiser leur détresse. Cette continuité s'observe par exemple dans le baiser qui dérive probablement du bouche-à-bouche utilisé par les parents pour donner des aliments mastiqués à leurs petits. Et donc le baiser sans transfert de nourriture devient le moyen presque universel employé par les êtres humains pour exprimer l'amour et l'affection. Et dans ce cas l'un des partenaires joue le rôle de celui qui reçoit en ouvrant la bouche à la façon d'un bébé, tandis que l'autre exécute des mouvements de langue comme s'il poussait de la nourriture. Pour Darwin, ce processus expliquerait que les femmes sont porteuses des prémices de l'instinct social caractéristiques de la civilisation autrement dit l'altruisme. Mais la particularité de l'espèce humaine est de combiner cette tendance propre aux grands singes chez lesquels les femmes s'occupent le plus souvent seules de leur progéniture avec la pratique de l'élevage coopératif présent chez bon nombre d'autres espèces de primates. Cette deuxième tendance s'expliquant par l'altricialité qui rend la tâche éducative très prenante et donc l'organisation sociale se fait en conséquence laquelle bénéficie d'une autre particularité, la longue durée de vie des femmes après la ménopause rendant ainsi les femmes expérimentées disponibles pour la prise en charge des petits.
Ainsi, « l'enfant humain est un être d'interaction par excellence », le je et le tu constituent « la trace de l'importance de la structure dialogique dans la communication humaine. » (485) Des interactions qui s'inscrivent plus largement dans des rapports sociaux, lesquels ne sont pas nécessairement physiques, mais peuvent aussi constituer des abstractions (l'État, le supermarché, l'association, etc.). Cette structure conditionnant les réalités par exemple familiales. Il y a en effet une action à distance dont Pierre Bourdieu a essayé de rendre compte avec la notion de champ : « la notion de milieu se construit donc contre la notion de contact, comme la notion de champ se construit contre la notion d'interaction. » (Bourdieu cité page 489)
13) Capacité langagière–symbolique, déplacement et fiction
L'activité langagière accompagne chez l'humain toutes les pratiques, les hommes ayant une opinion sur tout, parlant de tout, se faisant des représentations de tout. Le langage donne « la possibilité d'une émancipation par rapport au contexte d'énonciation, ici et maintenant, et de tout ce qu'on peut y percevoir » (499), à la différence des systèmes de communication animale qui ne peuvent pas se référer à un objet qui n'est pas présent.
Outre le langage, la socialité humaine, s'explique aussi par le caractère abstrait et symbolique comme l'emblème, le drapeau, le totem, le système de parenté, le récit, mythique, etc. : « c'est tout cela qui permet de faire les groupes malgré l'impossibilité d'un maintien permanent des relations interpersonnelles entre tous les membres d'une communauté en expansion. » (503) De même le langage, apporte des moyens de catégorisation qui permettent à l'individu de se situer (lignage, tribu, nation, classe sociale ou d'âge, entreprise, association, etc.). Le langage ouvre une nouvelle ère, celle des récits et des réflexions tournés vers le passé ou l'avenir, de convoquer symboliquement l'absent, « mais aussi l'ère des illusions et des fictions, c'est-à-dire de la possibilité de parler de choses ou d'évènements purement imaginaires. » (504) On pourrait d'ailleurs dire que les êtres vivants qui ne possèdent pas le langage et la propriété de déplacement (plantes et bactéries utilisent des molécules chimiques pour communiquer entre elles) sont plus adaptés à la réalité du monde, car ils ne sont pas potentiellement déconnectés de la réalité « qui pourrait faire écran » (505). Le langage est un outil pour cumuler et transmettre les connaissances nécessaires à la vie et survie des hommes.
Il existe une origine gestuelle du langage humain, car, les espèces les plus proches (chimpanzés ou Bonobo) communiquent essentiellement grâce à des gestes, les enfants humains font assez spontanément usage de leurs mains pour montrer–indiquer avant même de pouvoir parler, et enfin la communication orale s'accompagne toujours de mimiques, de gestes, de postures corporelles, ou d'intonations.
En permettant sa communication par la parole, l'homme libère ses mains pour la production ou l'usage d'artefacts. La causalité fonctionne aussi dans l'autre sens, car l'usage manuel d'artefacts libère la bouche d'une partie de ses fonctions instrumentales : « la relation entre le langage et la main est ainsi un rapport organique, la technicité manuelle répondant à l’affranchissement technique des organes faciaux disponibles pour la parole. » (514) (André Leroi-Gourhan) Ces deux outils que sont le langage et les artefacts sont donc « des médiations entre les humains et le monde. » (515)
14) Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire
L'humanité est depuis ses lointaines origines, indissociable d'artefacts tels que les outils, armes, vêtements, habitats, techniques, « permettant l'extension ou l'augmentation de soi, de ses capacités cognitives, sensorielles et physiques. » (521) André Leroi-Gourhan « voit dans l'habitat humain et dans l'opposition qui lui est associée entre l'intérieur et l'extérieur, une propriété relativement invariante caractéristique de nombre d'espèces animales. » (524) Cette puissance des artefacts induit à un affaiblissement morphologique, et inversement des renforcements anatomiques avec la libération et l'habilité sensori–motrice des mains d'une part et l'augmentation de la taille du cerveau pour renforcer les capacités d'apprentissage et de vie collective d’autre part. Avec ses outils, l'homme est adapté à toutes les circonstances et équipé pour tous les environnements, alors que chaque espèce animale est adaptée à un certain type de milieu : si les animaux ne peuvent habiter que dans certaines régions déterminées, l'homme a conquis la terre entière. Cette adaptation, il la doit à l'intelligence collective, homo sapiens n'étant guère plus intelligent individuellement que le Néandertalien (qui possédait un cerveau plus gros), mais leurs groupes étaient plus larges et mieux interconnectés. Ce qui a rendu possible une cumulativité culturelle, rendant chaque individu plus puissant. Pendant toute la période du paléolithique inférieur et moyen (il y a 3,3 millions d'années), les progrès sont lents avec la maîtrise du feu aux alentours de 400 000, et même durant le paléolithique supérieur (entre 40 000 et 12 000 an) Alain Testart mentionne seulement trois inventions majeures : l'aiguille à chas, le propulseur, les pointes barbelées des flèches permettant de rester dans l'animal.
Une des conséquences de cette accumulation est la sédentarité. Désormais, à la différence de l'animal qui subit le milieu, ne l'exploite pas, ne le modifie pas, l'homme crée un nouveau milieu. « Nés vulnérables et dépendants, les êtres humains ont trouvé le moyen de se rendre plus puissants que n'importe quelle autre espèce par la culture, mais cette culture (incorporée et objective : savoirs ou savoir-faire et artefacts), au fur et à mesure qu’elle s'accumulait, a engendré à son tour de nouvelles formes de dépendance qui semblent répéter indéfiniment, pour l'ensemble des êtres humains, quel que soit leur âge, la situation initiale de l'enfant à la naissance : c'est ce que j'ai appelé l’altricialité tertiaire, à savoir que celle qui fait de nous, adultes comme enfants, des êtres perpétuellement dépendants des choses (artefacts accumulés), des savoirs et des autres (division sociale du travail). » (545)
15) Altricialité secondaire : vulnérabilité et dépendance de l'enfant l'humain
« Le besoin de protection peut se pervertir en autoritarisme et en subordination » (Françoise héritier), et donc « l'expérience humaine se structure d'emblée autour d'un rapport de domination, d'une relation de transmission culturelle et d'un lien affectif réciproque. » (547) L'homme en effet est l'animal le plus impuissant à la naissance qui existe. Son cerveau n'est jamais adulte, et il « n'est pas encombré par l'hérédité de coordinations toutes faites. » (Célestin Bouglé cité p. 555) Cette altricialité secondaire « a une valeur matricielle (...) sur la structuration des sociétés humaines. » (549) Par exemple, les sociétés européennes qui connaissent une transition démographique à partir du XVIIIe siècle, avec la diminution de la mortalité infantile voient les familles engager une diminution du nombre d'enfants étant donné l'allongement de la durée de la dépendance, elle-même liée aux exigences de plus en plus fortes de la transmission culturelle et donc à l'augmentation de l'investissement parental.
Cette dépendance, qui concerne tous les animaux atriciels, se traduit selon Freud « par la formation d'un surmoi, puisque les adultes fixent les limites du franchissable et de l'infranchissable, du bien et du mal, du désirable et de l'indésirable, du possible et de l'impossible, et que cela oblige l'enfant à intérioriser ces limites. » Aussi peut-on penser que l'origine de l'autocontrôle de la violence mis à jour par Norbert Elias « est à chercher du côté de l'autocontrôle parental vis-à-vis d'une progéniture particulièrement vulnérable. L'adulte doit à la fois se faire obéir, parfois montrer sa réprobation ou sanctionner, et en même temps contrôler sa violence à égard de sa progéniture, qu'il doit s'efforcer de maintenir en vie. » (569) En retour, l'enfant pris dans un sentiment d'infériorité, développe des forces de compensation et s’efforce d'exercer une puissance et une supériorité sur autrui : l'accent mis sur le désir de domination serait comme une compensation du sentiment d'infériorité à la condition humaine (théorie d'Alfred Adler). Le bébé peut en effet paradoxalement avoir le sentiment d'une puissance magique, si ses appels sont entendus et ses souhaits exaucés.
Chez des espèces animales très différentes, oiseaux ou mammifères, les mêmes comportements d'attachement et de détresse en cas de séparation s'observent. La spécificité humaine réside dans l'allongement de la durée de la relation dépendance. Ainsi, l'attachement du citoyen à son État, serait un dérivé de son attachement à son souverain, à son président, et donc la continuation directe de l'attachement remontant à l'enfance. Dans cette relation initiale, l'instrumentalisation est symétrique : pouvoir du demandé qui exerce une toute-puissance puisqu'il est en mesure d'accorder ou de refuser ; mais aussi pouvoir du demandeur qui s'octroie virtuellement une emprise sur la volonté du demandé (Daniel Lagache, p. 581)
« Les contes jouent un rôle de dramatisation des dangers pour pour faire bien comprendre à la mère, les risques encourus par l'enfant et la nécessité de ne jamais fléchir dans cette tâche de surveillance et de protection. » (586)
Cette sujétion de l'enfance est utilisée dans bon nombre de situations à travers le langage : le mot anglais boy dans les colonies où domine l'idée de peuple-enfant (nécessitant donc une éducation), le terme de garçon de café, etc. « La domination sur les enfants jouait un rôle de référence pour d'autres formes de subordination, de dépendance. » (589)
On relève que l'animal de compagnie occupe une place similaire à celle de l'enfant. Ce sont notamment des objets d'éducation. Et à travers ce processus, l'éducateur retire un plaisir immense à être celui qui sait, celui qui fait découvrir, qui éveille, qui explique qui façonne la vision du monde du petit ou de l'animal. « Le bénéfice narcissique est considérable » qui peut « contrebalancer toutes les humiliations et dépossessions subies par ailleurs. » (Bonnardel cité p. 595)
L'allongement de la scolarité et l'interdiction du travail des enfants contribue historiquement à les rendre plus joueurs, plus irresponsables, et donc plus immatures, qu’ils ne l'étaient dans les sociétés où l'enfant est confronté à la débrouille ou la réalité du travail ; mais cette situation n'est que le produit d'une accumulation culturelle des sociétés, et donc de la nécessité d'un apprentissage toujours plus long.
Il faut de plus s'interroger sur la verticalisation de la structure sociale dans toutes les sociétés humaines. En effet, toutes les oppositions entre dominant et dominé s'incarnent dans des oppositions spatiales entre haut et bas, supérieur et inférieur, dessus et dessous, grand et petit. Tout le vocabulaire dit cela : être mis plus bas que terre, être en dessous de tout, atteindre les sommets, être en haut de l'affiche, être en tête de liste, fréquenter les lieux de culture, s'abaisser à des compromissions, etc. Dans la quasi totalité des sociétés, le haut est davantage valorisé que le bas ; ce qui est pur ou sacré est plus haut. Alfred Adler explique que « chaque individu fait l'expérience de gagner en reconnaissance et en dignité en passant de l'état d'enfant rampant à celui d'enfant qui marche sur ses deux pieds et qui cesse d'être en bas et de se traîner par terre. Sur la base de cette expérience première, structurée par le rapport social de dépendance–domination entre parents et enfants, les adultes inculquent à l’enfant le sens de ce qui est bien et mal, digne et indigne, correct et incorrect, élevé et bas, etc. » (603)
Dans la famille, si les parents dominent les enfants, les aînés dominent les cadets et de manière générale, l'antériorité domine la postériorité.
16) Dominer par l'antériorité
On observe ce phénomène de respect et d'imitation des aînés chez les animaux : par exemple, tel oiseau né quatre jours avant son cadet, il distribue volontiers des coups de bec, et le puîné adopte vite une attitude soumise. (615)
Bourdieu et Passeron l’avaient observé dans le système d'enseignement : les professeurs ne sont pas des pères eux-mêmes, mais deviennent des substitut paternels. Nous transférons « sur eux le respect et les espoirs que nous inspirerait le père omniscient de notre enfance, et nous nous mîmes à les traiter comme nous traiterions notre père à la maison. » (La reproduction page 34). Ainsi, dans de nombreuses sociétés, sur la base du savoir, accumulé, les vieux détiennent un pouvoir considérable, sont craints et respectés, ce qui permet de parler à ce propos de gérontocratie. Mais dans une société en pleine évolution, le savoir accumulé par un individu est rapidement dépassé, et la sagesse dont il peut faire preuve n'est plus forcément adaptée à la nouvelle situation. Le pouvoir des anciens, à la différence de celui des parents sur les enfants, repose plus sur un arbitraire d’une loi accordant des privilèges à ceux arrivés avant plutôt que sur la détention d'un différentiel de savoir. Ce pouvoir, par exemple, s'observe dans la capacité supérieure qu'ont les aînés à se marier pour perpétuer le patrimoine économique et social de la famille. Mais dans des sociétés à la transformation rapide, les aînés « enchaînés au patrimoine qu’ils ne peuvent pas abandonner sans déshonneur », ont souvent plus de peine à se marier (Bourdieu p. 652) On observe ce phénomène dans les sociétés africaines : « le développement de la civilisation urbaine avec le primat de l'individualisme et de la compétition, l'installation de l'économie monétaire, la mise en place des industries et du travail mécanisé, l'éclatement de la famille et la délitescence de la solidarité qui en découle, l'influence des médias, la généralisation des institutions scolaires qui privilégient le livre aux dépens de l'oralité traditionnelle, les nouvelles règles de promotion sociale, qui, loin cette fois d'être fondées sur l'âge, semblent au contraire favoriser des adultes en pleine possession de leurs moyens… autant de faits qui mettent un terme à la gérontocratie et jettent le doute sur le bien-fondé du principe de séniorité. (Thomas cité p. 655)
17) Les formes de la domination
On observe qu'il n'existe pas de société connue dépourvue de tout rapport de domination. Les travaux éthologiques comme sociologiques portant sur ces questions montrent qu'il existe deux grandes origines à ces rapports : les relations inter-espèces et les relations intra-espèces.
Au sein du règne animal, c'est la chaîne alimentaire qui décrit le mieux ces rapports de domination, puisque c'est une suite d'êtres vivants dans laquelle chacun mange celui qui le précède, et celui qui le suit : le végétal (seuls êtres « pacifiques »), les animaux végétariens, puis les animaux carnivores ou omnivores.
Au sein d'une même espèce, par exemple les poules, on observe que la dominante peut donner des coups de bec à toutes les autres sans en recevoir, celle qui arrive en deuxième position peut attaquer toutes les poules sauf la première et ainsi de suite jusqu'à ce que la dernière prenne des coups de bec de toutes les autres. L'issue des confrontations dépend généralement de facteurs physiques ou de l'âge et donc du statut acquis. Quand l'ordre est établi, il suffit généralement de menacer pour le maintenir en place comme par exemple chez les babouins, il suffit de montrer ses dents.
« Pour conclure, on peut dire que les faits de domination et de hiérarchie sont omniprésents dans le vivant non humain, et que ceci s'explique en grande partie par le fait que, les ressources (quelles qu'elles soient) étant toujours limitées, des luttes pour l’appropriation de ces ressources viennent déterminer qui peut faire quoi et qui peut avoir accès à quoi au sein du groupe. La reconnaissance plus ou moins durable ou éphémère selon les espèces, des places de chacun dans un ordre hiérarchisé, a pour effet (et peut-être même pour fonction) de pacifier les rapports interindividuels, en évitant de multiplier les actes d'agression. (685)
Dans ce système général de dépendance–domination, s'élaborent dans les sociétés humaines, des affects très profonds, qui sont « d'un côté l'orgueil et le sentiment de puissance, de l'autre, la honte, l'humiliation et le ressentiment envers l'Autre, sentiments qui sont à l'origine de toutes les insoumissions, résistances et révoltes. » (Françoise, héritier page 671)
Au sein des sociétés humaines, la domination sur les animaux a été un des grands leviers économiques lui permettant d'exploiter une force de travail pour nourrir une population toujours plus nombreuse. Plus largement, la domination « a touché à des questions élémentaires et vitales d'accès 1) aux ressources naturelles pour la survie (eau, nourriture), 2) à des espaces–territoires ou 3) à des partenaires sexuels, autant d'enjeux présents dans l'ensemble du règne animal, et, pour certains d'entre eux, dans le règne végétal. À cela, les hommes ont ajouté au fil du temps 4) l'appropriation des artefacts permettant notamment l'accès aux ressources naturelles de base (moyens de production : outils, machines, armes pour la chasse et la pêche), mais aussi la domination par les armes (domination des autres espèces animales dans la chasse et des autres groupes sociaux dans la guerre), 5) l'appropriation du corps d'autrui, humain ou non humain (permettant la domination, l'esclavage, l'exploitation, la prostitution), 6) l’appropriation d'artefacts culturels constitués comme utiles ou désirables par l'état culturel du monde social en question (informations, savoirs, textes sacrés, juridiques, œuvres d'art, littérature, etc.) et, enfin 7) l’appropriation de l'équivalent généralisé que représente l'argent et qui permet de posséder l'ensemble des pouvoirs imaginables. » (692)
Les traces d'affrontement entre groupes se multiplient au fur et à mesure que les richesses s'accumulent, surtout à partir du néolithique (même si la violence concerne aussi les sociétés sans richesses avec les questions de l'accès aux femmes ou celles touchant à l'honneur). La guerre en tant que telle n'apparaît qu'avec le développement d'agriculture.
La société capitaliste crée la fiction du travailleur libre et donc met fin à toutes les dépendances antérieures (mais ne met pas fin à la domination). Car, dans les sociétés antérieures, l'idée de dépendance est prégnante, et elle accompagne, même les défunts dans leur tombe : ceux-ci sont accompagnés de l’épouse, des enfants, d'esclaves ou d'animaux domestiqués. « La relation entre le mort et ses accompagnants est une relation de proximité personnelle, de fidélité et de dépendance. » (705)
L'étude des sociétés humaines les plus diverses, montre une double nécessité : l'existence de formes plus ou moins diffuses de maintien de la cohésion et de gouvernement du collectif ; l'apparition convergente de la forme étatique de maintien de la cohésion et de gouvernement du collectif comme unité de survie. Les chefs des sociétés de chasseurs-cueilleurs sont ainsi les porteurs des valeurs du groupe plus que des chefs qui commandent. On peut se poser la question de savoir à quel moment la balance entre le chef et les membres du groupe s'inverse en faisant passer le premier du statut de simple représentant du groupe au service du groupe à celui de chef qui monopolise la violence physique légitime et qui place les membres du groupe à son service. On observe le même transfert dans le cas de de la religion, du Dieu contraint par l'acte magique au Dieu puissant qui conduit les fidèles à se mettre à son service.
On peut lister les fonctions remplies par l'État au cours du temps : fonction de gouvernement et de justice ; de protection, d'arbitrage et de sanctions ; de protection nourricière et sanitaire, de protection symbolique ; économique (avec le prélèvement des impôts ; de fonction sociale. « Si l'on se demande ensuite pourquoi toutes ces fonctions sont universelles, on ne peut manquer de remarquer qu'elles sont fondamentalement des prolongements des fonctions parentales. » (712) « L’État advient comme une réponse nécessaire et convergente au problème de cohésion collective posé par un certain degré de différenciation. » (713)
18) Magico–religieux et dépendance–domination
Il n'existe pas de société humaine sans dimension magique ou religieuse. Ce fait est lié à deux grands éléments :
- la prise en charge symbolique et consciente grâce au langage permettant d'évoquer des choses absentes et donc de créer des fictions relatives aux difficultés rencontrées par n'importe quel être vivant, y compris les dangers sous forme de catastrophes naturelles, de prédateurs, ou encore de dégradation de l’être, et même la mort. Le discours religieux permet de formuler des raisons ou des explications à toutes les grandes interrogations « métaphysiques ».
- La relation entre le sacré et la puissance qui rencontre des faits de performativité linguistique–symbolique qui permet de transformer magiquement par des rites, de l'eau ordinaire en eau bénite, un païen en chrétien, un adolescent en homme, etc.
Cette dimension est à relier à la dépendance initiale de l'enfant à ses parents. Le sacré irrigue donc toutes les sociétés, y compris les primitives ; il hiérarchise notamment dans l'opposition entre les hommes et les femmes. Contrairement à l'idée de Pierre Clastre selon laquelle ces sociétés sont sans pouvoir ni domination parce qu'elles n'ont pas d'État, toutes les recherches ethnologiques montrent qu’elles sont traversées par des inégalités fondées sur l'âge ou le sexe. Par exemple si un individu ne vient pas plus à se réaliser comme chasseur, il cesse en même temps d'être un homme et métaphoriquement il devient une femme, mais la réciproque n'est pas vraie. On observe aussi une sorte de division sexuelle du travail linguistique selon laquelle tous les aspects négatifs de l'existence sont pris en charge par les femmes, tandis que les hommes se voient surtout en célébrer sinon les plaisirs du moins les valeurs (la société des Guyaki). D'une manière générale, « l'homme est sacré, la femme profane » (Herz p. 725). Cette opposition féminin/masculin recouvrant nature/culture, gauche/droite, bas/haut. « « Ce qui est en haut, au-dessus (et qui « a le dessus »), éclaire, rayonne et démontre sa puissance est masculin, et ce qui est en bas, en dessous, plus terne ou obscur, est féminin. C'est donc bien à un rapport de domination qui renvoie le rapport profane/sacré. » (726) Dès les premiers temps, l'opposition sacré/profane devient donc « un principe politique de séparation entre dominants et dominés. » (727) Dieu est caractérisé par son inaccessibilité absolue, représente la puissance, il est l'objet de recherche de convoitise, et l'homme cherche à en prendre possession. Mais il s'accompagne aussi de la peur. Freud avait perçu le lien fondamental entre le dieu et le père en écrivant que, pour chacun, le dieu est fait à l'image de son père (« Notre père qui êtes aux cieux »). La religion, quant au fond, infantilise et maintient l'homme dans sa position de dépendance. Pour le primatologue France De Waal, la conscience de la mort est l'une des raisons amenant les humains à élaborer la religion : le passage de la vie à la mort, l'existence d'une vie après la mort dans un au-delà invisible, des formes de réincarnation, « les mythes et les discours religieux ont pour fonction de représenter l'irreprésentable et l'insensé. » (738) A cet égard, la période du néolithique est un grand tournant puisqu'à partir du moment où l'agriculture et l'élevage deviennent les modes de substances principaux, la crainte que la récolte ne soit pas suffisante contribue à créer des divinités chargées de veiller sur tout cela. Et Dieu est craint à l'image de la puissance paternelle.
Dans une perspective proche, « le culte des ancêtres est un hommage à la tradition, à la cumulativité, bref, au passé : par rapport à ce passé, l'individu éprouve une dépendance reconnaissante. Tant qu'il agit conformément à la tradition, il peut jouir de la sécurité et du bonheur, car il compte sur quelque chose de bien plus grand que ses propres qualités d'esprit et le corps. » Radcliffe-Brown p. 752)
19) Partition sexuée et domination masculine
Cette partition, qui s'ajoute à la symétrie bilatérale du corps humain, à l'opposition entre parents et enfants, à celle entre nous et eux, est à la base de « la pensée dualiste qui structure universellement les systèmes de représentation humains » : haut/bas, supérieur/inférieur, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, lourd/léger, chaud/froid, etc., rapport en s'inscrivant dans un rapport de domination affecte ces oppositions d'une valeur positive ou négative. Les explications concernant cette domination sont de plusieurs ordres :
- le pouvoir de mettre au monde des garçons comme des filles, du même et du différend, provoque une réaction masculine en vue de contrôler les femmes (Héritier).
- la division sexuelle du travail et le monopole de la chasse et des armes. (Darmangeat).
- une construction sociale arbitraire. (Bourdieu)
- une division sociale du travail s'appuyant sur des interdictions, des tabous et des exclusions pesant sur les femmes. (Testart)
Mais, « non, seulement, il n'y a pas de raison de considérer que tous les rapports de domination se font sur le rapport de domination homme–femme, mais il a tout lieu de penser que ce rapport est lui-même fortement dépendant du rapport parent–enfant. » (758)
Il faut observer que chez les amphibiens et les poissons qui peuvent être caractérisés par une fécondation interne ou externe, dans les premiers cas, les femelles s'occupent très majoritairement des petits, alors que dans la seconde elle s'en occupe que dans un tiers des cas. Le fait de porter sa progéniture est donc une des grandes conditions de la force de l'attachement, mère–enfant. S'occuper d'un bébé ou d'un petit enfant est une occupation à plein temps qui a des conséquences en terme de division sexuée du travail dans les premières sociétés de chasseurs–cueilleurs, puisque les femmes moins mobiles trouvent une activité plus compatible du côté de la cueillette, ce qui laisse le champ libre aux hommes pour la chasse (et la guerre). « Que pèse l'invention tardive du biberon, durant le Moyen Âge européen, et du lait artificiel à la fin du XIXe siècle, artefacts qui ont introduit la perspective d'une égalité père–mère dans l'acte de nourrissage de l'enfant, face aux 300 000 ans d'histoire d'Homo sapiens structurés sur la base d'une relation serrée entre la mère et l'enfant ? » (768) La femme est ainsi « depuis toujours associée à l'état d'enfance (de faiblesse, de fragilité, de dépendance, d'impéritie, d'impuissance) parce qu'elle est la seule à porter l'enfant. » (772) Parallèlement la personnalité phallique nie ses propres aspects dépendants, enfantins et féminins, il y a là une visée anti dépressive de la personnalité phallique narcissique qui souhaite fondamentalement nier sa dépendance, car la dépendance est liée à une perte possible (d'après Reich). Des récits provenant de sociétés très différentes, « dans une combinatoire multiple mais pas infinie, place systématiquement la femme en situation subalterne, avec une forte tendance à la mettre en position de postériorité, de fragilité, d'incomplétude et d'imperfection : autrement dit dans une relation d'enfant à parent. » (788) Même le rapport au sang, traduit cela : « Saigner, c'est être faible, faire saigner c'est être fort, et le faible ne peut accomplir un acte qui exige d'être fort. » (791)
Soit dit en passant les études de genre remettent en cause ce fondement biologique pourtant évident. Il est abondé par les études sur les animaux qui montrent la domination des mâles sur les femelles. Donc « les faits de domination sont indissociablement biologiques et sociaux, mais pas strictement culturels ou historiques. (…) Mais que faire alors devant les faits établis par l'éthologie qui montrent que, dans le monde animal aussi, les différences entre le dessus, et le dessous, l'actif et le passif, le haut et le bas, le mâle et la femelle, sont autant de signes comportementaux très symboliques de la domination et de la soumission. (…) L'interprétation des comportements humains ne peut faire l'économie, si elle prétend une vérité un tant soit peu objective, de ces faits extra–humains. » (811) Stephen K. Sanderson a adressé une liste de situations historiques n'ayant jamais existé : des sociétés sans différenciation sexuelle ; des sociétés de chasseurs-cueilleurs dans lesquelles les femmes chassent et les hommes cueillent ; des sociétés agraires où les femmes labourent et les hommes effectuent les travaux domestiques ; des sociétés dans lesquelles la plupart des guerriers sont des femmes ; des sociétés industrielles dans lesquelles les professions à fortes composantes éducatives sont principalement occupées par des hommes ; des sociétés dans lesquelles les hommes cherchent comme compagnes des femmes de statut supérieur et des femmes des hommes plus jeunes qu'elles ; des sociétés dans lesquelles les hommes assument la plupart des soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes investissent davantage dans la copulation que dans les soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes se font concurrence plus vigoureusement que les hommes pour les postes de haut niveau. (cité page 816)
20) Famille, parenté, société
On observe dans toutes les sociétés que les enfants sont engendrés et élevés par leurs parents. « La famille est principalement le lieu de la solidarité, de la coopération et du partage, plutôt que de la concurrence ou de l'égoïsme. » (828) Lévi-Strauss décrit une structure de parenté : c'est une relation de consanguinité, une relation d'alliance, une relation de filiation. « Domination parentale, domination, masculine et domination des aînés sur les cadets sont trois grandes constantes des rapports de domination. » (829) Et la psychanalyse montre que le destin pulsionnel s'effectue à partir de sa gestation les premières années de l'enfance, c'est-à-dire presque exclusivement dans le cercle de la famille, même si ces relations affectives et ces idéaux sont conditionnés par l'arrière-plan social de classe. « La famille est l'agence psychologique de la société. » (Éric Fromm p. 831) Cette emprise réelle se double symboliquement dans les métaphores telles que : père des peuples, père des nations, mère-patrie, oncle Sam, ongle Ho-Chi-Min, déesse-mère, Dieu le père, cousins allemands, etc.
Ainsi, les instincts sociaux se sont élargis progressivement de l'entre soi familial restreint à la famille élargie, au clan, à la tribu, à l'ethnie, à la nation, etc. C'est dû aux propriétés du langage humain et sa capacité de représenter des réalités absentes (ancêtres disparus) ou purement fictives (l'ancêtre mythique). Et de ce point de vue, toutes les idéologies sont nécessaires à l'existence du groupe comme « le ciment ou la colle qui maintient ensemble des parties, soumises de potentielles forces de fission. » (841) Et donc le rappel des propriétés communes, des ascendances ou des histoires, permet de le maintenir en vie.
21) Eux/Nous : ethnocentrisme, racismes
« La plupart des groupes sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d'exclusion, c'est-à-dire aux sentiments de différence attachés à ceux qui ne sont pas « nous ». » (Richard Hoggart, La culture du pauvre)
Cette partition symbolique n'est que le prolongement d'un mécanisme de défense présent dans l'ensemble du vivant, « défense du proche par rapport à tout ce qui est perçu comme lointain, étranger, extérieur à son propre groupe. » (844)
Des formes d'altruisme peuvent se dégager au sein des espèces animales envers des non-apparentés, qu'il s'agisse de compagnons de chasse collective chez les loups ou chez les primates non humains, de dons et de contre-dons entre chauve-souris qui peuvent régurgiter du sang pour nourrir certaines de leurs congénères ayant déjà rendu ce service.
« Protéger ses enfants, au péril parfois de sa vie, leur accorder la préférence, est bien une forme de sacrifice ou don de soi (de son temps, de son argent, de son énergie et parfois aussi de sa vie), mais c'est aussi une forme de défense de son groupe conçu comme une sorte d'extension de soi. » (857)
Aussi peut se demander pourquoi les groupes reposent-ils sur des bases ethniques partout dans le monde plutôt que sur d'autres bases (âge, profession, taille, etc.) ? Sans doute parce que « une ethnie est généralement définie comme une population humaine ayant en commun une ascendance (une histoire réelle ou mythologique), une langue, une religion, une culture (qui peut être musicale, culinaire, vestimentaire, etc.), et le plus souvent tout cela à la fois. En ce sens, elle condense de nombreux principes de différenciation par rapport au reste du monde. » (859) Sur cette base de rassemblement, un groupe subsume tous les sous-groupes la composant et permet de faire baisser les tensions entre eux. Les rapports eux/nous ne sont pas fondés sur des rapports de domination entre les groupes mais sur la préférence donnée aux proches. On peut formuler cette différence en termes de installés–marginaux, les premiers disposant de ressources supérieures, et les seconds étant très inférieurs en terme de rapports de force. Les relations de race ou ethniques ne seraient que des relations établis–marginaux d’un type particulier. C'est par exemple le sens du mot aristocratie qui signifie littéralement le pouvoir des meilleurs et que l'on retrouve encore aujourd'hui dans l'emploi du mot noble (un geste noble suscite l'admiration). De même le mot vilain s'appliquait à un groupe social de basse condition et désigne aujourd’hui une piètre valeur humaine.
D'autres observations écologiques montrent la primauté de la logique territoriale sur l'interconnaissance : des chimpanzés qui avaient pourtant joué ensemble mais qui n'appartenaient plus aux mêmes territoires en viennent à se battre.
22) De la division du travail
Au départ de la vie humaine, toutes les fonctions sont liées : dans l'ordre, religieux, mythe, science, poésie, rite, morale, droit, élément esthétique, tout est confondu. C'est aussi le cas de la famille primitive, qui est à la fois un groupe social, religieux, politique, juridique. Toutes les fonctions sont liées parce que tout le monde fait à peu près tout sait à peu près tout faire hormis les tâches réparties selon la division sexuelle. Dans les sociétés différenciées, certains groupes sociaux ne participent pas directement à la production et se consacrent entièrement à d'autres fonctions sociales (religieuse, politique,…). Mais du coup il faut bien que d'autres le fassent pour eux, et donc qu'ils produisent un surplus. On observe une telle division du travail chez certains insectes eusociaux qui appartiennent à des sociétés à forte démographie.
Conclusion générale : vers une science sociale
Position de cet ouvrage : uniformitariste. C'est le principe qui postule que les processus qui étaient à l'œuvre dans un passé lointain se déroulent toujours dans le présent. « c'est une manière de dire que les phénomènes que nous observons aujourd'hui ne sont pas radicalement différents de ceux qui se déroulaient dans les premiers temps de l'humanité ou dans les différents types de sociétés, et que s'ils apparaissent à première vue très différents, les logiques profondes qui les travaillent sont les mêmes. » (912)
Post-scriptum : la convergence des formules biologique, psychologique et sociologique
L'histoire du vivant et de l'évolution montre qu'il y a beaucoup de perdants dans la lutte pour la survie. « En revanche, l'adaptation par la voie culturelle rend possible une survie plus immédiate en apportant une plus grande flexibilité par rapport aux variations du contexte environnemental que le simple jeu des mutations génétiques » (915)
« La caractéristique fondamentale des organismes vivants – qu'on les considère en tant qu'individus biologiques, psychologiques ou sociaux – réside dans le fait qu'ils ont à la fois une structure interne propre, dotée d'une relative autonomie de fonctionnement et puisant dans le milieu extérieur à eux les éléments nécessaires à leur conservation–reproduction–extension, une capacité à se reproduire et une capacité plastique à s'adapter et donc à se transformer en fonction de leurs interactions avec leur environnement. Le caractère relationnel et dialectique des trois formules qui mettent toutes en relation et envisagent les effets de transformation mutuelle d'un intérieur et d'un extérieur, d'une structure interne et d'un milieu externe est donc fondamentalement ancré dans les propriétés de ce qu'on appelle la « vie ». » (917) De ce point de vue, le modèle de Darwin est profondément historique. Contre une théorie des changements radicaux, défendue par les catastrophistes, celui-ci a eu raison de donner « la priorité à la marche lente et constante, aux changements graduels, progressifs sur de longues périodes. » (921) La proximité de la biologie évolutive et de la sociologie dispositionnaliste–contextualiste n'est donc pas fortuite, elle est liée aux propriétés du règne animal et de l'espèce humaine en particulier. Lamarck remarquait que le développement ou la disparition d'un organe dépend de la fréquence d'utilisation qui en est fait. Cette loi constitue la base même de tout dispositionnalisme sociologique. D'autre part, la loi de reproduction des dispositions acquises par transmission intergénérationnelle n'est possible qu'à la condition que les changements acquis soient communs aux deux sexes. Ce qui se retrouve une point de vue sociologique à travers la théorie de l'habitus. « Dans toutes les sociétés humaines s'articulent des dispositions et compétences (produits d'une socialisation implicite autant que d'apprentissages express) et des contextes d'action, dont la nature varie selon le type de société et au sein même d'une société donnée. L'universalité d'une telle articulation n'est donc pas sans lien avec les capacités naturelles, biologiques de l'homme, et notamment avec ses capacités mnémoniques, le type de cerveau dont il dispose et qui le différencie d'autres animaux. » (924)
Se pose alors la question du rapport entre passé incorporé et contexte présent d'action : quel est le degré de contrainte exercée par le contexte sur l'action des individus, et d'autre part, quel est le degré de force ou de puissance de leur disposition incorporées ? (925) Il existe des contextes forts et des contextes faibles, des contextes fermés ou rigides et des contextes ouverts ou souples, contextes institutionnalisés ou des contextes flous. Ensuite, les dispositions incorporées sont plus ou fortement constituées et leurs forces dépendent du degré de renforcement qu'elles ont connu : plus fortes si plus précoces, systématiques et durables. Et, selon le degré de contrainte, les dispositions peuvent être plus ou moins fortement sollicitées ou inhibées.
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