Paul Auster : Brooklyn Follies


 


Paul Auster, Brooklyn Follies, Actes Sud, 2005 (2005), 289 p. (epub)

Quand on referme ce livre on peut éprouver l’étrange sentiment d’avoir lu une histoire écrite au fil de la plume, sans réel plan. En effet les événements qui s’y déroulent ne semblent pas accrochés par leur nécessité interne mais plutôt « balancés » : la jeune nièce (10 ans) de Tom qui vient un jour sonner à sa porte et est mutique sur ce qui lui arrive, le périple qui s’ensuit à la recherche d’une aide et d’un hébergement par une certaine Paloma, avec panne de voiture (due à l’action maléfique de la petite fille) et rencontre d’un hôtelier veuf, la mort brutale du libraire employeur de Tom, libraire au demeurant faussaire qui a fait de la prison pour ces méfaits et qui projette néanmoins de réitérer dans la voie du délit mais qui meurt brutalement, la mère de la petite fille qui se libère de l’emprise toxique d’un adepte d’une secte, etc. De ce labyrinthe des faits épars, le lecteur surnage cependant car le style est alerte et fluide, puisqu’en trois mots deux mouvement, il peut livrer une description complète d'un univers : « c'était une cellule miteuse avec une douche en métal dans le cabinet de toilette, deux fenêtres donnant sur un mur de brique et un minuscule coin, cuisine équipé d'un frigo-bar et d'un réchaud à gaz à deux brûleurs. Une bibliothèque, une chaise, une table et un matelas par terre. » (33)
C'est aussi avec une sorte de légèreté, que l'auteur donne accès à l'épaisseur psychologique des êtres : « voilà qui expliquerait la réticence de Harry à dire la vérité. Ce n'est pas une mince affaire que de recommencer sa vie à 57 ans, et quand un homme a pour seuls atouts un cerveau dans le crâne et une langue dans la bouche, il a intérêt à bien réfléchir avant d'ouvrir cette bouche pour se raconter. Harry n'avait pas honte de ce qu'il avait fait, (il avait été pris, voilà tout, et depuis quand considérait-on la malchance comme un délit ?), mais il n'avait assurément nulle intention d'en parler. Il s'était donné trop de mal, trop longtemps, pour façonner le petit univers dans lequel il vivait à présent, et il laisserait personne soupçonner ce qu'il avait souffert. » (42)
Avec des traits d'humour, à nul autre pareil, comme ce récit sous forme du souvenir d'un élève de 11 ans, qui lâche un pet en classe : « ce qui dissocia cet incident de la catégorie des embarras mineurs pour l'élever au statut d'un classique, d'un chef-d'œuvre durable, dans les annales de la honte et de l'humiliation, ce fut que Dudley, pauvre innocent, commit la fatale balourdise de s'excuser. « oh, pardon », balbutia-t-il, le nez sur son pupitre et en piquant un tel fard que ses joues ressemblait à un camion de pompier flambant neuf. Il ne faut jamais s'excuser publiquement d'un pet. Telle est la loi non écrite, la règle impérieuse de l'étiquette américaine. Les pets ne sont le fait de personne et ne viennent de nulle part ; émanations anonymes, ils appartiennent au groupe dans son ensemble, et même lorsque chacun des occupants de la pièce saurait désigner le coupable, la seule attitude sensée est la dénégation. Le naïf Dudley Franklin était trop honnête pour cela, et il ne s'en remit jamais. A partir de ce jour, on ne l'appela plus qu'Oh Pardon Franklin et ce sobriquet lui resta, attaché jusqu'à la fin de l'école secondaire. » (16)
De plus l’auteur prend souvent le lecteur à témoin, le charmant ainsi : après que la petite Lucie a mis du sucre dans le réservoir du véhicule, celui-ci tombe en panne, et l'auteur écrit alors : je viens de passer 20 minutes à réfléchir à ce bruit, mais je n'ai pas trouvé les mots qui conviendrait pour le décrire, l'expression unique et inoubliable qui lui rendrait justice. Gloussement rauque ? Pizzicati hoquetants ? Un pandadémonium de rigolades ? Je ne dois pas être à la hauteur de cette tâche, ou alors le langage est un instrument trop faible pour saisir ce que j'ai entendu, un vacarme qui semblait sortir d'un gosier d’une oie en train d'étouffer ou celui d'un chimpanzé ivre. Finalement, les spasmes s’unifièrent en une seule note prolongée, une éructation de la sonorité de tuba, qui aurait pu passer pour un renvoi humain. Pas exactement le rot d'un buveur de bière satisfait, plutôt un bruit rappelant le grondement lent et douloureux d’une indigestion, une décharge d'air s'échappant dans des tonalités de basse de l'œsophage d'un homme affligé au dernier degré de brûlures d’estomac. »  (158)
L’auteur a 58 ans quand il écrit ce roman, et il fait passer avec grâce des messages sur l’âge : « L'amour entre gens d'un certain âge a ses côtés embarrassants et ses lenteurs comiques, mais aussi une qualité de tendresse qui échappe souvent aux jeunes. Vos seins, votre queue peuvent bien avoir perdu de leur fermeté, votre peau est toujours votre peau, et si quelqu'un vous caresse, vous serre dans ses bras, vous embrasse sur la bouche, vous pouvez encore fondre comme autrefois, quand vous pensiez, vivre toujours. Nous n'étions pas encore, Joyce et moi, au mois de décembre de nos vies, mais, incontestablement, mai était loin derrière nous. Ce que nous vivions ensemble, c'était un après-midi de la fin ou de la mi-octobre, l'une de ces belles journées d'automne, où le ciel est un bleu intense, l’air vif et savoureux et où un million de feuilles tiennent encore aux branches – brunes, en majorité, mais avec encore assez d'or, de rouge et de jaune pour vous donner envie de rester dehors le plus longtemps possible. » (260)
À la toute fin du livre l'auteur donne peut-être une clé de son entreprise d’écrivain : « mon idée était la suivante : créer une entreprise qui publierait des livres sur les oubliés, sauvegarder les histoires, les évènements et les documents avant qu'il ne s'évanouissent – et leur donner la forme d'un récit continu, le récit d'une vie. [Et donner ainsi] aux gens, un objet à chérir pour le restant de leur vie. Non, seulement cela, mais aussi un objet qui leur survivrait, qui nous survivrait à tous. Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des livres. » (285)

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