Anthropologie des rapports humains-animaux

 


Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, La Découverte, 2024, 631 p. 


Introduction
Constat qu'il n'y a pas de société humaine uniquement composée d'humains, les animaux sont toujours de la partie. Ce qui apparaît comme nouveauté dans les sociétés modernes, c'est la dissociation entre les rapports affectifs et les rapports métaboliques au monde : « Nous traitons avec empathie et soin notre milieu immédiat, tandis que notre approvisionnement est assuré par des territoires distants, soumis à une exploitation extractiviste. Une telle situation n'est pas seulement rare dans l'histoire humaine, elle est sans pareille dans l'histoire de la vie, car tout organisme dépend de la qualité de ses liens avec son milieu environnant. » (11) Ce qui différencie les sociétés et leurs écosystèmes, c'est qu'elles sont soit des réseaux denses avec des attaches multiples au milieu local, soit elles sont des réseaux étalés avec des connexions distantes.
Les diverses recherches ethnographiques montrent que les paysages témoignent d'une relation vivante entre les populations et leur milieu proche : loin d'être sauvages, tous ces milieux ont été transformés par les humains. Mais, « des modes de vie produisant des mosaïques paysagères riches ont été massivement remplacés par une exploitation extractiviste des ressources du fait du colonialisme et d'une agriculture intensive. » (15) Une découverte récente de l'anthropologie est que les modes de vie fondés sur des réseaux denses, « contribuent à la résilience des écosystèmes, tandis que les réseaux étalés manquent de connectivité et fragilisent les relations entre les espèces. » Cette observation n'est vraie que si les communautés humaines ont une connaissance fine des biotopes locaux. On peut admettre que « la terre connaît deux grandes érosions : celle de la diversité biologique de ses espèces et celle de la diversité culturelle de ses modes de vie. » (17)


Première partie. S'attacher

Chapitre 1. Les affres d'un prédateur empathique
Aujourd'hui 74 % des animaux sauvages prélevés par les humains ne sont pas faits pour être mangés mais pour servir d'animaux de compagnie. Nous menaçons ainsi l'avenir de leur espèce en les empêchant de se reproduire. « C'est désormais principalement par l'excès de notre amour bienveillant envers ces animaux, pour la joie de prendre soin d’eux, que nous les exposons à l'extinction. » (24) Dans certaines contrées, quand on prélève un élément de la nature (eau, plantes, animaux), « on accompagne ce geste de précautions rituelles, de gestes, de réparations et parfois de terribles sentiments de culpabilité. » (25) On relève aussi que les activités telles que la chasse peuvent s'accompagner d'histoires, de rêves en particulier érotiques qui montrent que les humains demeurent « dans un état de dépendance à l'égard des agentivités et des désirs, imprévisibles d'autres êtres. » (28) Les Nuers disent : « Les yeux et le cœur sont tristes, mais les dents et l'estomac sont dans la joie. » Ainsi, « la perception d'une subjectivité parmi les animaux et les plantes et la possibilité de représailles, donnent lieu à une infinité de règles concernant leur abattage et les processus complexes par lesquels ils sont transformés en nourriture. » (32) Il est généralement réprouvé de faire souffrir les animaux lors de la chasse. De la même façon, à travers des rites et des fêtes, on rend hommage dans toute l’Europe agraire à la nature pourvoyeuse d'aliments. Tous ces rites montrent donc deux niveaux de relation avec le vivant : « le niveau agressif de la consommation et le niveau intersubjectif qui traite l'animal ou la plante comme un être doué d'un point de vue, d'une sensibilité et d'un rapport au monde. Les techniques rituelles de séparation permettent de s'assurer que l'action destructrice ne s'applique que sur un corps vidé de ses puissances vitales, un corps désubjectivé, une viande sans sensibilité, des céréales sans âme » (35) Il faut donc compenser la prise de la vie en assurant sa régénération. Les mythes animistes sont les processus les plus connus qui prêtent aux animaux une identité humaine cachée sous leur fourrure et leurs plumes.
Rousseau fait de l'empathie le fondement de la morale humaine. Mais celle-ci est double, elle n'est pas toujours altruiste : c’est une « disposition à comprendre l'altérité et imaginer les mondes qui ne sont pas les nôtres, et les usages de cette merveilleuse faculté peuvent être divers : compassionnels, certes, mais aussi stratégiques, agressifs, séducteurs. » (39) Cette compréhension de l'autre (animal) a développé des ressources cognitives : deviner leurs représentations et leurs intentions, prévoir et expliquer leurs comportements, imaginer leur vie collective et leurs usages du territoire. « De cette manière, dans notre évolution se sont associées de façon inextricable la violence de l'exploitation et l'aptitude à imaginer des mondes différents du nôtre. Notre rapport aux êtres non humains est à la fois métabolique et affectif. » (43) L'humain est un prédateur empathique ayant développé une intelligence écologique, incluant « connaissances naturalistes, croyances et procédés techniques. » (43) Ainsi, « toute existence humaine est marquée par une tension entre l’exploitation matérielle et l'intersubjectivité » (46), ce qui entraîne « la dysharmonie écologique ». (47)
Les rites réalisés avant la chasse, montrent leur efficacité, puisque le taux de succès peut passer de 40 % à 80 % (au Congo), car ils contribuent « à la transmission d'attitudes morales », performatives donc (48).
A contrario des autres espèces animales, les humains n'entrent pas en compétition immédiatement après avoir capturé les animaux. « Le feu joue ici un rôle évident. ». Il marque une frontière entre l'acte de prédation et l'acte de consommation. Et donc disjoint les rôles alors que chez les singes, celui qui attrape une proie, la consomme en premier et concède ce qui reste aux autres. On remarque même que celui qui a tué une proie chez les humains a établi avec elle « une intimité intense qui lui rend impossible, difficile ou dangereux, la consommation de sa chair. » (53) Il y a là un parallèle avec les prohibitions matrimoniales réprouvant les relations sexuelles entre individus trop proches. La différence ici, il s'agit de rapport entre humains et esprit des animaux. S’il enfreint cette règle, le chasseur peut perdre sa chance à la chasse, « il mettrait en péril sa relation affective aux esprits. » « Mon hypothèse est que cet interdit exprime une forme de contradiction affective entre un rapport intersubjectif et un rapport métabolique aux non-humains. » (53) Le chasseur peut donc manger de la viande, mais seulement d'animaux avec lesquels il n'a pas établi de lien émotionnel. Et le partage est une donnée obligée des sociétés de chasseurs–cueilleurs, car le refus d'offrir pourrait être sanctionné par des puissances invisibles, « ce qui montre bien que le partage est une obligation cosmologique plutôt que seulement sociologique. » (54)
« Si l'on compare les mœurs des humains à celles des grands singes non humains, on peut relever trois grands traits pertinents pour notre enquête : le partage de la nourriture, l'éducation coopérative des bébés et l'empathie trans-espèces. La société chimpanzère est marquée par la compétition et la hiérarchie, tandis que le partage est tout à fait résiduel. » (56)
La division des rôles et le partage offrent une solution au prédateur, empathique : « le chasseur peut continuer de nourrir un rapport affectif voire érotique avec l'animal sans l’outrager en le mangeant, tandis que d'autres peuvent manger sa viande désubjectivée sans avoir affaire à son âme. » (60) Ce récit a-t-il donné un vernis cosmologique à des pratiques établies pour des raisons d’écologie comportementale ? « Le scénario le plus vraisemblable est que la niche bioculturelle et alimentaire des homininés anciens a été le théâtre de coévolutions entre différents traits qui se sont renforcés les uns les autres par boucles de rétroaction. » (60) Et finalement, « nos rapports au monde se sont structurés en deux modes, un mode intersubjectif qui traite les êtres vivants comme des personnes et un mode métabolique qui les assimile à des choses. » (62) Empathie et prédation.

Chapitre 2. Des humains polyglottes
En tant qu'humains nous nous caractérisons par des obligations et des capacités de coopération/coordination. En cas de manquement aux obligations, nous éprouvons un sentiment de honte. Mais une asymétrie est possible entre des nous hétérogènes (enfants, adultes, animaux) car sinon nous ne serions pas capables d'avoir des relations avec des animaux, des défunts, des ancêtres ou des dieux. Nous portons des tendances et des capacités à communiquer avec des bébés, des animaux ou des esprits, qui sont donc « cognitivement, corporellement et ontologiquement étrangers » et avec lesquels pourtant existe une profusion interaction : on peut parler à cet égard de « polyglossie ontologique. » (70)
Quelques exemples de circulation entre ces mondes hétérogènes : les mères tuva (Sibérie) ne laissent jamais pleurer un bébé, car ce serait considéré comme funeste, son âme pourrait se détacher de son corps ; Chez les Beng en Côte d'Ivoire, le nouveau-né est tenu pour la réincarnation d'un défunt venu du pays des morts, et s’il pleure c'est par nostalgie de l'au-delà. Laisser le bébé seul est une innovation moderne, rompant avec les pratiques universelles des primates, qui maintiennent un contact physique permanent, et une observation statistique montre que moins les contacts physiques sont nombreux, plus les échanges de regards sont fréquents. Le modèle dominant, qui voudrait qu'il existe un attachement dyadique du bébé à sa mère, a été réfuté par des études nombreuses montrant que la parentalité humaine a des formes diverses et souples, mobilisant beaucoup d'autres partenaires (alloparentalité). « La parentalité distale encourage une conception de l'individu centrée sur ses propres intentions et émotions, alors que la parentalité proximale l'incite à se définir par ses relations aux autres. » (76) Plus encore, le recentrement sur le langage au détriment des communications tactiles et olfactives, revient « à réduire la part animale de la socialité humaine. Cette tendance logocentrique s'avère être un facteur-clé du développement de conceptions individualistes de la personne et d'organisations de rapports sociaux sous un mode compétitif. » (76)
Quelles que soient les pratiques de parentalité à travers le monde, quand les adultes parlent et chantent aux bébés, ils ont des vocalisations relativement homogènes. Cette forme aurait-elle « quelque chose à voir avec des formes animales de communication ? » (78) Car chez d'autres mammifères, on remarque aussi qu'une voix aiguë est amicale, au contraire du ton grave employé pour les cris d'alarme ou d'agression. Grégory Bateson distingue deux types de communication, une analogique, l'autre digitale : dans la première, le message est composé de gestes et de vocalisations et ressemble à ce qu'il représente (par exemple montrer ses dents pour menacer chez le chien). Cette communication typique des mammifères porte sur des relations. Dans la seconde le signal n'a pas de rapport avec le contenu exprimé. Elle est efficace pour transmettre des informations sur des objets tiers ou sur des états du monde. La communication humaine est hybride car elle réunit ces deux aspects. Une tendance occidentale a été d’accorder une suprématie au logos. Pour Socrate et Aristote, il fonde la cité et la loi et définit l'humain car il est le seul à le posséder. Tendance s'expliquant par les institutions judiciaires athéniennes, puisque les plaidoiries devaient convaincre les juges et donc toute la communauté. Les philosophes ont étendu cet art de l'argument à toute forme de dialogue et de démonstration. « Ici, se trouve l'origine du discrédit infligé aux autres formes d'échange de sens : la communication sensorielle, le rêve, l'imagination, l'inspiration, non maîtrisée par le sujet raisonnant, autant de canaux fondamentaux dans la communication de nombreuses sociétés avec les animaux, les esprits, mais qui ne peuvent être empruntés dans un débat judiciaire. » (84)

Chapitre 3. Adopter au-delà de l'humain
À travers le monde, l'observation de certaines pratiques montre une alliance entre les humains et les animaux. Par exemple la coopération entre un aigle, un cheval et un humain en Sibérie pour piéger un loup ou un renard. Pour cela il faut que l'aigle ne blesse pas le cheval, et que le cheval, si craintif, ne soit pas effrayé par les ailes de l'oiseau. L'aigle ici, occupe une place plus importante encore, puisqu'on l'utilise aussi pour chasser les mauvais esprits (c'était déjà le cas des Mongols sous Genghis Khan). Ces animaux sauvages apprivoisés n'ont pas le même statut et le même espace de vie que les animaux domestiques : ils sont privés de leur liberté de mouvements, et ils sont incapables de se nourrir, à la différence des troupeaux qui pâturent dans la steppe. « Si l’on suit les définitions dominantes de l'animal domestique comme captif dépendant de l'humain, alors l'aigle, le renard et l'ours en offrent une bien meilleure incarnation que le chien, le mouton ou le renne ! » On voit même des pratiques surprenantes où en Nouvelle-Zélande, le maître appelle l’anguille en sifflant et elle émerge de l'eau pour venir manger avec confiance dans sa main.
On peut ainsi élaborer des relations de maîtrise qui prévalent dans diverses sociétés : celle-ci implique le contrôle, la protection, la dépendance et le soin, comme ceux de la femme nourrissant un animal apprivoisé ou nourrissant ses enfants, ou encore le chef amazonien maître de ses suiveurs ; on considère aussi que les animaux de la forêt sont aussi soumis à des esprits-maîtres qui les protègent. « Être privé de maître, c'est se retrouver sans soins ni protection. » (105) De ce point de vue, l'Amazonie produit « une multiplicité de maîtres visibles et invisibles qui ne peuvent se laisser unifier sous une hiérarchie totalisante. »
On peut dresser les différences entre animal domestique et animal apprivoisé :
- le premier a un contact discontinu avec les humains, il en dépend partiellement ou pas du tout pour l'alimentation, il se reproduit par lui-même, il a une socialité intra et inter-espèces, il est nommé collectivement, son lieu de vie est entre la forêt et la maison humaine, et la parentalité est à la fois animale et en partie humaine (superposition).
- le second est sans cesse au contact des humains, et il en dépend totalement pour l'alimentation, il n'a pas accès à la reproduction, il n'a de contact qu'avec les humains, il est nommé individuellement, et la parentalité est d'abord animale puis humaine (succession).
Un autre moyen d'éclaircir la domestication par rapport à l'apprivoisement consiste à comparer les animaux et les plantes. En Amazonie celles-ci ont deux mères : une femme-esprit et une jardinière humaine. C'est donc « reconnaître que l'action humaine ne suffit pas à la fécondité des plantes. » (114) Par ailleurs, il est frappant d’observer une même incompatibilité entre maternage et consommation en Europe ou en Amazonie, l'interdit plongeant ses racines dans des émotions vécues, quotidiennement. « Un tel tabou alimentaire, répandu parmi de nombreuses populations humaines a un fondement psychologique que nous nommerons incompatibilité affective. » (116) Ces interdits étant relatifs à chaque population, une tribu éloignée pouvant consommer un animal familier d'une autre. « Le point central est l'incompatibilité entre parenté et prédation. On ne peut nourrir et manger le même être. » (117)
De plus, nous sommes réceptifs émotionnellement à des signaux anatomiques, comportementaux, émis par les animaux juvéniles. Cette réceptivité est un trait adaptatif des humains comme des autres mammifères ; sans elle, les adultes négligeraient leur rejetons. Ce qui condamnerait l'espèce à l'extinction. « Les études expérimentales montrent que le plaisir procuré par le soin des bébés est comparable à l'effet d'une drogue. » (122) Pareillement, on retrouve des dispositions innées comme celle des filles à materner les poupées puisqu'on retrouve cela dans toutes les sociétés humaines et même chez les chimpanzés où les jeunes femelles jouent en mimant des attitudes de maternage, ce que ne font pas des mâles. Une particularité des humains, c'est qu'ils adoptent des mammifères d'autres espèces. Il faut préciser que les modes d'adoption sont très variables d'une population à l'autre et donc que des différences culturelles s'observent.

Chapitre 4. Enchantements trans-espèces
On remarque que dans la conduite des troupeaux de brebis, par exemple une meneuse fait le lien entre le berger et le troupeau. La musique dans ce cadre est un liant qui entrelace mémoire sonore et attachement. Entre d'une part la meneuse et le berger, et d'autre part entre la meneuse et ses suiveuses, attachements généalogiques, hiérarchiques, et amicaux. Une enquête auprès de laboureurs indique le plaisir du chant qu'ils ont, et qui est partagé avec leurs bœufs, qui n'ont pas le goût au travail dans le silence. « Le chant permet (...) une synchronisation des efforts. » (140) Ces « technologies de l'enchantement » visent « à influencer les animaux pour les décider à venir, les amener à donner du lait, se calmer, nouer un lien avec un autre animal, coopérer ou partir. Dans tous les cas, il s'agit de regarder l'animal comme un agent autonome et lui envoyer un message pour l'inciter à faire quelque chose. » (142) Dans les élevages modernes, ces technologies sont remplacées par des technologies de la contention, et l'amélioration zootechnique les a rendus moins autonomes et plus dociles. Les races laitières ayant perdu le contrôle de l'émission du lait, il n'est plus nécessaire de chanter pour qu'elles en donnent. « Il n'y a plus besoin d'enchanter des animaux captifs et dépendants. Ce qui nous apprend que l'enchantement pour corrélat l'autonomie et la distance. » (142) Ainsi, « le désenchantement est avant tout une perte de savoir-faire technique, associé à une connaissance des animaux. » (143)

Chapitre 5. Le rituel comme communication trans-espèces radicale
« Pour plusieurs peuples d'Amazonie, après la mort, les animaux familiers sont reconnaissants envers leur ancien maître et lui portent secours. » (147) Ces animaux familiers ont souvent été adoptés (pécari, ourson, perroquet). L'apprivoisement peut aussi concerner des animaux dangereux (anaconda, jaguar). Le chamanisme accompli alors « un apprivoisement de l'impossible, un prolongement rêvé des apprivoisements accomplis au village. » (151) On peut faire l'hypothèse que de proche en proche, l'établissement de liens d'attachement s'est fait des animaux de proximité aux animaux plus dangereux et plus lointains, et même à d'autres entités comme le ciel, le soleil, le tonnerre, les montagnes et les rivières. Ainsi, « la qualité de sujet ou de personne déborde donc largement les limites de l'humanité. » (153) Et les humains établissent alors que leurs décisions et actions dépendent de la volonté de ces puissances invisibles. Que ce soit la prédation, l'engendrement, la fécondité, on s'en remet à des forces occultes. Les dieux et les esprits sont donc comme « la personnification de l'immaîtrisable dans les rapports humains à leur milieu vivant. » (153) C'est pourquoi on s'efforce dans la relation aux esprits à restaurer « un état de communication transparente originaire par delà les limites des espèces. » (158) C'est à travers le rituel que l'on retrouve ce lien dans « une tentative de recréer l'authenticité perdue d'une transparence entre l'homme et le monde » (163), authenticité qui s'oppose au langage ordinaire, porteur de mensonges. La communication rituelle se rapproche de la communication animale sous plusieurs aspects :
- la redondance : vocalisation identique, répétée.
- la multimodalité : différents canaux sensoriels sont mobilisés.
- la stéréotypie : le discours est non spontané.
Ainsi, que ce soit à travers la socialisation des bébés, la communication avec les animaux, ou le rituel, se manifeste « une puissante tendance à la polyglossie ontologique qui subvertit le modèle de l'interaction langagière normale. » (165) Les traits communs sont la musicalité (plus grande quand nous nous adressons à des bébés ou des animaux) ; la redondance du message ; la hauteur de voix sur le plan acoustique ; utilisation d'énoncés performatifs visant à renforcer la relation. Tous ces modes d'expression « propagent des émotions et tissent des attachements. » (166) Cf tableau récapitulatif, page 166.
« On croit communément que c'est lors des premières domestications de la période néolithique que les humains ont commencé à développer une intimité et des rapports de propriété avec les animaux, les intégrant dans leur vie, leur foyer, leurs économies. Ce récit classique inverse les choses. C'est la disposition humaine à créer des liens de parenté et d'attachement polymorphes qui a rendu possibles les domestications animales et végétales. Pourquoi sommes-nous si enclins à créer de la socialité avec des êtres vivants ? Je dirais parce que nous sommes enclins à créer de la socialité avec des bébés pas tout à fait humains. » (168) Au lieu d'une définition de l'humain reposant sur le logos, il faut affirmer la polyglossie ontologique de celui-ci.

Deuxième partie. Le pacte domestique

Chapitre 6. Le paradoxe du renne
Perdu dans la steppe sur le dos d'un renne, l'ethnologue retrouve le campement grâce à l'animal, il fait donc l'expérience de sa vulnérabilité et de sa dépendance, et donc à envisager une autre perspective que celle qu'il met en œuvre habituellement (humaine), de mettre en œuvre une capacité à communiquer avec une autre espèce. Ces conditions dans les sociétés modernes sont les plus souvent absentes, car elles mettent fin aux situations de vulnérabilité, et « nous émancipent de nos dépendances à l'égard de la nature et des êtres qui l’habitent. » (174) Il est troublant de voir ces animaux à la fois domestiques et sauvages. En effet, on oppose généralement les sociétés de chasseurs-cueilleurs caractérisées « par des cosmologies animistes et des relations de réciprocité avec les animaux sauvages, traités comme des sujets, et, de l'autre, les sociétés pastorales qui considèrent les animaux domestiques comme des objets de propriété. » (175) Or, ici, les deux s’entremêlent. La relation hommes–rennes est fragile puisque les éleveurs doivent tenir compte de « l'impérieuse autonomie animale et tenter de garder le contrôle sur les déplacements de leur troupeau afin de ne pas le perdre. » (183) Il faut donc nouer avec les bêtes une relation solide malgré de fréquentes séparations. Si on les attache de temps en temps, c'est pour entretenir un attachement durable sur le plan affectif. On leur donne du sel précisément pour nouer des liens forts, il n'y a pas de nécessité physiologique à le faire car les animaux peuvent très bien trouver par eux-mêmes la ressource dans la forêt. Mais en flattant leur gourmandise, on s'assure que les rennes reviendront au campement. De la même façon, on utilise l'urine humaine pour les attirer.
Du point de vue des éleveurs, chaque renne a son caractère particulier, mais on distingue celui qui est « consacré aux esprits–maître du territoire : il est interdit de le monter, de le bâter, de le traire si c'est une femelle, le tuer, le manger et même simplement le toucher. » (190) Il protège le campement. Dans un système où les éleveurs ne surveillent pas les animaux, c'est donc un membre du troupeau qui veille sur eux. L'animal est intronisé dans ses fonctions par une cérémonie de consécration menée par un chamane ou un ancien.
Les éleveurs suivent les animaux quand ceux-ci décident de partir. « Quand l'effort pour tenter de retenir le troupeau excède l'effort nécessaire pour déménager le campement, les éleveurs nomadisent en suivant leurs rennes. Ainsi, dans le processus de décision, agentivités humaine et animale sont intiment  entremêlées. » (196)
« Il est difficile de juger qui des humains ou des rennes est le plus transformé par l'élevage. Les éleveurs doivent renoncer au confort des villages pour vivre dans des lieux agréables au troupeau, mais particulièrement hostiles pour eux-mêmes tels que la toundra d'altitude. De leur côté, les rennes domestiques évoluent dans les mêmes zones que leurs cousins sauvages et mènent une vie en grande partie similaire à la leur. Au quotidien, leur agentivité et leur autonomie ne sont pas seulement reconnues et respectées, elles sont essentielles au fonctionnement de la communauté nomade. Dans les différentes activités que les anthropologues définissent comme caractéristiques de l'élevage – affourragement, protection contre les prédateurs, maîtrise de la reproduction –, les Tozhu limitent leur intervention au minimum et préfèrent compter sur l'aptitude des rennes à se débrouiller comme leurs cousins sauvages. L'existence même de la communauté hybride ne peut se maintenir dans la durée sans une participation et même une volonté des rennes dans ce sens. On peut dire que ce système d'élevage est fondé sur un principe d'autonomie animale, c'est-à-dire un ensemble de compétences, permettant aux animaux de jouer un rôle actif dans leur relation aux humains et à leur environnement. » (198-199)
De plus, contre l'idée d'une incompatibilité de principe entre élevage et animisme, les Tozhu obligent à remettre en cause ce présupposé, car le élevage ne fonctionnerait pas « sans une croyance en l'autonomie des rennes, leur intelligence, leurs différences de personnalité fondatrices d'une organisation sociale, leur aptitude à vivre une relation écologique et spirituelle complète avec la forêt dans ses dimensions, visibles et invisibles. » (199)

Chapitre 7. Un pouvoir modernisateur
À la suite de l'instauration de l'État soviétique, un bouleversement de l'approche de l'élevage a lieu. Les conséquences observées sont l'épuisement des pâturages puisque les bêtes stationnent, une augmentation des épizooties en raison de l'augmentation du cheptel, et de la même façon, le loup, autrefois, perçu par les autochtones « comme un être complexe au multiples visages, à la fois menace, puissant auxiliaire des chamanes et chien des esprits–maîtres des lieux » (204), il est éradiqué.
Pour Lénine, l'agriculture familiale traditionnelle russe était le symbole de l'arriération économique, culturelle et politique. L'élevage intensif devint la norme, avec une amélioration des races, la mécanisation, le développement des fourrages et des aliments industriels marqués par une hausse rapide de la production. Ainsi, s'accomplissait la transition d'un élevage de rennes primitif et naturel à un élevage de rennes culturel et industriel, ou, le passage de la nature à la culture, de la substance au commerce. Aussi, peut-on dire qu'en « matière de rapport à la nature, communisme et capitalisme ont été deux versions d'une même philosophie, deux incarnations différentes d'un même pouvoir modernisateur. » (217) Cette organisation centralisée a disparu dans les années 90, et avec elle 90 % des rennes : vendus, mangés, emportés par les loups et les maladies… Ceux qui ont réussi à s'en sortir étaient les parias de l'époque soviétique, des éleveurs aux rennes clandestins, des braconniers : « pour maintenir un mode de vie autonome, ces individus ont su se détacher de l'emprise des villages et des réseaux étalés et revivifier un vaste champ de savoirs écologiques et de compétences techniques, réactiver des réseaux denses de subsistance, renouer un équilibre souple, associant intimement leurs compétences à celle de leurs rennes. » (222)

Chapitre 8. Comment l'Eurasie arctique est devenue pastorale
Contrairement à ce qui avait été supposé, les rennes sauvages se sont raréfiés au XIXe siècle, après la hausse des troupeaux domestiques. « Par conséquent, la disparition du gibier ne saurait être la cause de l'avènement du pastoralisme. Mais alors que s'est-il passé ? » (232) Entre cette période et celle initiale de la chasse–collecte, il s'étend une période de transition entre 80 et 150 ans où les gens possèdent déjà de grands troupeaux mais persistent à mener un mode de vie centré sur la chasse et la pêche n'utilisant les rennes que pour le transport et des fins rituelles. Les troupeaux de rennes sauvages étant en abondance, les peuples de l'Arctique n'ont pas besoin d'abattre leurs animaux, ce qui permet leur croissance continue. Mais pendant cette transition, le mode de vie des populations se transforme. Les troupeaux non gardés sont sous le risque des hardes sauvages et donc les chasseurs éleveurs s'adaptent aux modes de vie de leurs animaux. Ils font le choix de les suivre dans leurs migrations entre toundra ouverte l’été, et toundra boisée l'hiver. D'autant plus que les rennes changent de comportement quand ils atteignent environ 100 individus, et si les familles veulent conserver ces grands troupeaux, elles doivent s'adapter. Notamment, survivre dans un espace hostile : « les hommes ont progressivement appris à percevoir le paysage du point de vue de leurs animaux en tenant compte de leurs besoins, habitudes et goûts. Au total, si la domestication initiale du renne l’a attiré vers les zones humanisées, l'avènement du pastoralisme a au contraire opéré, selon la formule de l'anthropologue Andrei Golovnev, une « toundrification » de l'homme. » (239) Le renne étant aussi utile pour chasser, faire la guerre et se marier. Et, « dans un contexte de compétition pour le prestige, il faut être capable de répondre à un festin sacrificiel auquel on a été invité par un autre festin sacrificiel plus généreux encore, ce qui implique d'être en mesure d'entretenir un grand troupeau, bien plus considérable que ce qu’exigeaient les besoins de l'unité domestique. » (242) Dans cette dialectique, homme–animal, la théorie de la niche va au-delà de la théorie darwinienne classique de l'adaptation aux pressions de l'environnement, puisqu'elle montre l'action réciproque des organismes sur leur écosystème, comme c'est le cas du pastoralisme. En effet, les troupeaux domestiques ne laissent pas de place au règne sauvage car ceux-là sont dégoûtés par l'odeur des sabots et des excréments, comportement adaptatif limitant les risques d'infection. Ils éviteront donc les lieux où les troupeaux domestiques les ont précédés. Les hommes ont donc fait disparaître leur source principale de subsistance. Cette action a entraîné la multiplication des sacrifices pour tenter d'infléchir, les esprits, donneurs de gibier. « C'est ainsi, par voie sacrificielle, qu’ils sont progressivement devenus mangeurs de leurs troupeaux donc pasteurs. » (246) Il faut donc souligner « le rôle des agentivités non humaines dans la construction des sociaux–écosystèmes. » (247)

Chapitre 9. Coexistences intermittentes
Quand on laisse les animaux autonomes, il est fréquemment difficile de les retrouver, mais ces recherches sont jugées par les éleveurs comme plus intéressantes et valorisantes que la surveillance statique. Mais en comparant différents systèmes d'élevage, on voit qu'il faut trouver un équilibre entre agentivité des animaux et contrôle humain : ne pas perdre contact avec les animaux et ne pas créer une dépendance fusionnelle, car ils ne doivent pas devenir membres de la famille ni même des animaux de compagnie mais « des compagnons avec qui l’on mène des actions coopératives temporaires avant de se séparer. » (253)

Chapitre 10. Et l'homme-démiurge domestiqua le monde

L’idée de domestication est profondément ancrée dans la vie humaine : plantes, animaux, paysages, et même humains (un serviteur est appelé un domestique). L'idée même de domestication est inconnue jusqu'à la modernité. Si les rennes sont devenus domestiques, c'est par l'effet d'un choix de leur part et d'une convergence d'intérêt avec les humains. Dans la plupart des sociétés humaines, on retrouve trois scénarios sur l'origine des plantes nourricières et du bétail : ils sont venus vivre avec les humains de leur propre chef ; ils sont la chair d’un être primordial qui s'est sacrifié pour nourrir les humains ; ils sont des dons offerts aux humains par les divinités créatrices. On voit donc que ces récits ne font pas de l'humain le seul sujet actif. À la lumière des crises de ces dernières décennies, on est venu à se questionner sur nos liens avec le monde vivant qui semblent devenu biologiquement et moralement pathologiques. C'est dans cette perspective qu'il faut réintégrer la notion de domestication qui est une invention de l'époque moderne, aujourd'hui exaltée ou exécrée, mais visions qui au fond « partagent une même philosophie de l'histoire fondée sur la notion de civilisation. » (270) Une conception qui repose sur trois thèses : le monde vivant est le produit d'une action menée par les humains ; il ne peut survivre, ni se propager sans l'homme, ce qui les distingue des êtres sauvages qui sont autonomes. Donc le sauvage et le domestique sont des univers radicalement distincts et séparés ; la domination est une rupture majeure dans l'évolution des sociétés puisqu'elle les fait passer d’un stade d'immersion dans la nature à un stade de séparation qu’est la civilisation.
Mais chez les Tozhu les rennes domestiques survivent sans l'homme et se reproduisent sans problème avec les rennes sauvages, de sorte qu'il n'y a pas de fossé entre ces deux mondes. Ce qui montre la relativité des thèses sur la domestication. Pour certains auteurs l'attitude à l'égard de la nature issue de la modernité est portée par le christianisme car c'est la religion la plus anthropocentrique.
Auparavant, dans les conceptions paysannes, l'animal fait partie de la famille et il existe une cosmologie paysanne qui intègre par exemple le loup dans la régulation nécessaire puisqu'il limite l'emprise des troupeaux et donc protège ainsi les sols contre l'érosion : « cette vision holiste du rôle de chaque être dans un système d'interdépendance est commune au mythe et à l'écologie scientifique. » (280) Dans l'écriture mythique, la fécondité vient à la fois du ciel et des forces de la terre avec par exemple des rituels autour de l'arbre de mai. L'humain n'est donc jamais dans un face-à-face souverain avec les animaux et les plantes puisqu'entre eux s'interposent des forces célestes et terrestres vitales « qui les insèrent dans le réseau d'une communauté morale multi-espèces. » (283)
Avec les théories scientifiques comme celle de Buffon, le récit est modifié puisque le monde vivant devient le résultat d'un travail de perfectionnement dont l'homme est l'auteur. Par exemple les grands travaux d'assèchement des marais jugés malsains et stériles reflètent cette vision. Cette approche bouleverse les modes de vie ancestraux puisque par exemple, au lieu d'utiliser les roseaux pour couvrir les chaumières, il faudra acheter des tuiles. Ainsi, des modes de vie amphibies fondés sur une connaissance écologique fine d'espèces sauvages diversifiées sont progressivement remplacés par des productions spécialisées alimentant des réseaux lointains contrôlés par le pouvoir central. » (289) Dans la même perspective, on s'efforce d'améliorer les races y compris au moyen de la reproduction en consanguinité par la sélection d'individus performants, afin de constituer des races pures. C'est notamment pour faire la guerre que cette amélioration des chevaux est nécessaire. C'est un exemple significatif de ce que Michel Foucault appelle un biopouvoir. C'est le même biopouvoir qui conduit à améliorer les espèces animales (le mouton en France ou le renne en Sibérie), ou qui entraîne une extermination des loups, une prise en main de l'alimentation et de la reproduction des animaux, c'est-à-dire à une rationalisation des conceptions du monde sous la conduite de l'État. Une conception proprement coloniale qui est l'extension de politiques expérimentées sur la paysannerie européenne : « ce que le Blanc pratique aujourd'hui, à l'occasion dans les contrées lointaines à savoir la démolition des structures sociales pour extraire l'élément travail, des Blancs l'ont fait au XVIIIe siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs. » (Karl Polanyi) C'est donc cette idée que « l'humain se civilise en contrôlant, en transformant, en asservissant le vivant non humain. La civilisation domestique et la domestication civilise. (308) Un processus de domination qui est inséparable de l’appropriation (du vivant).
L'inventeur de la sélection moderne est l'anglais Robert Blackwell qui fustige les croisements entre animaux d'origines diverses et pratique quant lui la sélection parmi les meilleurs individus du troupeau, faisant ainsi sauter le tabou de l'inceste chez les animaux, marquant ainsi leur extraction vis-à-vis « de la communauté morale » à laquelle ils appartenaient (316). Travail poursuivi  au jardin d'acclimatation à Paris et qui a servi de modèle et de compréhension à la sélection naturelle (Darwin).
« La domestication–asservissement est conçue comme un acte volontaire permis par une suprématie ontologique de l'homme sur la nature. Ce scénario anthropocentrique, marque une rupture radicale avec les modèles non modernes qui sont multi–agents, faisant intervenir à côté de l'agentivité humaine, les agentivités des animaux, des plantes et des puissances célestes et terrestres. » (325) Cette révolution n'a pas lieu au néolithique, mais dans l'Europe moderne.

Chapitre 11. La métamorphose des vivants

On observe des va-et-vient entre le monde « sauvage » et le monde domestique.

Chapitre 12. Repenser la domestication
Il faut renoncer à l'idée qu'il n'y a qu'une forme de civilisation, et que les autres sont barbares, et donc en faire autant avec le concept domestication. Celle-ci « doit être décrite comme un phénomène continu, collectif, protéiforme et imprévisible de transformations à la fois biologiques et culturelles. » (355) « Il y a domestication lorsque initiatives et dispositions humaines et non humaines se rencontrent, convergent et cristallisent dans une relation durable réciproquement profitable. » (357) Au contact des humains, les animaux sélectionnent et développent des dispositions pour échanger avec nous, des conventions et des émotions. Ces codes et ces cadres interactionnels ont rendu possible la coopération et les attachements inter-espèces de longue durée. On observe d'ailleurs des relations multiformes préalables à la domestication : parasitisme (association profitable au parasite mais pas à l’hôte), commensalisme (association non nuisible pour l’hôte), mutualisme (profitable aux deux parties), symbiose (interaction indispensable aux deux parties), apprivoisement (une relation individuelle sans notion de continuité intergénérationnelle. « On peut appeler communautés hybrides l'ensemble des associations domestiques et voisinant avec la domestication. » (361)
L'humain s'est lui-même autodomestiqué en favorisant les individus les moins agressifs et les plus capables de se contrôler. À la différence des grands singes, l'humain se distingue par des attachements mâles–femelles durables, ainsi que ceux noués autour des bébés : c'est l'amour. Cette stabilisation des unions et l’atténuation des compétitions entre mâles font que ces derniers commencent à ressembler aux femelles. Ces dernières, par la sélection sexuelle, choisissant les partenaires montrant des aptitudes plus désirables (la coopération), processus qui s'est sans doute étendu à l'ensemble de la communauté qui a éliminé les individus despotiques. « La socialité humaine est donc duelle : elle présente des dispositions atténuées à la compétition, à la dominance et à la soumission héritée de notre ancêtre commun avec les chimpanzés, mais aussi de puissants mécanismes sociaux et psychologiques favorisant l'égalitarisme et l'altruisme qui n'existent que chez notre espèce » (366)


Chapitre 13. Écologies paysannes
Les épidémies, telles que la variole, la lèpre, la peste, la fièvre typhoïde se sont développées après le néolithique, surtout à l'âge de fer, avec la naissance des réseaux urbains et des empires. Leur cause n'est donc pas la promiscuité avec le bétail, mais celle des humains entre eux.
Dans les campagnes, les territoires étaient partagés entre trois zones : l’ager partie constamment jardinée, la forêt permanente ou silva, et les vastes espaces de saltus où l'on pratiquait une agriculture temporaire où se côtoyait des groupes humains différents, mais aussi entre humains et l’immaîtrisable Et où avait lieu des pratiques rituelles de fertilisation des terres fondée sur leur ensauvagement périodique. « La différenciation entre ces domaines rend possible la circulation et les échanges qui sont source de fécondité. Un espace domestique qui serait entièrement pur et contrôlé ne serait plus fécondé par une extériorité immaîtrisable serait un espace stérile. » (386) C'est donc un espace hybride.

Chapitre 14. Le pacte domestique

Les récits d'origine permettant de comprendre la relation aux animaux et par exemple de différencier le sanglier du cochon, emprunte à trois types :
- Les plantes et animaux domestiques sont venus d'eux-mêmes aux humains. Exemple de récit : « trois jeunes poulains d'origine céleste descendent sur terre et se séparent pour se mettre en quête de nourriture. L'aîné, parti vers le nord, y rencontre le yak sauvage qui refuse de partager avec lui les pâturages et le tue à coups de cornes. Cherchant leur aîné, les poulains cadets finissent par retrouver sa dépouille éventrée. Une dispute éclate : le frère benjamin est résolu à venger l’aîné et à demander pour cela l'aide de l'homme, mais le cadet juge le yak invincible et met en garde son frère contre les peines que lui infligera l'homme en lui imposant la selle et le mors. Les frères s'étant donc séparés, le cadet devient l'âne sauvage du Tibet, tandis que le benjamin va trouver l'homme et lui propose une alliance d'aide mutuelle. L'homme et le cheval scellent leur pacte par un serment. L'homme s'engage à venger le cheval qui permet qui de porter son maître courageusement à travers les cols et à travers les gués. Le cheval emporte sur son dos l'homme qui frappe de son épée le yak et le tue. Exultant, le cheval garde la queue du yak attachée à sa crinière en trophée. Mais le maître vient à mourir, et le cheval doit accomplir sa promesse jusqu'au bout : il l'accompagne comme cheval favori dans la mort et le mène par les et les gués de l'au-delà. » (388) Il y a donc là une coopération entre l'homme et l'animal dans le cadre d'une compétition écologique pour l'accès aux pâtures.
- Un être s'est sacrifié et les humains sont nés de sa chair.
- Un être les a offert aux humains.
Ces différentes conceptions permettent de mieux comprendre pourquoi jusqu'à aujourd'hui nos cochons ont des droits dont les sangliers sont privés. Les premières lois de protection des animaux ne s'appliquaient qu'aux animaux domestiques : « elles dérivaient directement du très ancien sentiment d'obligation des humains envers leurs compagnons qui s'exprimait alors encore dans certains mythes paysans » (399) lesquels vivaient dans des réseaux denses de liens hérités.
Dans les cosmologies modernes, il existe aussi des obligations morales envers les autres vivants, mais elles s’appuient aussi sur des capacités à souffrir chez les non-humains, c'est-à-dire seulement ceux pourvus d'un système nerveux. Dans cette conception, « des notions collectives et relationnelles comme le troupeau, l'engagement collectif ou les réseaux de liens n'ont pas de sens » (400) car cette perspective définit comme valeur principale la sensibilité individuelle.
Les statuts des animaux ont donc évolué. À cet égard le cas du chien est emblématique. Par le passé, il exerce plusieurs fonctions : gardien, auxiliaire de chasse, nettoyeur d'ordures, force de trait, source de viande et de peaux, mais aussi un guide de l'âme des défunts vers l'au-delà prouvé par la présence de sépultures préhistoriques de chiens. On retrouve la fonction identique observée vis-à-vis des animaux sauvages apprivoisés chez les Amérindiens d'Amazonie, ou encore en Eurasie avec les chevaux, yaks, cochons, rennes ou moutons, recrutés pour servir de guides aux humains dans l'au-delà. Des recrutements anciens puisque au néolithique, des paysans emportaient avec eux dans la tombe divers animaux domestiques.

Troisième partie. Inégalités et ruptures écologiques


Chapitre 15. La quête des origines
Il s'agit ici de montrer quelques corrélations dans diverses sociétés de collecteurs, de citadins ou d'horticulteurs, qui montrent comment les tendances égalitaires cèdent parfois à des idéologies hiérarchiques et à des pouvoirs politiques.
En premier lieu, on observe ces sociétés inégalitaire dans des écosystèmes à fort contraste, saisonniers où l'abondance temporaire (par exemple des saumons) encourage à la constitution de réserves. Ce stockage entraîne une mutation des rapports sociaux car il favorise l'appropriation. Et le rapport à la nature est lui aussi bouleversé puisqu’une défiance vis-à-vis de la générosité des esprits est montré et la transgression de la règle du partage affirmée.
Ces conceptions sont de type matérialiste, elles considèrent que la dimension métabolique des rapports au monde est déterminante et que les idées ne sont que des effets secondaires. En inversant les choses, on invoque une révolution religieuse, survenue avant la domestication dans le Proche-Orient néolithique pour expliquer l'avènement d'une attitude de domination de la nature. Révolution qui ne conçoit plus des esprits, mais des dieux puissants avec un dieu taureau. Mais ces explications sont trop générales. Et c'est l'ethnocentrisme des voyageurs qui a nommé esprit plutôt que Dieu, des entités puissantes, comme le ciel, la terre, etc. Rien indique d'ailleurs que le polythéisme soit en lui-même, écologiquement, vertu. Ce qui est déterminant, c'est moins les personnages que la nature des réseaux d'attachement. « Un collectif humain monothéiste entretenant un réseau dense, comme des pasteurs nilotiques ou des communautés paysannes d'Europe, aura un socio-écosystème bien plus riche et résiliant qu'un État polythéiste, tel que l'Égypte ancienne, fondé sur l'exploitation d'un réseau est étalé. » (428) Que les explications soient de nature matérialiste ou idéaliste, « on présume que, dans une société donnée, le mode de production, les conceptions cosmologiques sur le monde et les rapports sociaux doivent être en cohérence. J'ai désigné cet axiome implicite comme le postulat de l'harmonie relationnelle qui suppose que la dimension métabolique et la dimension empathique du rapport au monde sont en accord et ignorent les tensions inhérentes à notre condition de prédateur empathique » (429)

Chapitre 16. S'attacher au-delà de l'humain, se différencier entre humains

Les attachements aux animaux sauvages sont source de différenciation entre les humains (par exemple, adopter un ourson ou un corbeau). Grégory Bateson nomme cela schismogenèse complémentaire. Ainsi, dans la société ainu (Asie), « les nobles ont le privilège d'établir un lien de filiation adoptive et d'intersubjectivité avec la divinité ourse, alors que les gens du commun sont placés en position de consommateurs de la viande. » (438) La fête de l'ours donne lieu un aspect ostentatoire et compétitif, il faut avoir montré sa capacité à l’engraisser. La socialité humaine n’étant pas porteuse de prédispositions à la compétition pour la dominance et la soumission, la hiérarchie repose sur des sources au-delà de l'humain, par exemple, dans les relations avec des animaux sauvages. « L'interdépendance des humains dans la reproduction et l'approvisionnement a développé des facultés de coopération et a donné lieu à des coévolutions « gène–culture favorisant des processus de schismogenèse complémentaire entre hommes et femmes. (442) Coopération mais pas identité : la proximité des hommes au sang est renforcée par des rituels d'ingestion crue, dont les femmes sont exclues puisqu'elles doivent manger la viande cuite donc désubjectivée et certaines parties porteuses de subjectivité comme la tête leur sont interdites. Les rites d'initiations masculines et féminines montrent aussi que les garçons blessés rituellement, s'identifient à la fois leurs sœurs qui saignent et à l'animal qu'ils font saigner, alors que les filles qui saignent fusionnent à la fois avec l'animal blessé avec leurs frères chasseurs. « Dans de nombreuses sociétés, ce sont des rapports affectifs différents aux animaux, aux plantes et au milieu vivant, qui fonde la schismogenèse sexuelle, c'est-à-dire la polarisation entre manières de faire et d'être des hommes et des femmes. Les hommes s'attribuent une relation aux animaux fondée sur la sexualité (par des rêves érotiques) et la prédation par l'ingestion cannibale. Les femmes en prenant soin de jeunes animaux et en les allaitant quelquefois, instaurent un rapport d'intimité réelle auquel les hommes ne peuvent prétendre même en rêve. C'est du fait de cette proximité physiologique et mentale avec les animaux qu’elles ne doivent pas faire couler leur sang. » (452)

Chapitre 17. Les rêves, les esclaves et la monnaie
Les rapports au milieu vivant donnent donc naissance à des rôles sociaux qui peuvent être essentiels au sein d'un système hiérarchique. Il existe des sociétés, sans artisans, sans soldats, ou sans chef politique, « mais rares sont les groupes humains qui n'accordent pas un statut particulier à certains individus réputés capables de communiquer avec l'invisible. » (454) L'espèce la plus commune est celle de spécialiste rituel ou chamane. Certaines sociétés plus rares, comme les Dénés sur la côte Pacifique, plus égalitaires, insérant des individus dans des réseaux denses d'attachement au-delà de l'humain, et donc permettant « l'entrelacement des fibres métaboliques et empathiques », n'ont « pas besoin du concours d'artisans, d'esclaves, de nobles, de sociétés secrètes et de chamanes pour entretenir un riche rapport au monde. » « Leurs savoirs écologiques et la diversité de leurs liens à leur milieu vivant étaient la garantie de l'autonomie des unités domestiques qui pouvaient librement quitter un groupe quand son chef devenait trop ambitieux et autoritaire. C'est la force des attachements individuels au-delà de l'humain qui empêchaient le développement de systèmes de domination centralisés. » (473)

Chapitre 18. L'énigme du pied
« Dans une société sans écriture, la façon la plus simple de tenir ses comptes et de réaffirmer son rang, c'est encore d'entasser quelques restes significatifs des animaux sacrifiés » comme des cornes ou des pieds. (Alain Testart)
« Dans les sociétés animistes hiérarchisées, le monopole que les nobles tentent d'établir sur les liens d'intersubjectivité avec les puissances pourvoyeuses de vitalité, a pour corrélat une déqualification partielle des gens du commun du fait d'un appauvrissement de leurs attaches avec leur milieu vivant. Le rapport au monde peut tendre à se resserrer sur les rapports d'exploitation métaboliques. Comme sur la côte nord-ouest, les systèmes hiérarchiques perdurent dans le temps en créant des individus détachés et d'autres hyper-attachés. Le sentiment de dette des humains envers les puissances extra-humaines de leur milieu nourricier, tend à se convertir en une dépendance envers d'autres humains, chamanes, prêtres, chefs. La socialité se replie sur l'humain. Le pied de l'animal n'est plus restitué à la forêt, mais remis au seigneur. » (485)

Chapitre 19. Porcs-enfants et porcs-richesses en Nouvelle-Guinée

Un même animal peut donc être gardé comme sujet et comme objet. « Comment le point de vue objectivant peut-il en venir à s'institutionnaliser et à marginaliser le point de vue subjectivant ? » (486) En observant le statut du cochon dans des sociétés de Nouvelle-Guinée, on observe trois stratégies : « échanger les porcs entre propriétaires de façon à ne jamais manger le sien ; distribuer les rapports de soins et les rapports de transaction entre les femmes et hommes ; répartir le soin et la transaction entre positions sociales différentes. » (488)
Dans ces réseaux d'échange, il s'agit de se montrer capable de toujours donner plus qu'on ne reçoit et donc de rechercher systématiquement le déséquilibre entre les dons et les contre-dons (Maurice Godelier). Ces échanges ne sont possibles que par le détachement des animaux de leurs attaches domestiques et leur transformation en objets anonymes et interchangeables.
Pourquoi opter pour une stratégie plutôt qu'une autre ? Une observation montre que trois types d'attachement dans les élevages Papou sont à l'œuvre : l'attachement des porcs à leur soigneuse, leur attachement à des lieux familiers, et leur attachement entre eux au sein d'un troupeau. La condition la plus favorable aux échanges est une vie de troupeau nourri par l'humain, car chaque cochon est manipulé par des inconnus et peut s'intégrer à un nouveau troupeau.
« En résumé, le scénario que je propose est le suivant : la tension entre mode empathique et le mode métabolique est particulièrement vive dans le rapport au cochon des sociétés sans classe de Papousie–Nouvelle-Guinée. Trois stratégies permettent d'atténuer le problème : échanger la viande de cochon entre voisins ; confier l'empathie aux femmes et la transaction aux hommes ; déléguer la transaction à des virtuoses de l'échange, les Big men. L'impossibilité de manger son propre porc du fait de l'attachement noué avec lui a suscité des pratiques de partage qui, dans certaines régions, se sont étendues de proche en proche et ont donné naissance à des réseaux échanges compétitifs. Les individus impliqués dans ces réseaux ont adopté massivement la culture de la patate douce qui a permis de produire plus de porcs en élevage intensif. Le porc a donné naissance à des réseaux d'échange qui eux-mêmes ont fini par faire émerger une niche écologique favorable aux porcs, leur aliment principal et le carburant du pouvoir des Big men. » (498) Aussi, les animaux élevés de manière intensive sont plus facilement détachables et disponibles que les animaux élevés en extensif et se nourrissant par eux-mêmes. Et le contrôle des choses détachées donne lieu à un pouvoir de type ploutocratique. Ce type de pouvoir est une façon de résoudre les tensions entre intersubjectivité et métabolisme tourmentant le prédateur empathique. Ces pouvoirs ne revendiquent pas de pouvoir mystique, ils tiennent leur position de leur mérite plutôt que d'un héritage. Aussi on observe une intégration horizontale forte grâce à la circulation des choses, mais une faible intégration verticale en l'absence d'idéologie hiérarchique.

Chapitre 20. Comment créer un État ?
Existe-t-il des individus qui contrôlent les choses à la fois sur le plan empathique et sur le plan métabolique ? Ce sont les rois divins, et ils sont à la tête d'un État. « L'hypothèse que je défends ici est précisément que la conjonction de la production d’humains détachés (ou aristocratie) et de la production de choses détachées (ploutocratie) est une voie d'émergence des États, car elle permet de conjuguer une intégration verticale par la hiérarchie et une intégration horizontale par les réseaux d'échange. » (501) En cherchant à simplifier les réseaux d'approvisionnement, les États valorisent la monoculture propre à s'échanger sur les marchés (comme le café). Par exemple, les Etats monarchiques de Hawaï n'étaient pas fondés sur l'exploitation des céréales, mais sur celle des tubercules. Comme ceux-ci ne sont pas stockables, ils sont convertis en cochons dont ils constituent la nourriture. La population n'étant pas moins attachée à leurs porcs que les Papous puisque ils pouvaient être un membre de la famille et prenaient parfois le repas en sa compagnie, une division du travail affectif était à l'œuvre : les porcs collectés par l'impôt devenaient des animaux sacrificiels, tués par centaines pour le culte central et parfois mis à mort par le roi lui-même. Mais les gens du commun devaient fournir un tribut plus précieux encore, les plumes rouge et jaune des oiseaux des forêts, ces plumes servant au paiement de l'impôt et aussi utilisées comme monnaie dans les échanges. Notons d'ailleurs que les espèces ont fini par s'éteindre puisque par exemple un manteau pouvait réunir 450 000 plumes obtenues sur 80 000 oiseaux rares…
C'est ainsi se produit la spécialisation des productions. Par exemple, les différentes provinces de l'empire inca peuplées de groupes aux langues et aux organisations disparates, menaçaient de sécession le pouvoir, lequel renforçait son contrôle par cette compartimentation économique et l'étalement des réseaux. « La maîtrise de la production et de la circulation des choses détachées à travers un réseau étalé est essentiel pour l'instauration d'un pouvoir étatique : elle permet de capturer l'énergie nécessaire pour alimenter ses institutions (armée, clergé, administration), de renforcer l'intégration des régions, de fidéliser les élites locales et de limiter les risques de sédition. » (511)
On reconnaît donc le passage d'économies domestiques à des économies politiques au fait que les excédents produits « sont des surplus de choses détachées propres à alimenter des réseaux étalés. La maîtrise des territoires et la maîtrise de la force de travail permet à l’État de mener des politiques de grands travaux (défrichement, irrigation) et de créer des espaces cultivés permanents destinés à la production de biens facilement échangeables. » (514)
Dans les réseaux étalés, les populations locales sont engagées dans des rapports purement métaboliques, sont réputées incapables de nouer les dialogues nécessaires avec l'invisible monopolisé par le roi et les prêtres. « Les réseaux étalés tendent à déployer essentiellement des liens métaboliques extractivistes à une seule fibre, alors que les liens des réseaux denses sont multifibres. Les dépendances et dettes inter-espèces des réseaux denses tendent à devenir dans les réseaux étalés une dépendance et une dette envers des humains et des institutions humaines dont on s'acquitte par l'impôt et la corvée. » (516) Aussi, « l'intelligence écologique est souvent la clé des résistances locales. » (517)

Chapitre 21. Ruptures urbaines et rattachements terrestres

Des recherches archéologiques ont montré que les surplus agricoles ont été produits non pas en travaillant plus intensivement les mêmes surfaces, mais en travaillant des surfaces, plus vastes labourées par des bœufs : c'est un processus d'extensification qui implique de posséder plus de terre et non plus de bras comme dans le jardinage néolithique. Ainsi envisagée, la terre est source d'inégalités rigides, car si l'on peut redistribuer les richesses sous forme de bétail dans les festins, on ne redistribue pas la terre qui se transmet de génération en génération. Les classes qui possèdent la terre, prennent le contrôle des productions de l'arrière-pays et imposent des cultures spécialisées. Depuis le néolithique, la culture des céréales (blé, orge), alternait avec celle des légumineuses (pois, lentilles). Ces plantes ont l'avantage de produire des protéines végétales et de fixer l'azote dans le sol, ce qui contribue à sa fertilité. À la fin de l'âge de bronze, les gouvernants en Méditerranée avaient besoin de plus de céréales notamment pour les offrandes religieuses et l'entretien des prêtres. C'est pourquoi ils ont généralisé la culture du blé sur des terres bien irriguées. Ce phénomène de spécialisation s'observe aussi avec les animaux avec la quête de la laine. Si bien que les moutons existent principalement sous forme de viande ou de laine, c'est-à-dire en tant que matière plutôt qu'en tant qu'êtres vivants (vers 3300 av. J.-C.). La conséquence physiologique de ce nouveau régime avec des cultures spécialisées montre des citadins avec des statures déclinantes avec une moyenne qui tombe de 168 à 163 cm du fait d'une alimentation déséquilibrée. Avec aussi l'apparition d'une nouvelle classe, des gens privés de terre. De plus, la ségrégation sociale devient ségrégation spatiale avec notamment l'apparition de remparts, marquant la séparation avec le milieu nourricier. Par ailleurs, « il n'est pas surprenant que, contrôlant la production des choses détachées, la cité sumérienne ait connu le développement d'un nouveau type de graphisme, l'écriture. Cette technique permet l'enregistrement comptable de la circulation des céréales et des moutons, ainsi que l'inventaire des contrats de travail des bergers, ce qui en fait un instrument–clé des réseaux étalés centralisés. » (531) Ce modèle a été érigé d'une manière paradigmatique sous l'empire romain qui a bâti des chaînes d'approvisionnement à travers l'Europe, l'Afrique et l'Asie, donnant lieu à la première forme de mondialisation économique, entraînant aussi des pathogènes, via le transport des céréales, comme le bacille de la peste avec une mortalité importante qui entraîna l'effondrement de la population des villes, le nombre des habitants de Rome tombant par exemple à 20 000 personnes. Il s'ensuit un réensauvagement de l'Europe, traduisant « des réorganisations de mode de vie fondées sur la polyculture–élevage et des approvisionnements locaux, tissant des liens originaux, à la fois productifs et spirituels avec une diversité de milieux écologiques. » (545)

Conclusion
« En comparant les comportements humains et ceux des autres grands singes, nous avons relevé trois conduites remarquables : les humains partagent leur nourriture, ils élèvent collectivement leur bébé et ils manifestent de l'empathie généralisée au-delà de leur espèce. Il est apparu que ces trois traits ont évolué ensemble et se sont renforcés réciproquement autour du feu. La cuisson de la nourriture a accéléré le sevrage et diversifié l'alimentation infantile, facilité le partage du soin des bébés et l'interdépendance entre humains. La cuisson a aussi créé un écart entre prédation et consommation, ouvrant la voie à une répartition des rôles dans les rapports au milieu vivant. Le fait de reconnaître des alter ego dans les animaux entraînent souvent une incompatibilité affective qui interdit aux chasseurs de consommer leur propre proie et les pousse à la partager avec leur groupe, un comportement très différent de celui des autres grands singes. Du fait de la parentalité collective, nous avons l'habitude de prendre soin des petits êtres immatures que nous n'avons pas nous-mêmes mis au monde ; or des animaux ont profité de cette ouverture de nos attachements pour se faire adopter. C'est ce qui explique que, dans le monde entier, les groupes humains, traitent comme des enfants des mammifères, des oiseaux et des reptiles. » (552). Chemin faisant, s'opposent deux logiques : hiérarchique de l’être et ploutocratique de l'avoir qui au fur et à mesure se renforcent l’une l’autre. Les dynamiques de concentration des pouvoirs et de simplification des écosystèmes sont accélérées par la rupture urbaine et la rupture moderne. La première sépare l'espace habité et le milieu nourricier. La seconde marque le déclin de la diversité génétique des espèces domestique, avec l'ambition d'améliorer les êtres vivants en les sélectionnant. Pour autant, elle « ne tourne pas le dos à l'invisible car elle crée ses propres puissances imaginaires au nom desquels des individus en commandent d'autres : la nation, l'entreprise, la loi, l'État. » (557)
On observe que « tant que les populations maîtrisaient leur rapport à leur environnement, les pouvoirs des hiérarchies sociales et des États demeuraient largement cérémoniels. » Cette subsistance de réseau dense est « le frein principal à la constitution de pouvoirs centralisés forts. Cette issue ne peut plus être envisagée lorsque la division du travail a rendu les individus cognitivement dépendants d'experts et métaboliquement inféodés à des réseaux étalés contrôlés par les pouvoirs centraux. » (562) Leroi-Gourhan en 1965 notait déjà cette transformation profonde de l'humain : « il semble bien qu'on assiste aux derniers rapports libres de l'homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télédiffusés, libéré du monde, animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l'inconnu des montagnes et des mers, l'Homo sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière. »

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