Enquête sociologie de terrain de longue durée dans une zone urbaine dénigrée
Fabien Truong & Gérôme Truc, Grand ensembles. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, La Découverte 2025, 341 p.
Enquête au long cours qui commence après les attentats de 2015, et qui par « une immersion attentive à l'entrecroisement des trajectoires, à l'usage sensible des lieux, aux échanges avec l'extérieur, ainsi que leurs effets sur les réputations locales, permet plutôt de voir en quoi, malgré une expérience commune de la marginalisation, les existences restent traversées à Grigny par des rivalités, de la dépendance et des hiérarchie, de la distinction. On vit ici comme ailleurs, même si on est confronté à des situations d'une grande précarité. » (15) La violence est omniprésente, mais la solidarité aussi. Une des violences est l'expérience du racisme, au carrefour de représentations, de discours, de pratiques, de ressentis. Différentes études quantitatives montrent la corrélation entre celle-ci et le taux de pauvreté, ainsi que l'intensité des inégalités. Mais sur la longue durée, ces manifestations sont fréquentes et apparaissent du coup plus intolérables : c’est le théorème de Tocqueville qui dit que plus un mal diminue plus insupportable apparaît ce qu'il en reste (Jean-Claude Chesnais). Cette évolution étant exacerbée par les réseaux sociaux qui constituent une chambre d'écho puisqu'à l'aide de téléphones portables de nombreux scènes sont rendues publique sans qu'on sans qu'on les ait expérimentées directement.
Face à cette violence démonstrative, il en existe une autre plus structurelle, relevant de trois logiques : une logique d'exploitation avec des flux incessants de biens et de personnes ; une logique d'entraînement lié au trafic et aux raids policiers qui renforcent l'arbitraire et les relations de dépendance personnelle au lieu de l'application du droit commun ; une logique d'assujettissement viriliste à laquelle des femmes s'organisent pour se protéger et protéger les autres.
Première partie : attentats
L'auteur de la tuerie de l'Hyper cacher, Amedy Coulibaly est issu de Grigny. De là découle un stigmate territorial auquel un collectif ensemble citoyen tente de répondre dès janvier 2015, en mettant en place dans la ville des murs de parole pour permettre à chacun d'exprimer son point de vue sur les évènements et où on peut lire par exemple : « je m'appelle Myriam. Je suis musulmane voilée. Je suis française. Et j'aime la France. » (46)
Les enquêteurs remarquent la place l'importance de la possession de la voiture et de son pouvoir au sein d'une population pauvre. Un pouvoir de différenciation pour échapper à la stigmatisation et affirmer des micros différences « qui permettent de se démarquer en dépit d’une commune misère de condition. » (53)
Le travail de restauration de l'image de la ville passe donc par l'association créée immédiatement, mais aussi par le travail de l'équipe municipale : « il fallait occuper le terrain 24 heures sur 24, car on n'avait pas d'autres choix : on était en mode commando. » (59)
Au sein du collectif se noue un dialogue interreligieux. Pour les musulmans l'enjeu est important puisqu'il s'agit « de contrer la prétention des terroristes à agir en leur nom » (71) alors que du côté catholique, il s'agit de lutter contre les préjugés de leurs affiliés à l'encontre des musulmans.
La ville se caractérise par une sorte de désert social, sans bistrot et terrasse, sans centre commercial dans lesquels peuvent se développer des sociabilités. Le plan d'eau est lui-même connoté négativement (notamment par les enfants), car « quand on ne sait pas nager, la proximité de l'eau n'a rien de récréatif ou de méditatif. Elle provoque un stress intense qui est aussi un marqueur de classe. » (89) En France la noyade est la première cause de mortalité par accident de la vie courante chez les moins de 25 ans. De la même façon, les bois environnants sont chargés de traces réelles ou imaginaires de violences et de règlements de compte entre bandes ou individus. Ces éléments conduisent à centrer l'organisation de la vie sociale autour du foyer, un trait marquant historique des cultures populaires, surtout quand le chômage est massif, cet espace constituant selon le mot d'Olivier Schwartz, « une ère de garantie ». Dans une période où le logement est une question cruciale, en avoir un assure un quant-à-soi enviable. Dans les discours, le chez soi prend l'aspect d'une conquête : « l'installation dans la ville apparaît comme un moment charnière, rétrospectivement lu comme une victoire sur le passé. Elle signe à la fois un rétablissement et un établissement. » (94) La distribution des logements peut aussi laisser poindre des soupçons de clientélisme et donc de ressentiment potentiel. Il existe ici comme ailleurs, une dépendance aux services publics avec « la personnalisation des rapports politiques qui en découle, avec son lot de frustration et de violence éruptive. » (106)
Cette politique publique a été renforcée par la crise du COVID, avec la distribution de repas, de masques et d'ordinateurs, des dispositifs d'accompagnement, qui ont conduit le maire à être élu meilleur maire du monde par une fondation anglaise, mais qui paradoxalement a pu aussi accentuer une déconnexion entre celui qui parle à la télé et la population locale.
Deuxième partie : un état d'urgence permanent
En six ans, entre 1968 et 1974, la population de Grigny passe de 3000 à 27 000 habitants, des flux de population importants marquant aussi la raréfaction des blancs, plus encore s'ils sont jeunes. Une économie parallèle, faite de trafics s'est installée, tendant à transformer l'espace public en un lieu inquiétant en particulier pour les femmes seules. Les courses-poursuites et règlement de comptes peuvent laisser des stigmates traumatisants : voitures brûlées, impacts sur le bâti, bruits de combats, blessures, etc. Mais la violence n'est pas que dans la rue, elle est aussi le fait des marchands de sommeil (s’aidant parfois d'hommes de main) qui louent des taudis, et que la municipalité s'efforce de combattre bien que leurs locataires n'osent pas les dénoncer de peur de perdre leur logement ou de subir des représailles.
Ceux qui essaient de faire vivre le tissu local au moyen d'associations, peinent souvent à réunir suffisamment de monde pour des réunions sur des problèmes concrets (panne d'ascenseur par exemple). Ces réunions fournissent néanmoins un moment de sociabilité qui ne peut pas se faire ailleurs, faute d'espace dédié. D'une manière générale, cette vie sociale patine à cause du turnover élevé au sein de la population.
En effet, Grigny est une ville monde puisqu'on y compte 80 nationalités, 38 à 64 % des élèves sont allophones, et que la population en situation irrégulière comprend entre 2000 et 3000 adultes et 500 à 1000 enfants. Bien qu'il existe sur place, un bassin d'emploi fourni, les offres ne correspondent pas à une main-d'œuvre locale très peu qualifiée, et qui donc doit trouver ailleurs, par un déplacement quotidien, l'emploi qui lui convient. De manière générale, le stigmate local pèse sur les habitants et la jeunesse : en 2014, la mairie a vu que 80 % des élèves de troisième avaient été obligés d'effectuer leur stage dans une administration publique, faute de proposition dans le privé, cette situation attisant le ressentiment à l'égard des entreprises.
La question de la violence est centrale. Elle existe à travers les règlements de comptes liés au trafic de drogue, et la répétition des décès banalise la perspective d'une mort violente, que ce soit par homicide policier, crime d'honneur, meurtre entre rivaux ou overdose. Il y a aussi les embrouilles dans lesquelles s'engagent des jeunes en situation d’échec scolaire, « qui trouvent là des moyens de compensation statutaire pour exister socialement par et dans la violence, au sein d'un espace circonscrit et surinvesti émotionnellement » (164), alors que leurs perspectives d'avenir assombrissent. Entre 2022 et 2023, une augmentation de 60 % des homicides liées au narcotrafic se déroule donc dans des espaces très délimités. Cette spatialisation n'est pas liée à un particularisme culturel, « mais à un effet d'empilement et à une logique d'entraînement des dépendances rapprochées. Tous ces assassinats ne sont que l'expression paroxystique d'une configuration sociale où s'échapper aux inimitiés, à la puissance de certaines dettes interpersonnelles et au ressentiment qui s'en nourrit, finit dans certaines circonstances, par ne plus être possible – a fortiori quand le recours à la police, pour se protéger, devient une option peu crédible. » (165)
Le travail de la police est d'ailleurs ciblé comme tendant à traiter tous les jeunes hommes comme des potentiels délinquants. Ainsi, un dérèglement de la relation police/population observable depuis les années 1990 avec un point d'orgue, la disparition de la police de proximité en 2003, entérine « une démarche où prévention et punition paraissent incompatibles. » (166) Les contrôles d'identité se multiplient afin en particulier d'améliorer les statistiques de l'efficacité policière : non présentation de la pièce d'identité, conduite sans permis, possession d'une barre de haschich. Se développe ainsi un sentiment de persécution, poussant les jeunes à s'enfuir, ce qui déclenche des poursuites aux conséquences dramatiques : près de 40 % des décès liés à une intervention policière depuis 2007 seraient intervenus dans ce cadre. Le sur-contrôle des gens de couleur est confirmé par le témoignage d'un jeune blanc : « Moi j’passe et tout, alors ils me regardent passer, ils disent rien. Ils m'arrêtent jamais ! J'ai aucun contrôle ! » (170) Outre la couleur de peau il y a aussi le vêtement, le Streetwear étant un appel au contrôle. La police est-elle raciste ? On ne peut parler d'une institution dans son ensemble, « mais il faut insister sur l'existence de processus routiniers, de procédures ancrées, en grande partie détachées des intentions individuelles, qui produisent un traitement discriminatoire en fonction de la couleur de peau, de ce fait vécu par la population comme une expérience collective du racisme particulièrement marquante. » (173) Ainsi, le discours des trafiquants invitant à niquer la police trouve un certain écho auprès de ces jeunes marqués par l'idée de vengeance.
Cette violence, qui concerne d'abord les garçons fait aussi des mères et des sœurs, des cibles ou des victimes. Car la violence suit « une logique d'assujettissement viriliste contre laquelle les femmes luttent et agissent. » (180) Elles luttent par la parole, mais aussi par des outils de réappropriation de soi comme la danse. Elles sont aussi des médiatrices entre les jeunes et la police. Mais elles peuvent aussi vouloir partir, prises entre deux mouvements contraires, « l'attachement et l'arrachement. » (180) Dans ce travail éducatif, elles trouvent peu de relais auprès de la police. L'affrontement reste la norme. Car il est « un moment d'élaboration en situation de sa propre image, où le virilisme agit à la manière d'une performance destinée à asseoir des positions hiérarchiques et à satisfaire aux normes de comportement de genre les plus attendues. » (185) Il existe d'ailleurs un imaginaire partagé avec la police comme peut l’attester une photo d'une roue arrière réalisée par un policier exposée dans le commissariat, ou encore le fait que les sports de combat et de musculation sont partagés par ces deux groupes antagonistes.
Mais quand un dispositif tente de rapprocher les points de vue entre parents et policiers, les premiers attendent des excuses et une reconnaissance des abus ainsi que des engagements sur la diminution des contrôles d'identité, alors que les seconds s'y refusent et demandent une coopération active des parents dans une logique utilitaire. Au final, les parents ont l'impression d'être manipulés, et les policiers d'être stigmatisés.
Les parents en particulier, les mères organisent des tournées du quartier et essaient de mettre les jeunes en face de leurs responsabilités en leur rappelant d'où ils viennent. Mais cette volonté de personnaliser les rapports humains et de faire appel à une mémoire partagée, bute sur le turnover.
Troisième partie : chassés-croisés
Les migrants qui sont le plus souvent victimes de la violence dans les quartiers et qui peuvent tendanciellement être réduits en esclavage en France l'ont aussi souvent été par le passé et ne perçoivent donc pas toujours l’anormalité de leur situation. Pourtant, dans beaucoup de familles d'immigrés, l'école est très valorisée : c'est « un instrument réparateur et fantasmé, qui permet de donner naissance au projet migratoire en transformant la dynastie. » (243) Pourtant souvent il faut déchanter avec des expériences de racisme ou d'humiliation, notamment au guichet des administrations. En particulier, le vêtement peut faire obstacle puisque le port du voile peut être ciblé et objet de violence. Une des questions est alors de savoir si son port est l'objet une pratique libre ou d'une soumission des femmes.
De même, quand des pratiques marquent l'autonomie des populations comme la pratique du hip-hop, la nécessité de disposer d'un diplôme d'État pour l'enseigner peut révulser certains comme étant le signe d'une mentalité coloniale : « ils voudraient qu'on fasse une formation diplômante pour certifier un truc qu'on a contribué à inventer ironise Riyad. » (249) Plus encore, une sorte de concurrence insidieuse entre personnes nées hors de l'Hexagone ou issues de l'immigration a lieu pour savoir qui est le plus français.
Les conditions de vie difficiles amènent les habitants, du moins certains, à rêver d'un grand départ : changer d'espace, changer de vie, reflètent cette conscience dédoublée qui pousse à imaginer une vie fictive. « Plus qu'un plan de marche, ces exhortations traduisent un manque de maîtrise du présent, conséquence d'un état d'urgence permanent qui empêche du capitaliser pour peser sur l'avenir. Elles favorisent l'adhésion à un traditionalisme forcé, qui aide à divertir des impossibilités et des empêchements quotidiens. » (257) (Selon Bourdieu, le traditionalisme forcé diffère essentiellement de l'adhésion à la tradition, parce qu'il implique la conscience de la possibilité d'agir autrement, et de l'impossibilité d'accomplir cette possibilité, cf note 3 page 360) Vouloir partir c'est aussi ce qui explique l'enrôlement dans Daesh, celui-ci proposant « un imaginaire donnant du sens à des représentations fantasmatiques de fuite, de recherche de rédemption, d'aventure et d’utopie politique. » (262)
Le turnover incite au départ. En effet, celui-ci fait monter le sentiment d'insécurité des conditions de vie et souvent les stratégies familiales sont mobilisées en vue d'obtenir soit par l'ascension sociale soit par le lieu de vie, une forme de protection y compris policière. Et quand celle-ci semble absente ou qu'on observe « une inégale application du droit commun » (273), le ressentiment se fait jour.
Comment on peut supporter un lieu dans lequel on se trouve plus par la contrainte que par le désir sinon en s'abandonnant à « des formes répétitives de déploration et de nostalgie ». (293) Et pour ceux qui fondent une famille et trouvent un emploi, ils doivent faire face à l'ampleur d'une tâche sans cesse à recommencer. En particulier les agents de la fonction publique subissent ce sentiment d'abandon, et nourrissent des affect négatifs. Qu'il y ait de plus en plus de noirs à la place des arabes, c'est le constat que peuvent faire des gens issus de l'immigration, leur montrant « le signe visible d'un entre soi de plus en plus choquant. » (296) C'est aussi dans cette perspective que certaines jeunes filles adhèrent à la religion islamique, comme moyen de protestation.
Il demeure quand même quelques affects positifs dans « cette canopée cosmopolite » où des solidarités sont développées (la grande Borne), en raison d'une population plus stable, mais aussi d'une architecture à taille plus humaine, agrémentée d'espaces verts qui donnent au quartier une ambiance de petit village. (320)
Conclusion
Ici, on fait l'expérience de « la conscience dédoublée » évoquée par W.E.B. Du Bois : « on y affronte des situations d'une grande précarité, tout en se sachant, en même temps, scruté, jaugé et critiqué par une grande partie du pays à travers les médias (...) et la mise en spectacle des quartiers populaires. » (329) Les individus recrutés dans ces quartiers pour mener le Jihad, et qui passent exceptionnellement à l'acte pour « évacuer l'exaspération collective » sont des jeunes hommes en situation « d'impasse biographique ». (331) Il y a donc un écart entre la norme et ce qui retient l'attention médiatique, ce qui joue sur la perception qu'ont les habitants des quartiers, mais même au-delà, puisqu'une grande majorité des Français associent ces lieux populaires à l'insécurité et à la délinquance, tendance accentuée chez les personnes qui s'informent principalement à travers les journaux télévisés (note 2 pages 364). Cette image médiatique caricaturale, ne rend pas compte de ces territoires qui loin d'être perdus pour la république ou en proie au séparatisme, sont « des carrefours et des coulisses structurellement reliés au reste du pays et au monde par de multiples flux, qui sont autant de relations d'échange inégales. » (332) Des quartiers qui sont aussi en proie à des changements rapides à l'inverse du statu quo du quartier bourgeois dont c’est la marque d'ailleurs distinctive. Ces quartiers sont d'abord « des lieux d'accueil et de transit en partie façonnés par la géopolitique mondiale. Ils sont les réceptacles d'une myriade de mobilités contraintes. (…) On s'y réfugie après avoir fui son pays, on y dort entre deux journées de travail, et on espère généralement ne faire qu’y passer. » (333)
La violence et la stigmatisation alimentent le ressentiment chez les habitants, avec « un rapport dégradé à soi-même » (334) et aux institutions. Mais des sentiments positifs existent aussi à travers les relations d'entraide et de solidarité, notamment à travers l'action d'un ensemble d'éducateurs. Cette action publique d'ailleurs s'est encore dégradée depuis l'enquête menée par Pierre Bourdieu sur « la misère du monde » dans les années 90. Accéder à un bureau de poste, disposer d'un enseignant toute l'année dans des classes non surchargées, pouvoir déposer plainte dans un commissariat, consulter un médecin, avoir un ascenseur en marche, ne pas subir de contrôles d'identité indus, pouvoir être accompagné, « tout cela n'est aujourd'hui garanti, ni par l'État ni par le marché aux habitants des quartiers populaires. » (337) C'est donc le droit commun qui n'est pas respecté.
Enquête au long cours qui commence après les attentats de 2015, et qui par « une immersion attentive à l'entrecroisement des trajectoires, à l'usage sensible des lieux, aux échanges avec l'extérieur, ainsi que leurs effets sur les réputations locales, permet plutôt de voir en quoi, malgré une expérience commune de la marginalisation, les existences restent traversées à Grigny par des rivalités, de la dépendance et des hiérarchie, de la distinction. On vit ici comme ailleurs, même si on est confronté à des situations d'une grande précarité. » (15) La violence est omniprésente, mais la solidarité aussi. Une des violences est l'expérience du racisme, au carrefour de représentations, de discours, de pratiques, de ressentis. Différentes études quantitatives montrent la corrélation entre celle-ci et le taux de pauvreté, ainsi que l'intensité des inégalités. Mais sur la longue durée, ces manifestations sont fréquentes et apparaissent du coup plus intolérables : c’est le théorème de Tocqueville qui dit que plus un mal diminue plus insupportable apparaît ce qu'il en reste (Jean-Claude Chesnais). Cette évolution étant exacerbée par les réseaux sociaux qui constituent une chambre d'écho puisqu'à l'aide de téléphones portables de nombreux scènes sont rendues publique sans qu'on sans qu'on les ait expérimentées directement.
Face à cette violence démonstrative, il en existe une autre plus structurelle, relevant de trois logiques : une logique d'exploitation avec des flux incessants de biens et de personnes ; une logique d'entraînement lié au trafic et aux raids policiers qui renforcent l'arbitraire et les relations de dépendance personnelle au lieu de l'application du droit commun ; une logique d'assujettissement viriliste à laquelle des femmes s'organisent pour se protéger et protéger les autres.
Première partie : attentats
L'auteur de la tuerie de l'Hyper cacher, Amedy Coulibaly est issu de Grigny. De là découle un stigmate territorial auquel un collectif ensemble citoyen tente de répondre dès janvier 2015, en mettant en place dans la ville des murs de parole pour permettre à chacun d'exprimer son point de vue sur les évènements et où on peut lire par exemple : « je m'appelle Myriam. Je suis musulmane voilée. Je suis française. Et j'aime la France. » (46)
Les enquêteurs remarquent la place l'importance de la possession de la voiture et de son pouvoir au sein d'une population pauvre. Un pouvoir de différenciation pour échapper à la stigmatisation et affirmer des micros différences « qui permettent de se démarquer en dépit d’une commune misère de condition. » (53)
Le travail de restauration de l'image de la ville passe donc par l'association créée immédiatement, mais aussi par le travail de l'équipe municipale : « il fallait occuper le terrain 24 heures sur 24, car on n'avait pas d'autres choix : on était en mode commando. » (59)
Au sein du collectif se noue un dialogue interreligieux. Pour les musulmans l'enjeu est important puisqu'il s'agit « de contrer la prétention des terroristes à agir en leur nom » (71) alors que du côté catholique, il s'agit de lutter contre les préjugés de leurs affiliés à l'encontre des musulmans.
La ville se caractérise par une sorte de désert social, sans bistrot et terrasse, sans centre commercial dans lesquels peuvent se développer des sociabilités. Le plan d'eau est lui-même connoté négativement (notamment par les enfants), car « quand on ne sait pas nager, la proximité de l'eau n'a rien de récréatif ou de méditatif. Elle provoque un stress intense qui est aussi un marqueur de classe. » (89) En France la noyade est la première cause de mortalité par accident de la vie courante chez les moins de 25 ans. De la même façon, les bois environnants sont chargés de traces réelles ou imaginaires de violences et de règlements de compte entre bandes ou individus. Ces éléments conduisent à centrer l'organisation de la vie sociale autour du foyer, un trait marquant historique des cultures populaires, surtout quand le chômage est massif, cet espace constituant selon le mot d'Olivier Schwartz, « une ère de garantie ». Dans une période où le logement est une question cruciale, en avoir un assure un quant-à-soi enviable. Dans les discours, le chez soi prend l'aspect d'une conquête : « l'installation dans la ville apparaît comme un moment charnière, rétrospectivement lu comme une victoire sur le passé. Elle signe à la fois un rétablissement et un établissement. » (94) La distribution des logements peut aussi laisser poindre des soupçons de clientélisme et donc de ressentiment potentiel. Il existe ici comme ailleurs, une dépendance aux services publics avec « la personnalisation des rapports politiques qui en découle, avec son lot de frustration et de violence éruptive. » (106)
Cette politique publique a été renforcée par la crise du COVID, avec la distribution de repas, de masques et d'ordinateurs, des dispositifs d'accompagnement, qui ont conduit le maire à être élu meilleur maire du monde par une fondation anglaise, mais qui paradoxalement a pu aussi accentuer une déconnexion entre celui qui parle à la télé et la population locale.
Deuxième partie : un état d'urgence permanent
En six ans, entre 1968 et 1974, la population de Grigny passe de 3000 à 27 000 habitants, des flux de population importants marquant aussi la raréfaction des blancs, plus encore s'ils sont jeunes. Une économie parallèle, faite de trafics s'est installée, tendant à transformer l'espace public en un lieu inquiétant en particulier pour les femmes seules. Les courses-poursuites et règlement de comptes peuvent laisser des stigmates traumatisants : voitures brûlées, impacts sur le bâti, bruits de combats, blessures, etc. Mais la violence n'est pas que dans la rue, elle est aussi le fait des marchands de sommeil (s’aidant parfois d'hommes de main) qui louent des taudis, et que la municipalité s'efforce de combattre bien que leurs locataires n'osent pas les dénoncer de peur de perdre leur logement ou de subir des représailles.
Ceux qui essaient de faire vivre le tissu local au moyen d'associations, peinent souvent à réunir suffisamment de monde pour des réunions sur des problèmes concrets (panne d'ascenseur par exemple). Ces réunions fournissent néanmoins un moment de sociabilité qui ne peut pas se faire ailleurs, faute d'espace dédié. D'une manière générale, cette vie sociale patine à cause du turnover élevé au sein de la population.
En effet, Grigny est une ville monde puisqu'on y compte 80 nationalités, 38 à 64 % des élèves sont allophones, et que la population en situation irrégulière comprend entre 2000 et 3000 adultes et 500 à 1000 enfants. Bien qu'il existe sur place, un bassin d'emploi fourni, les offres ne correspondent pas à une main-d'œuvre locale très peu qualifiée, et qui donc doit trouver ailleurs, par un déplacement quotidien, l'emploi qui lui convient. De manière générale, le stigmate local pèse sur les habitants et la jeunesse : en 2014, la mairie a vu que 80 % des élèves de troisième avaient été obligés d'effectuer leur stage dans une administration publique, faute de proposition dans le privé, cette situation attisant le ressentiment à l'égard des entreprises.
La question de la violence est centrale. Elle existe à travers les règlements de comptes liés au trafic de drogue, et la répétition des décès banalise la perspective d'une mort violente, que ce soit par homicide policier, crime d'honneur, meurtre entre rivaux ou overdose. Il y a aussi les embrouilles dans lesquelles s'engagent des jeunes en situation d’échec scolaire, « qui trouvent là des moyens de compensation statutaire pour exister socialement par et dans la violence, au sein d'un espace circonscrit et surinvesti émotionnellement » (164), alors que leurs perspectives d'avenir assombrissent. Entre 2022 et 2023, une augmentation de 60 % des homicides liées au narcotrafic se déroule donc dans des espaces très délimités. Cette spatialisation n'est pas liée à un particularisme culturel, « mais à un effet d'empilement et à une logique d'entraînement des dépendances rapprochées. Tous ces assassinats ne sont que l'expression paroxystique d'une configuration sociale où s'échapper aux inimitiés, à la puissance de certaines dettes interpersonnelles et au ressentiment qui s'en nourrit, finit dans certaines circonstances, par ne plus être possible – a fortiori quand le recours à la police, pour se protéger, devient une option peu crédible. » (165)
Le travail de la police est d'ailleurs ciblé comme tendant à traiter tous les jeunes hommes comme des potentiels délinquants. Ainsi, un dérèglement de la relation police/population observable depuis les années 1990 avec un point d'orgue, la disparition de la police de proximité en 2003, entérine « une démarche où prévention et punition paraissent incompatibles. » (166) Les contrôles d'identité se multiplient afin en particulier d'améliorer les statistiques de l'efficacité policière : non présentation de la pièce d'identité, conduite sans permis, possession d'une barre de haschich. Se développe ainsi un sentiment de persécution, poussant les jeunes à s'enfuir, ce qui déclenche des poursuites aux conséquences dramatiques : près de 40 % des décès liés à une intervention policière depuis 2007 seraient intervenus dans ce cadre. Le sur-contrôle des gens de couleur est confirmé par le témoignage d'un jeune blanc : « Moi j’passe et tout, alors ils me regardent passer, ils disent rien. Ils m'arrêtent jamais ! J'ai aucun contrôle ! » (170) Outre la couleur de peau il y a aussi le vêtement, le Streetwear étant un appel au contrôle. La police est-elle raciste ? On ne peut parler d'une institution dans son ensemble, « mais il faut insister sur l'existence de processus routiniers, de procédures ancrées, en grande partie détachées des intentions individuelles, qui produisent un traitement discriminatoire en fonction de la couleur de peau, de ce fait vécu par la population comme une expérience collective du racisme particulièrement marquante. » (173) Ainsi, le discours des trafiquants invitant à niquer la police trouve un certain écho auprès de ces jeunes marqués par l'idée de vengeance.
Cette violence, qui concerne d'abord les garçons fait aussi des mères et des sœurs, des cibles ou des victimes. Car la violence suit « une logique d'assujettissement viriliste contre laquelle les femmes luttent et agissent. » (180) Elles luttent par la parole, mais aussi par des outils de réappropriation de soi comme la danse. Elles sont aussi des médiatrices entre les jeunes et la police. Mais elles peuvent aussi vouloir partir, prises entre deux mouvements contraires, « l'attachement et l'arrachement. » (180) Dans ce travail éducatif, elles trouvent peu de relais auprès de la police. L'affrontement reste la norme. Car il est « un moment d'élaboration en situation de sa propre image, où le virilisme agit à la manière d'une performance destinée à asseoir des positions hiérarchiques et à satisfaire aux normes de comportement de genre les plus attendues. » (185) Il existe d'ailleurs un imaginaire partagé avec la police comme peut l’attester une photo d'une roue arrière réalisée par un policier exposée dans le commissariat, ou encore le fait que les sports de combat et de musculation sont partagés par ces deux groupes antagonistes.
Mais quand un dispositif tente de rapprocher les points de vue entre parents et policiers, les premiers attendent des excuses et une reconnaissance des abus ainsi que des engagements sur la diminution des contrôles d'identité, alors que les seconds s'y refusent et demandent une coopération active des parents dans une logique utilitaire. Au final, les parents ont l'impression d'être manipulés, et les policiers d'être stigmatisés.
Les parents en particulier, les mères organisent des tournées du quartier et essaient de mettre les jeunes en face de leurs responsabilités en leur rappelant d'où ils viennent. Mais cette volonté de personnaliser les rapports humains et de faire appel à une mémoire partagée, bute sur le turnover.
Troisième partie : chassés-croisés
Les migrants qui sont le plus souvent victimes de la violence dans les quartiers et qui peuvent tendanciellement être réduits en esclavage en France l'ont aussi souvent été par le passé et ne perçoivent donc pas toujours l’anormalité de leur situation. Pourtant, dans beaucoup de familles d'immigrés, l'école est très valorisée : c'est « un instrument réparateur et fantasmé, qui permet de donner naissance au projet migratoire en transformant la dynastie. » (243) Pourtant souvent il faut déchanter avec des expériences de racisme ou d'humiliation, notamment au guichet des administrations. En particulier, le vêtement peut faire obstacle puisque le port du voile peut être ciblé et objet de violence. Une des questions est alors de savoir si son port est l'objet une pratique libre ou d'une soumission des femmes.
De même, quand des pratiques marquent l'autonomie des populations comme la pratique du hip-hop, la nécessité de disposer d'un diplôme d'État pour l'enseigner peut révulser certains comme étant le signe d'une mentalité coloniale : « ils voudraient qu'on fasse une formation diplômante pour certifier un truc qu'on a contribué à inventer ironise Riyad. » (249) Plus encore, une sorte de concurrence insidieuse entre personnes nées hors de l'Hexagone ou issues de l'immigration a lieu pour savoir qui est le plus français.
Les conditions de vie difficiles amènent les habitants, du moins certains, à rêver d'un grand départ : changer d'espace, changer de vie, reflètent cette conscience dédoublée qui pousse à imaginer une vie fictive. « Plus qu'un plan de marche, ces exhortations traduisent un manque de maîtrise du présent, conséquence d'un état d'urgence permanent qui empêche du capitaliser pour peser sur l'avenir. Elles favorisent l'adhésion à un traditionalisme forcé, qui aide à divertir des impossibilités et des empêchements quotidiens. » (257) (Selon Bourdieu, le traditionalisme forcé diffère essentiellement de l'adhésion à la tradition, parce qu'il implique la conscience de la possibilité d'agir autrement, et de l'impossibilité d'accomplir cette possibilité, cf note 3 page 360) Vouloir partir c'est aussi ce qui explique l'enrôlement dans Daesh, celui-ci proposant « un imaginaire donnant du sens à des représentations fantasmatiques de fuite, de recherche de rédemption, d'aventure et d’utopie politique. » (262)
Le turnover incite au départ. En effet, celui-ci fait monter le sentiment d'insécurité des conditions de vie et souvent les stratégies familiales sont mobilisées en vue d'obtenir soit par l'ascension sociale soit par le lieu de vie, une forme de protection y compris policière. Et quand celle-ci semble absente ou qu'on observe « une inégale application du droit commun » (273), le ressentiment se fait jour.
Comment on peut supporter un lieu dans lequel on se trouve plus par la contrainte que par le désir sinon en s'abandonnant à « des formes répétitives de déploration et de nostalgie ». (293) Et pour ceux qui fondent une famille et trouvent un emploi, ils doivent faire face à l'ampleur d'une tâche sans cesse à recommencer. En particulier les agents de la fonction publique subissent ce sentiment d'abandon, et nourrissent des affect négatifs. Qu'il y ait de plus en plus de noirs à la place des arabes, c'est le constat que peuvent faire des gens issus de l'immigration, leur montrant « le signe visible d'un entre soi de plus en plus choquant. » (296) C'est aussi dans cette perspective que certaines jeunes filles adhèrent à la religion islamique, comme moyen de protestation.
Il demeure quand même quelques affects positifs dans « cette canopée cosmopolite » où des solidarités sont développées (la grande Borne), en raison d'une population plus stable, mais aussi d'une architecture à taille plus humaine, agrémentée d'espaces verts qui donnent au quartier une ambiance de petit village. (320)
Conclusion
Ici, on fait l'expérience de « la conscience dédoublée » évoquée par W.E.B. Du Bois : « on y affronte des situations d'une grande précarité, tout en se sachant, en même temps, scruté, jaugé et critiqué par une grande partie du pays à travers les médias (...) et la mise en spectacle des quartiers populaires. » (329) Les individus recrutés dans ces quartiers pour mener le Jihad, et qui passent exceptionnellement à l'acte pour « évacuer l'exaspération collective » sont des jeunes hommes en situation « d'impasse biographique ». (331) Il y a donc un écart entre la norme et ce qui retient l'attention médiatique, ce qui joue sur la perception qu'ont les habitants des quartiers, mais même au-delà, puisqu'une grande majorité des Français associent ces lieux populaires à l'insécurité et à la délinquance, tendance accentuée chez les personnes qui s'informent principalement à travers les journaux télévisés (note 2 pages 364). Cette image médiatique caricaturale, ne rend pas compte de ces territoires qui loin d'être perdus pour la république ou en proie au séparatisme, sont « des carrefours et des coulisses structurellement reliés au reste du pays et au monde par de multiples flux, qui sont autant de relations d'échange inégales. » (332) Des quartiers qui sont aussi en proie à des changements rapides à l'inverse du statu quo du quartier bourgeois dont c’est la marque d'ailleurs distinctive. Ces quartiers sont d'abord « des lieux d'accueil et de transit en partie façonnés par la géopolitique mondiale. Ils sont les réceptacles d'une myriade de mobilités contraintes. (…) On s'y réfugie après avoir fui son pays, on y dort entre deux journées de travail, et on espère généralement ne faire qu’y passer. » (333)
La violence et la stigmatisation alimentent le ressentiment chez les habitants, avec « un rapport dégradé à soi-même » (334) et aux institutions. Mais des sentiments positifs existent aussi à travers les relations d'entraide et de solidarité, notamment à travers l'action d'un ensemble d'éducateurs. Cette action publique d'ailleurs s'est encore dégradée depuis l'enquête menée par Pierre Bourdieu sur « la misère du monde » dans les années 90. Accéder à un bureau de poste, disposer d'un enseignant toute l'année dans des classes non surchargées, pouvoir déposer plainte dans un commissariat, consulter un médecin, avoir un ascenseur en marche, ne pas subir de contrôles d'identité indus, pouvoir être accompagné, « tout cela n'est aujourd'hui garanti, ni par l'État ni par le marché aux habitants des quartiers populaires. » (337) C'est donc le droit commun qui n'est pas respecté.
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