John Steinbeck : Voyage avec Charley
John Steinbeck, Voyage avec Charley, Babel, 1997 (1960), 247 p. (epub)
Le prétexte du livre est un voyage de l’auteur en compagnie de son chien à travers les les États-Unis. C’est un homme mûr – 58 ans – qui à bord de sa Rossinante parcourt des territoires que, pour la plupart, il connaît déjà, mais qu’il n’a jamais visités sous cette forme du voyage itinérant, donnant corps à des impressions antérieures, approfondissant telle page d’histoire, et surtout permettant d’aller à la rencontre de ses semblables. Car il s’agit en somme d’une sorte d’enquête sur ce peuple américain aux formes si variées que de toute façon il est impossible d’en rendre compte. Néanmoins il saisit avec profondeur les traits d’une époque et en annonce les horreurs écologiques avec le gaspillage tous azimuts plus prononcé pense t’il dans son pays par rapport à la France et l’Italie (ce dont on peut douter), quand sa conclusion résonne – déjà, en 1960 ! - avec justesse : « Quand un village indien s'enfonçait trop profondément sous sa propre ordure, ses habitants, le désertaient. Mais nous, nous ne serions où déménager. » (38) Car les sensations récoltées sont au premier plan dans ce voyage, notamment « cette orgie de couleurs » qui dépasse les dessins qu’on lui montrait enfant. Une femme le lui confirme : « l’automne est « une splendeur dont on ne peut jamais se souvenir. Il revient chaque fois comme une surprise. » (46) Sentence que chacun a d’ailleurs pu éprouver… Toutes les rencontres ne sont pas « bonnes », loin de là, et c’est aussi ce qui donne le sel à ce récit, variations que l’auteur maîtrise, bien entendu. Ainsi cette grosse (« elle aurait serré sa petite chérie sur sa poitrine, si elle avait pu se pencher pour la ramasser ») dame ulcérée par les manières de Charley vis-à-vis de sa propre chienne : « il me fallu un certain temps pour calmer la dame. Je sortis la bouteille de cognac, ce qui aurait pu la tuer, Et elle en avala une rasade qui aurait dû la tuer. » (51) L’humour n’est en effet pas le moindre des talents de Steinbeck. Le sésame pour entrer en contact avec l’indigène consiste souvent dans le partage d’une boisson, à majorité alcoolisée, dont certains cadavres de cognac sont affublés de l’écriteau suivant : « enfant de France. Mort pour la Patrie. » (75) Le récit c’est aussi le hors-récit. Ce pas de côté permet au lecteur de mieux comprendre l’entreprise : « Ma femme vint, de l'Est, pour une brève visite. Je fus ravi de ce changement, de ce retour à une vie connue et sans surprise. Mais ce me fut un obstacle du point de vue littéraire. Chicago changea mon rythme. C'est autorisé dans la vie mais pas dans un récit. Je ne parlerai donc pas de Chicago, qui sort du cadre. Agréable et plein de bienfaits pour moi, ce séjour, si je le racontais, nuirait à l'unité du reste. Quand tout fut fini et les adieux échangés, il me fallut retrouver ma solitude, ce qui ne me parut pas moins pénible que la première fois. Rien de mieux, me sembla-t-il, pour remédier à ma solitude que d'être seul. » (115)
Il reprend donc son périple qui va s’achever ou presque par le Texas. Outre, là-encore, une page d’histoire indiquant que la mentalité des Texans est ancrée dans le refus des impôts et dans leur combat contre le Mexique pour leur liberté, ce qui, en passant, peut expliquer quelques soubresauts de la politique américaine actuelle sur les migrants, ce passage est sans doute le plus poignant du livre car il aborde la question du racisme. Pour cela, il pose une image : contrairement à la plupart des régions monde ayant une latitude et une longitude déterminées avec tel sol, tel climat, telle faune, le Texas, à l’instar de l’Angleterre ou de la Grèce, se caractérise par « la fable, le mythe, l'amour, le désir ou le préjugé [qui] prennent l'avantage et déforment une appréciation claire pour en faire une sorte de confusion magique haute en couleur. » (206) Il y a donc un fantasme proprement texan et plus largement dans le sud, fantasme irriguant un racisme qui s’affiche brutalement, et qui lui est en partie inconnu lui qui a grandi à Salinas où les noirs, « n’étant ni blessés ni insultés, ils n'étaient ni sur la défensive ni agressifs. Leur dignité étant intacte, ils n'avaient aucune raison d'être arrogants ; et les fils Cooper ne s'étant jamais entendu traiter d'inférieurs, leur esprit pouvait se développer selon leurs vraies capacités. » (216) Il en va tout autrement quand les camps sont parfaitement délimités et les communautés assignées. Il en avait fait l’expérience à New-York quand il avait vu son domestique ne pas apporter son aide à une femme saoule :
« Pourquoi n'as-tu pas aidé cette femme ?
— Elle est ivre, Monsieur, et je suis un nègre. Si je l'avais touchée, elle aurait crié au viol et les gens seraient venus en foule ; qui m'aurait cru ?
— On peut dire que tu réfléchis vite.
— Oh, non, Monsieur, il y a longtemps que j'ai pris l'habitude d'être un nègre. » C’est cette conclusion qui remonte à la surface après qu’il a pris un noir à bord de son véhicule et que celui-ci se montre peu disert à propos des actes racistes dont l’auteur a été le témoin : « Et voilà que, dans Rossinante, j'essayais stupidement de détruire l'entraînement de toute une vie. » (234) Désespérant de vérité...
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