Le renouvellement de l'idéologie libérale
Bruno Amable, Le Néolibéralisme, Que Sais-je, 2023, 90 p. (epub)
Le Néolibéralisme se présente « à la fois une tentative de rupture à l’égard du laisser-faire et un effort de retour aux sources d’un libéralisme tenu pour dévoyé. La question de la pondération entre nouveauté et rupture se trouvait en filigrane des discussions autour du nom qu’il fallait donner à la nouvelle initiative. Pour beaucoup, dont Walter Lippmann, le mot « libéralisme » était trop attaché au laisser-faire pour pouvoir être conservé tel. » (12) Une des critiques formulées au paléo–libéralisme par ces rénovateurs, touche à la question sociale qu'ils jugent absente. Il faut donc « prouver que le libéralisme rénové était compatible avec le progrès social » : comme le droit de fonder un syndicat, négocier sur les salaires et les conditions de travail, obtenir des conventions collectives et des lois sociales, avec un salaire minimum, des assurances sociales contre les risques de maladie ou de chômage, etc. « Mais le néolibéralisme de l’après-Seconde Guerre mondiale et surtout celui qui deviendra hégémonique à partir des années 1980 seront nettement moins bien disposés. » (15) Car l’idée principale demeurait que « le marché était le meilleur mécanisme pour déterminer les goûts complexes et changeants des millions d’individus. » (17)
Une comparaison avec le code de la route est à bon ment, reprise par les néolibéraux : « le libéralisme peut se comparer à un régime routier qui laisserait les autos circuler à leur guise sans Code de la route : les encombrements, les embarras de circulation, les accidents seraient innombrables, à moins que les grosses voitures n’exigent que les plus petites leur cédassent toujours la route, ce qui serait la loi de la jungle. L’État socialiste est semblable à un régime de circulation où une autorité centrale fixerait impérativement à chacun quand il doit sortir sa voiture, où il doit se rendre et par quel chemin. L’État véritablement libéral est celui où les automobilistes sont libres d’aller où bon leur semble, mais en respectant le Code de la route. » (18) Aussi, le cadre réglementaire et juridique qui fixe et protège le marché concurrentiel doit s’appliquer à tous les agents afin que ceux-ci puissent établir leurs plans de consommation ou de production avec le moins d’incertitude possible. » (18) Ils demandent donc à l'État d’être « suffisamment fort pour lutter contre les groupes d’intérêt puissants qui cherchent à se protéger de la concurrence. L’État fort est le complément de l’ordre juridique désiré par les néolibéraux. » (21) Il « s’oppose aux groupes d’intérêt qui font pression pour adopter des mesures qui distordront la concurrence. Il doit agir comme une police du marché et de la société dans son ensemble, se plaçant au-dessus des conflits sociaux et des rivalités économiques. » (21) C’est en cela qu’on peut parler d’ordolibéralisme. Contre une ceratine représentation commune, ce courant fait la place aux « critiques de la société industrielle et de ses effets déshumanisants, de la concentration industrielle, de la prolétarisation et de la dissolution des communautés traditionnelles. » (24)
Le cœur de la philosophie libérale étant que l’individu « plongé dans un contexte de concurrence, exploite au mieux ses qualités intrinsèques », cela « n’est réalisable que si la compétition est loyale, d’où la nécessité d’institutions adéquates et d’une politique qui s’attaque aux privilèges, aux monopoles et aux rentes » (25) : « les inégalités extrinsèques dues aux privilèges et aux prérogatives [étant] abolies, les supériorités intrinsèques pourront se manifester » (26) manifestant ainsi au passage une idéologie du don.
L’idée qu’il faut un volet social se double d’une méfiance des masses précisment parce qu’elles sont susceptibles de faire pression pour obtenir d’être protégées contre les rigueurs de la concurrence. Le néolibéralisme a donc aussi « tendance à se méfier des institutions de la démocratie représentative pour préférer des organismes administrés par des experts non élus, indépendants de l’influence directe ou indirecte de la souveraineté populaire. » (28) Friedman peut d’ailleurs se présenter « comme le défenseur du citoyen ordinaire contre la coalition des groupes d’intérêt privés et des élites administratives interventionnistes. » (30) Et la relativisation de la démocratie passe d’abord par la défense du consommateur et donc « minorer l’importance du producteur », pour « aussi faire passer le travailleur au second plan, tout comme les rapports de pouvoir et le conflit dans la sphère de la production. » (32) Le consommateur supplante ainsi le citoyen (« le marché est une démocratie où chaque penny donne un droit de vote » Fetter, 1905) car il décide de la direction que doit prendre la production et donc les salaires des différentes classes de travailleurs, les conditions de travail, etc. « Dans cette perspective, les atteintes au mécanisme des prix ne seraient plus seulement des obstacles à la réalisation de l’efficacité économique, mais également une obstruction à la démocratie (du consommateur). » (32)
Dans son propos de dépasser le vieux libéralisme et de s'opposer de socialisme, le néolibéralisme cherche des politiques qui assoient sa vision : « les politiques de « flexibilisation » du marché du travail, la libéralisation des activités financières ou les privatisations des entreprises publiques voire le transfert au secteur privé de services traditionnellement gérés par l’autorité publique (postes, télécommunications, transports, énergie, éducation, etc.) peuvent être justifiés au nom du postulat de la supériorité du mécanisme des prix dans un marché concurrentiel. Toutefois, les principes néolibéraux peuvent aussi s’appliquer à l’action de l’État lui-même, sous prétexte de rendre celui-ci plus efficace en adoptant des principes d’organisation inspirés de ceux des firmes privées. » (42) L'affirmation tout azimut de ces principes, confère au néolibéralisme une intention hégémonique, au sens de l'hégémonie culturelle de Gramsci. La transposition au domaine politique, donne « des individus rationnels » en charge « de conquérir une position qui leur permettra d’œuvrer à la maximisation de leur bien-être personnel, en promettant de mettre en œuvre, une fois élus, des politiques satisfaisant les électeurs ou certains groupes d’intérêt. Les administrateurs ne sont plus des agents dévoués à la réalisation du bien commun, mais des individus égoïstes dont le seul objectif est la maximisation du budget dont ils ont la responsabilité. Dans ces conditions, le salut ne peut plus venir, comme l’envisageaient certains participants au colloque Lippmann, d’une élite technocratique, mais d’une généralisation du mécanisme des prix et d’une limitation constitutionnelle des pouvoirs de l’État qui préservera le marché concurrentiel des atteintes que les politiciens soumis à la pression démocratique et des « bureaucrates » soucieux d’étendre leurs prérogatives pourraient vouloir lui porter. » (59) C'est ainsi qu’est proposée par Buchanan l'idée « de l'équilibre budgétaire, afin d'éviter que les gouvernements recourent au déficit public sous la pression du processus démocratique » (60) idée qui fait son chemin en Angleterre, en Allemagne, puis au niveau de l'union européenne. L’enjeu fondamental pour Buchanan est d’imposer de nouvelles règles pour limiter l’action du gouvernement, « règles qui resteront en vigueur quels que soient les partis ou les politiciens installés au pouvoir à court terme ». (62) Et la constitutionnalisation de règles a été portée « à un niveau supérieur par ceux que Quinn Slobodian (2018) appelle les « globalistes » transposant « les idées d’une constitution économique de l’échelle de la nation à celle du monde. Ce n’est alors plus seulement la souveraineté populaire qui est considérée comme dangereuse, mais aussi la souveraineté nationale. Le but est de protéger les droits du capital des atteintes que les politiques nationales pourraient lui porter. » (63) « L’avantage d’une telle fédération, du point de vue de Hayek, était de rendre difficile voire impossible la mise en place d’une politique de redistribution : « Qui s’imagine qu’il existe des idéaux communs de justice distributive tels que le pêcheur norvégien consentira à renoncer à la perspective d’une amélioration économique pour aider son homologue portugais, ou que l’ouvrier néerlandais paiera plus cher sa bicyclette pour aider le mécanicien de Coventry, ou que le paysan français paiera plus d’impôts pour aider à l’industrialisation de l’Italie ? » (Hayek, 1944, p. 225.) » (64) Le processus d’unification européenne est allé dans ce sens.
Si le discours libéral pose le problème du monopole, celui considéré comme « le plus sérieux et inquiétant, réside dans le marché du travail et dans le pouvoir des syndicats de se comporter de manière monopolistique. » (67) « Le néolibéralisme a donc progressivement minoré le danger que représentait le monopole du côté des firmes, tout en conservant et même accentuant l’opinion négative à l’égard du « monopole » du côté du travail. » (67) Ainsi, le thème de la flexibilisation du marché du travail est passé au premier plan dans les années 1990 avec la volonté de l'OCDE « de combiner une politique de « consolidation fiscale » visant à réduire les niveaux de déficit et de dette publics tout en réorientant les dépenses de l’État vers une politique « active » du marché du travail au détriment des dépenses « passives » de soutien du revenu (comme les indemnités de chômage), avec une série de mesures de flexibilisation du marché du travail : enlever les obstacles légaux à la flexibilisation des horaires de travail, étendre le travail à temps partiel, réduire le nombre de départs anticipés en retraite et inciter les seniors à rester en emploi, baisser le coût du travail, tendre vers la suppression de l’extension des accords collectifs et introduire la possibilité de renégocier ces accords à la baisse, diminuer le montant et la durée des indemnités chômage pour qu’elles restent à des niveaux « modérés », etc. » (69) Cette flexibilité représente l'argument majeur de l'idéologie néolibérale, car si elle s’était présentée « systématiquement comme une idéologie antisociale consacrée à la défense inconditionnelle du capital et des possédants, [elle] aurait eu beaucoup de peine à conquérir l’hégémonie culturelle qu’on peut lui reconnaître depuis les années 1980. » (76)
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