Bilan et pespective de l'action politique anticapitaliste

 


Étienne Balibar & Toni Negri & Mario Tronti, Le démon de la politique, Amsterdam éditions, 2021, 189 p. 


Jamila. M. H. Maska : Préface

La guerre de toujours est la lutte de classe, un combat qui fut civilisé, notamment par l'antagonisme ouvert des classes, et qui est a présent transfiguré dans le scénario apolitique du choc des civilisations. Dans cette conjoncture désolante où l'agir est réduit au réagir, la bataille politique pour l'hégémonie ne peut être menée, selon Tronti, que sur le terrain de la théorie. » (20) Ce philosophe est porteur d'une vision du marxisme contemporain, dans l'opéraïsme, où son point d'ancrage est le point de vue « partial, unilatéral, anti-universel », un point de vue ouvrier donc, et d'autre part, « une articulation caractéristique du lien entre théorie et pratique, rapport asynchrone et discordant », et enfin « une vocation antiréformiste ». A rebours, la question qui se pose est : qu'aurait-il fallu aux ouvriers pour faire plier leur adversaire de classe ? Cette culture de l'autonomie du politique n'est pas incompatible avec la pratique du réalisme. Cette activité confirmait l'idée léniniste que « la partie doit se faire parti pour saisir la totalité et pouvoir l'affronter de puissance à puissance. » (26) Mais les années 70 montre les impasses du réformisme du parti communiste italien, incapable de se reconnecter avec sa base de classe d'une part et l'incapacité de la classe en lutte à se hisser à la tête de l'État (dans sa frange révolutionnaire). La tactique alors élaborée autour de trois objectifs : lutter pour le salaire, reconstruire le parti, prendre le gouvernement, où le parti, la conquête de l'organisation, semble pour Tronti, la question principale à affronter. Il veut en empêcher le processus de social–démocratisation y compris « en conduisant le projet capitaliste en direction d'un stade supérieur de rationalisation, qui à son tour permettrait à la classe de déployer toute sa force de frappe en vue de la conquête du pouvoir. » (33) Il s'agit donc d'investir l'appareil d'État de le moderniser et de porter la classe ouvrière en classe dominante. En cela il développe le concept d'autonomie du politique, à partir d'une analyse de la spécificité du cycle politique par rapport au cycle économique. Et si l'organisation perd la partie, comment recomposer une partie ouvrière du point de vue ouvrier pour l'organisation de la classe ?. Le penseur italien après les années 90 pense la fin de la politique et la fin de l'autonomie du politique, puisque le capital domine sans adversaire. Et pourtant, cette autonomie est une invitation à resserrer les rangs de la classe en dépit de sa fragmentation sociale, car c'est « l'unique option viable pour une politique radiale de la partie. » (40) Pour cela, il faut repartir du travail et des luttes sur les lieux de travail.


Mario Tronti : politique et destin

Une image pour comprendre les relations entre politique et destin : « la politique, c'est la partition du soliste, le destin, celle de l'orchestre. De même que le piano dirige l'orchestre, la politique conduit l'histoire. » (47) La politique crée. Par rapport à la fatalité du destin et donc de l'histoire, prise dans des cycles infinis de détermination et de contradiction, l'homme doit se mesurer au destin et l'amener à mourir afin « d'agir et penser en esprit libre » (58). Machiavel réunit ainsi « la contingence du monde et la conscience de l'homme : quelque chose de fini et de déterminé avec quelque chose d'infini et d'absolu. Deux choses (…) qui tiennent ensemble seulement dans le conflit comme chez Marx : la convergence historique du capitalisme et la conscience de classe du prolétariat. Tant qu'il y a eu de la politique entre ces deux dimensions, il y a eu de la politique. » (70) La pensée politique doit éviter deux périls : 1) se soumettre à la réalité comme étant déterminée et inchangeable ; 2) penser la culture et la réflexion historiques comme autonomes, alors que c’est un corps à corps direct avec l'histoire « où la culture est la médiation entre le mot et l'idée, et les livres des armes, les armes de la critique. » (77) Ce point de vue, la classe ouvrière a manqué d'un instrument offensif, capable d'entrer en conflit avec la culture de l'adversaire (l'humanisme, rationalisme, l'historisme, l'idéalisme, etc.) ; elle n'a su s'approprier les éléments excédant cette culture bourgeoise (libertinisme, romantisme, irrationnalisme, nihilisme, etc.) autant de facteurs de désordre qui ont fait défaut. Aussi, du point de vue idéologique, il n'y a pas eu de véritable affrontement. La classe ouvrière a sans doute eu un temps d'existence historique, trop bref pour produire cela. (81) Elle n'a pas su voir que le développement capitaliste conduisait à un développement déshumanisé, un embourgeoisement, un bien-être aliénant, une servitude démocratique. Et le capitalisme dans cette dernière phase semble irréformable. La dialectique antérieure de synthèse des opposées n'opère plus. « La grande guerre était précisément la forme de cette synthèse. Les guerres locales d'aujourd'hui ne sont que des contradictions internes au Souverain. » (84) Ce qui reste c'est un règlement de compte au sein du camp des vainqueurs.


Antonio Negri : l'autonomie du politique de Mario Tronti

Certes, la classe ouvrière toujours dominée dans des rapports de classe doit investir le terrain politique pour briser cette domination. Mais ce schéma de l'autonomie du politique s'écarte de l'opéraïsme originel. Cette lutte dans le politique peut se faire au moment où l'appareil d'État n'est plus adapté au capitalisme du moment : il y a alors une faille que la classe ouvrière peut mettre à son profit. « La classe doit se faire État : voilà donc en quoi consiste l'autonomie du politique. » (107) La démarche de Tronti va « d'une erreur politique à la transfiguration transcendantale de cette dernière », du parti en usine à l'autonomie du politique, de la crise de 68 à l'affirmation de la classe comme État, de l'échec du compromis historique à la théorie politique, « dans une fuite en avant absolument sans fin. » (110) Au bout du compte le pouvoir est « déshistoricisé » et à sa place, il y a le « théologico–politique ».


Étienne Balibar : Mario Tronti et la fin de la politique

Deux questions : l'interaction entre la technique et la politique dans le développement capitaliste (1) ; celle de la vision pessimiste ou même nihiliste (2). Toutes deux font intervenir la question du conflit et de la lutte des classes, même si l'une est plus analytique et dialectique et l'autre plus spéculative et tragique. Elles sont séparées par une double coupure : objective, celle des deux conjonctures dans lesquelles elles se déploient (avant et après 1968) ; subjective, celle qui « enregistre le renversement de l'offensive ouvrière défiant l'hégémonie bourgeoise et l’acculant à la défensive, en une contre offensive du capital mondialisé et financiarisé pour assujettir les masses à sa logique d'individualisme concurrentiel et consumériste. » (125) Ce qui induit un désenchantement. On assiste donc « à une disjonction de l'histoire et de la politique, dans laquelle la politique représente l'exception par rapport à l'histoire. » (126)

1) La composition de classe du capital, combine une description de la distribution de la force de travail ouvrière avec une évaluation des effets de l'organisation politique (político-syndicale) des ouvriers sur les méthodes de l'exploitation et les taux d'accumulation du capital. Ce « double visage, passif et actif, de l'aliénation capitaliste » indique « une synthèse complexe, instable et conflictuelle de la composition technique et de la composition de classe » du capital (130) Il existe une autonomie de l'action de classe par rapport à la composition du capital, et donc la lutte peut jouer indépendamment de la composition technique du capital. Aussi, cette résistance entraîne celle du capital à travers « la destruction créatrice » : le capital lui-même est affecté « dans son contenu et ses formes mêmes par les formes de la lutte des classes : essence sociale de la technologie, jamais « neutre » évidemment. » (131) Si le lieu où se déroule la lutte est nationale puisque l'État coordonne les politiques économiques et donc affectent le niveau de vie des ouvriers (cf. l'État keynésien, à la fois répressif et réformateur), c'est à l'usine que s'affrontent immédiatement les classes. Mais, « par une terrible ruse de l'histoire », « le capital a tourné le front de la lutte des classes par la mondialisation, la délocalisation, la financiarisation, et sans doute aussi par la nouvelle révolution technologique de l'informatisation : elle permet de dissocier spatialement le planning des flux de production (la distribution des « chaînes de valeur » et de marchandises aux quatre coins du monde)et le commandement des collectifs de travail, où se développe la résistance. » Ainsi, « se désagrège la subjectivité ouvrière. » (135) N'y a-t-il pas une responsabilité de la classe ouvrière et de la forme parti dans cette défaite ? Avec notamment « la disjonction sans synthèse des révoltes anti autoritaires » en 68 et après, puis la militarisation de la lutte par la nouvelle gauche.

2) Ce qui est donc en jeu, c'est la neutralisation du politique sous les termes notamment de gouvernance ou de régulation. On assiste à une prolifération de conflits qui semblent irréductibles « à un antagonisme simple » et donc impuissants « pour inspirer de grandes mobilisations et de grandes passions collectives. » (137) Tout se passe comme si la lutte des classes ne parvenait plus à dépasser son ancrage local pour aller vers quelque chose d'absolu. Il faut ici évaluer les formes adoptées précédemment et les examiner comme problèmes. Premier problème, le parti ou le socialisme. Tronti coupe l'histoire du XXe siècle en deux avec 1956 comme date pivot : avant, il y aurait la grande politique où l'antagonisme est réel, y compris dans la guerre froide. Après il y aurait la petite politique avec la convergence des idéologies et des systèmes dans le cadre d'un économisme triomphant. Deuxième problème : la fonction métahistorique du mouvement socialiste et des lutte de classe : il y a une fonction civilisatrice du mouvement ouvrier, notamment dans son effort pour transformer la guerre inhérente au capitalisme (et à l'impérialisme) en guerre civile ou guerre de classe (1917). Les antagonismes de classe réduits aujourd'hui « à des problèmes d'inégalités et d'exclusion, ne coïncide pas avec une pacification des rapports sociaux, mais au contraire, avec une prolifération et une normalisation de la violence extrême. » (146) Il y a donc deux voies possibles de la politique : un mode mineur qui suit l'intégration de la classe ouvrière, atténue les effets de l'exploitation avec la redistribution, et donc limite la violence du capital ; une voie majeure qui subvertit la violence inhérente au rapport capitaliste et la dépasse. Mais cette voix empruntée au XXe siècle a échoué. « L'histoire du politique en Occident est ainsi écrite par Tronti sous le signe d'une catastrophe. » (148) Mais cette catastrophe de la neutralisation de la politique n'est-elle pas oblitérée par la catastrophe environnementale ?


Mario Tronti : reculer pour mieux sauter. Réponses à Étienne Balibar et Toni Negri

Retour sur 2 points : l'autonomie du politique et le crépuscule de la politique.

1) = L'oscillation de l'autonomie du politique entre une pensée de l'institution et une pensée de l'insurrection. Ou de tradition et de révolution. Il faut considérer la valeur de l'efficacité dans une situation à la fois dans l'action et dans la transformation, dans la tactique, autant que dans la stratégie. De ce point de vue là, le parti communiste italien a constitué un contre-pouvoir, une force redoutée et estimée par ses adversaires. Ce rapport de force c'est retourné dans les années 60-70 inaugurant une véritable ère de Restauration car la force symbolique et réelle s'était affaiblie (URSS-. L'opéraïsme n'a fait que chatouiller le capital et les systèmes de pouvoir en place. Mais, seuls, les communistes réels ont fait vraiment peur au capitalisme. Une autre idée de l'opéraïsme était que plus le développement capitaliste se développe, plus la classe ouvrière se renforce. C'est faux ! Ce à quoi on assiste à travers la crise de la politique, est « une crise de la régulation des esprits bestiaux du capitalisme. » Dans le socialisme, comme dans le capitalisme, le primat de la politique s'imposait avec lui. Cette place de la politique a disparu, « le rapport vertical de la politique est remplacé par le rapport horizontal du marché. » « La gouvernance prend la place du gouvernement. » (172) Et ainsi, « la fin a disparu. »

2) Aussi, « le danger est l'anti politique, comme affecte réactionnaire de masse » avec des démocraties purement électorales ou récitatives. (175)

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