Réflexions sur l'art de la révolution

 


Guillaume Fondu, Que faire de Lénine ? Éditions Critique, 2023, 206 p. 


L'hypothèse du livre : Lénine incarne « de façon particulièrement paradigmatique une certaine manière de réfléchir politiquement » (13) fondée sur la rationalité. Mais aussi qu'il ne suffit pas d'avoir une connaissance des déterminismes sociaux et/ou historique pour s'émanciper, et donc que le « discours politique doit proposer autre chose. » (16) Si la science a affaire au réel, « la politique, elle, n'a de sens que dans un certain rapport au possible (…) qu’il s'agit à la fois de déceler et de faire exister » c'est-à-dire tracer des perspectives qui soient réalistes. (16) Et seule finalement la situation dira si le projet proposé était viable ou non. « Dans la durée, c'est la question de l'adaptation du scénario qui se pose, toujours prise entre le besoin d'une adaptation relative au changement de situation et la nécessité de maintenir une certaine constance du projet politique. » (19)


1) La politique comme organisation

Lénine, devenu militant, s'intéresse au début du XXe siècle à la question de l'organisation, avec les spécificités russes. Le socialisme européen s’étant développé dans un cadre démocratique ne peut pas offrir de modèle au mouvement ouvrier russe privé de liberté. Il ne peut entreprendre des tâches politiques susceptibles de l'épuiser et donc doit se recentrer sur la lutte économique des intérêts matériels, plus concrets que les idéaux politiques. Mais face aux économistes, une aile politique existe au sein du futur parti social-démocrate, hétérogène mais majoritaire, qui prône que la conquête de la liberté politique et la tâche la plus importante. C'est dans cette conjoncture idéologique que Lénine, rédige Que faire en 1901. Il y écrit que l'unité idéologique constitue la véritable base de l'organisation et que la critique interne doit être maintenu dans certaines limites que dépasse les économistes en refusant le travail de conscientisation des masses ouvrières. « Ce refus équivaut à abandonner le prolétariat aux influence idéologiques du temps, et, au mieux, à la simple défense de ses intérêts immédiats, ce qui va de pair avec un manque d'ambition totale en matière organisationnelle. (41) Il faut donc doter le parti d'un journal national. Il faut élaborer un projet autonome et rival de celui de la bourgeoisie. La théorie devient donc non seulement un instrument de connaissances, mais aussi « un moteur de la conscience historique de soi. » (41) Bâtir un projet, c'est aussi ne pas se tourner que vers les ouvriers mais viser la société entière et donc confronter son projet à celui des autres classes afin d'exister dans l’arène politique. Cette idée est la marque de fabrique de Lénine qui radicalise les perspectives du Manifeste communiste. Pour que cette organisation appartiennent à ses membres, la démocratie collective est requise.


2) Étudier la société pour la transformer ?

L'idée centrale étant que des groupes sociaux antagonistes s'affrontent, la science historique doit permettre d'identifier les grandes dynamiques de la différenciation sociale et identifier les intérêts propres. Lénine montre que le capitalisme est déjà implanté en Russie. Il ne veut pas énoncer un discours en surplomb, de type positiviste, adressé par un savant à ses pairs, mais dans un cadre, le parti politique. C'est donc un scénario politique qui construit, « un récit inachevé, dont la suite est laissée à l'écriture collective, et qui entend donc susciter des formes de mobilisation. » (60) Il s'échappe donc de la pure nécessité matérielle, déterministe, pour laquelle l'action est pratiquement inutile puisque « tout serait joué ». C'est bien l'action collective qui doit accoucher de l'histoire. Mais contre l'idéologie spontanéiste, et parce que le capitalisme détruit les solidarités ordinaires et induit des conflits internes au sein de la classe ouvrière, un travail politique est nécessaire pour former le collectif en vue d'une prise de conscience. Mais cette approche qui vise à valoriser la dimension affective et morale de la politique est inconsistante et le parti socialiste révolutionnaire qui porte cette vision se délite en quelques mois « faute d'une organisation réelle susceptible de contrebalancer la volatilité des affect en période de troubles révolutionnaires. Inversement, l'organisation léniniste tiendra bon, et ce notamment grâce à un travail partisan basé sur la formation et l’intelligence de ses membres. » (66)


3) Qu'est-ce qu'un énoncé politique ? La question des mots d'ordre

Le travail de scénarisation doit déboucher sur des slogans pour emmener les masses. Car la question essentielle est celle du pouvoir et pour Lénine se pose la question de savoir où se trouve le pouvoir véritable car il peut y avoir un divorce entre le pouvoir formel et le pouvoir réel. C'est ce qu'il observe entre mars et avril 1917 dans la concurrence entre le gouvernement et le soviet. Dans ces moments-là, il faut « des propositions programmatiques et des exhortations aux masses ». (88)


4) Convertir, combattre, gérer : les trois modalités de la politique

La politique doit faire la part des choses entre faire adhérer pratiquement au projet porté, neutraliser les adversaires par la lutte politique, et mettre en place une politique conforme aux intérêts de ses partisans. Le discours marxiste vise notamment à réintroduire du conflit contre le discours gestionnaire et d'apparente, neutralité technique, s'appuyant sur des lois socio-économiques. Selon les moments telle ou telle modalité peut prendre plus ou moins d'importance. On observe précisément dans le processus révolutionnaire russe trois phases qui correspondent à ces trois tâches : de février à octobre, les bolcheviks cherchent à convertir ; à partir d'octobre, on entre dans la période de guerre civile et impérialiste ; et après arrive la période de gestion. Cette gestion politique peut se faire en contradiction des canons marxistes comme par exemple permettre aux paysans d'agir en fonction de leurs intérêts privés et prendre alors le risque de voir se reconstituer des autorités rivales du pouvoir soviétique, mais c'est alors une réponse aux exigences économiques du moment, même si c'est un pas en arrière du point de vue de la lutte politique (la NEP). La période de guerre est une période héroïque, mais « l'habitude du mode de commandement et de la discipline militaire a énormément peser sur la culture, politique des cadres du régime », faisant là une « des racines de l'autoritarisme croissant » dans lequel le stalinisme a ensuite prospéré avec « la tendance à considérer tout problème politique comme une question militaire, c'est-à-dire comme l'opposition entre deux forces contraires dont l'une doit être vaincue. » (106) Du point de vue de la gestion, la coopération est recommandée par Lénine, comme un échelon intermédiaire entre l'intérêt individuel et l'intérêt général. Mais elle peut aussi entraîner un esprit de compétition (entre les différentes coopératives) et entrer en contradiction avec les intérêts généraux de la population. « Ce sera là un débat qui se reposera lors des différentes expériences révolutionnaires au cours du XXe siècle, où cette tension entre appel au dévouement, contrainte et intérêt réapparaîtra sous des formes diverses. » (112)


5) Entre utopisme et opportunisme : les dilemme d'un pouvoir communiste

Il existe une tension dans la mise en œuvre du scénario entre la prise en compte des dynamiques réelles et les idéaux. Les critiques sont donc d'opportunisme quand on abandonne les buts révolutionnaires et d'aventurisme ou de gauchisme dans l'autre cas. Car ici s'énonce un dilemme entre l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. C'est par exemple la question de la paix, signée par les bolcheviks en 1917, dénoncée comme trahison au nom des idéaux internationalistes par leurs opposants qui sont aussi des camarades ukrainiens ou polonais, se retrouvant livrés aux Allemands. Lénine défend la nécessité de cette paix en tant que seule alternative à l'écrasement. Pur et simple de la révolution russe. Mais pour Boukharine ce traité pris isolément oublie la logique d'ensemble des évènements, c'est-à-dire les grands mouvements historiques de la période impérialiste, et cette logique doit pour lui inciter au combat et non à une trêve illusoire. Alors que pour Lénine, il faut s'adapter à la situation réelle, l'examiner en raisonnant en termes de séquence, d'étape, de pause, de retraite, etc. Cette question du sens de l'action politique révolutionnaire se retrouve posée régulièrement : sécuriser étape après étape les acquis de la révolution fût ce au prix de concessions.


6) En-deçà de la politique : philosophie, culture et religion

Quel est le rôle de la philosophie en politique ? Dans le cas du marxisme, elle est énoncée par Bogdanov dans son dialogue avec Lénine autour du Prolekult. Le premier critique la culture bourgeoise passée, et insiste sur la rupture que doit constituer la révolution « rupture, qui doit être poussée à son paroxysme pour en finir avec les survivances installées dans les consciences par les siècles de répétition idéologique. Lénine, en revanche, considère la révolution, non pas tant comme une rupture que comme un accomplissement, l'accomplissement des germes de rationalité contenus dans la culture, bourgeoise, qui doit donc être non pas critiquée, mais réappropriée. » (153) Cela permet d'en faire un mouvement à vocation universaliste, un univers universel déjà à l'œuvre dans certaines conquêtes bourgeoises comme la science.


Conclusion

Lénine élabore un projet de transformation collective du monde socio-historique assis sur un scénario politique, lequel analyse des forces sociales en présence et les contraintes à l'œuvre auxquelles se heurtera la pratique politique. Pour cela il faut opérer une partition des forces sociales présentes et distinguer les publics qui sont les alliés potentiels à convertir, les populations neutres à gérer, et les ennemis à neutraliser. En outre il énonce une ontologie fondée sur l'émancipation par la connaissance. Lénine n'est pas un dogmatique c'est même l'inverse, il tient compte des conjonctures concrètes.

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