Leçons de l'histoire, et projections

 


Étienne Balibar, Histoire interminable. D'un siècle à l'autre (Écrits 1), La Découverte, 2020, 303 p.


Avant-propos

« L'histoire est la condition de la politique, ou encore son horizon. La politique est le mouvement de l'histoire, son instance de réalisation. » (9) Il y a constamment un excès d'un terme sur l'autre, par exemple dans l'historiographie structurale l'histoire avec la longue durée demeure hors d'atteinte de l'action politique même collective, et, à l'inverse, pour une philosophie du primat de la politique qui se concentre sur l'évènement imprévisible et interrompt le cours de l'histoire. Qu'y a-t-il donc de commun entre l’histoire et la politique ? Cet élément est la contingence. La violence contemporaine subvertit les processus reconnus jusque-là de conversion de l'histoire en politique et réciproquement. Dans cet examen et cette démonstration, il y a trois sections :

- Les traces comme effets objectifs d'un évènement et dissémination dans la mémoire qui font apparaître des régimes d'historicité procédant de grands évènements historiques (1914, 1917, 1968) affectant la perception de l'histoire des sociétés.

- Les frontières (et les tracés) dont la figure vient de loin et se précipite au XXe siècle. Il s'agit d'introduire la dimension de la colonisation.

- Les conjectures afin d'extrapoler et d'établir ce que veut dire « une politique anticapitaliste à l'époque du capitalisme absolu. » (23) Car il existe une différence entre le capitalisme d'aujourd'hui, postsocialiste, postcolonial, hyperindustriel, et le capitalisme d'hier, même déjà mondialisé. Il voit « le triomphe de idéologie de l'homo œconomicus et se reconnaît dans une « gouvernance » neutralisée du point de vue des régimes politiques (libéraux, illibéraux, « populistes », « socialistes », comme en Chine…) et plus immédiatement dépendant pour sa régulation et sa reproduction d'interventions intrinsèquement politiques (notamment étatiques), y compris celles qui passent par l'utilisation de la violence. » (24) Entre la vision économique d'Immanuel Wallerstein et la visée politique de Mario Tronti, il manque la prise en compte de l'irruption du problème écologique : quelle fin du capitalisme peut-on envisager pour éviter la fin du monde ? Et aussi réarticuler les idées de révolution et de réforme, sachant que la première est la condition de la seconde. Les révolutions sont « des moments de cristallisation d'une nouvelle subjectivité individuelle et collective (…) et sont toujours suivies à la trace par de longs processus de transformation ou de réforme. » (28) Se pose aussi la question de savoir si la commune puissance d'agir augmente ou diminue...


Première partie : traces

1914 : Une guerre qui n'est jamais « passée » ?

Nous sommes les héritiers du mondialisation de la politique qui commence avec la Première Guerre mondiale, mais dans quelle mesure les phénomènes contemporains mettent-ils fin au genre de civilisation et d'ordre mondial qui s'exprimaient dans la guerre et dans ses conséquences immédiates ? En découle trois questions :

Comment rattacher aujourd'hui les questions d'identité et d'union d'unité européenne à cette guerre de 1914 (guerre civile européenne) ? Comment rattacher une discussion de l'universalisme et de sa crise à l'analyse du couple institutionnel et idéologique formé par la nation et l'empire, eux-mêmes à l'origine de la guerre ? Comment analyser la nouvelle figure du politique comme mobilisation de masse ayant résulté de la guerre ?

a) L'Europe, s'est exportée aux États-Unis avec la doctrine de Monroe, lesquels se sont présentés comme avant-garde d'une nouvelle phase de l'Européanisation du monde, mais d'une manière pure. Ainsi, on a assisté à la provincialisation de l'Europe par l'Amérique non pas comme fin de l’eurocentrisme, mais seulement un déplacement ou un décentrement. Si en ce début de XXIe siècle, les nationalismes ressurgissent, une différence apparaît puisque ce sont des nationalismes sans Empire, donc sans impérialisme. Comment définir l'européanité ? Par la participation à la première guerre mondiale, celle-ci laissant une trace, notamment dans la construction institutionnelle et politique de l'Europe, mais aussi à travers l'affrontement avec le communisme (lui-même issu de la guerre). Tout se passe comme si la guerre civile européenne avait démarré en 1914, duré jusqu'en 1945, voire 1989. Di l'on suit Thucydide, la discorde « qui traverse les frontières des cités peut être considérée non comme la fracture d'une unité préexistante, mais comme la lutte entre les parties d'une unité à venir. » (42) 14-18 pourrait donc être considéré comme le commencement de la guerre civile en Europe, une contradiction qui ne cesse de se reproduire, celle d'un destin commun, « le mythe européen transnational » (43) Cette guerre marque l'entrée en scène des politiques exterministes partout en Europe, avec des soldats devenant des machines à tuer, les nations appliquant ainsi à leur population des méthodes qu'elles avaient « réservé » à leurs sujets coloniaux. Ainsi, cette pulsion de mort a été développée de manière endogène Comme comme si elle avait « tenté un gigantesque suicide. De là provient bien sûr l'obsession de recréer une identité commune ou d'inventer une forme d'unité. » (47) Ici intervient l'entrée en scène des masses dans le champ de la politique : instrument de la guerre, mais aussi résistance à celle-ci (le pacifisme de masse). Aussi, l'idée d'une guerre totale mobilise à la fois les ressources industrielles, mais aussi les énergies morales et physiques de la population, ce qui implique pour certains penseurs (Lénine) la crise de civilisation dans laquelle l'Europe est entrée, accélérant ainsi le processus historique de socialisation et donc créant les conditions de socialisme. Se faisant l'Europe déborde ses propres frontières en faisant appel aux populations extra européennes : le cosmopolitisme est aussi une conséquence de cette guerre totale.

b) À propos de l'articulation entre nationalisme et universalisme. Les principales nations européennes sont entrés dans la grande guerre en tant que nation impériale. Le résultat de la guerre d'affirmer la supériorité de l'empire colonial s’étendant à travers les océans sur l'Empire continental multinational et multiculturel gouverné par une caste militaire qui se trouve vaincue et démembrée, victoire obtenue par l'intervention des États-Unis, nation incarnant l'empire à la fois colonial et continental. C’est pourquoi il faudrait parler d'universalités au pluriel, en conflit les unes avec les autres : sont produits des programmes et des discours universalistes rivaux entre le léninisme (internationalisme révolutionnaire) et le willsonisme (cosmopolitisme libéral, fondé sur une extension du constitutionnalisme à l’échelle internationale et sur l'idée d'autodétermination des peuples). Mais en fait, la forme d'universalisme réellement nouvelle, n'a-t-elle pas été le produit de l'expérience des sujets coloniaux arrachés à leur terre natale, provoquant la provincialisation de l'Europe et conduisant à déconstruire l'eurocentrisme ?


Octobre 1917: la révolution un siècle après

Analyse effectuée sous trois temporalité : l'événement historique, les traces, le résultat.

L'événement historique : une analogie a été faite avec la révolution française, mais les révolutions ne se déroule jamais suivant le même scénario. Une première question est donc celle de dégager une temporalité. Il existe une succession d'épisodes pendant lesquelles la situation, la nature et le rapport de force en présence ne cessent de se transformer (février et octobre). Jusqu'à ce que ce soit en face-à-face le gouvernement provisoire et les soviets : une situation de double pouvoir qui est achevée début 1918 avec la dissolution de l'Assemblée constituante par les bolcheviques. Cette situation (de double pouvoir) avait déjà eu lieu en 1905. De ce point de vue la révolution de 1917 avait commencé en 1905. Mais alors quand a lieu la fin du processus révolutionnaire et l'achèvement de ce cycle ? Soit on l'arrête en 1922 à la fin de la guerre civile et avec l'établissement de la NEP et la reconnaissance de l'union soviétiques sur la scène internationale ; Soit on va jusqu'en 1928 avec la fin de la NEP et la prise de pouvoir de Staline. L'intérêt de ces délimitations est de donner un cadre pour analyser les aspects de surdétermination et de sous-détermination de l'événement révolutionnaire au-delà des structures sociales déterminantes (le rapport social capitaliste). Les premiers sont des facteurs historiques concrets comme la guerre intervenant dans le processus révolutionnaire ; les seconds sont l'intervention des hommes (Lénine) qui décident de la révolution. C'est la combinaison de ces deux aspects qui fait la révolution. Prendre en compte la guerre c'est par exemple montrer que le coup d'envoi de la révolution vient de la mutinerie des troupes refusant de continuer à se battre et de toute la population exaspéré par les pertes énormes Cela se passe dans un pays où la citoyenneté plénière n'est pas reconnue (comme en France par exemple). Les mots d'ordre de l'insurrection sont la paix, le suffrage universel, le droit du travail, la distribution de la terre. Mais les puissances alliées refusent cette voie et cherchent à abattre la révolution. Ainsi la révolution qui devait mettre fin à la guerre débouche sur une autre guerre qui entraîne des millions de morts (notamment la famine). Tous les organes révolutionnaires sont alors militarisée : la guerre devient la plus haute forme de la politique.

Ainsi, du côté de la sous-détermination, se caractérise le sujet révolutionnaire, l'acteur collectif qui a fait la révolution. Se pose alors la question de l'avant-garde et de la révolution de masse, du parti et des soviets. La révolution transcende alors les formes d'action et de représentation politique en apportant une nouvelle pratique de la politique qu'on peut précisément appeler communiste. Mais cette synthèse de la forme-parti est de la forme-conseil dans l'action, est une unité de contraires : ni spontanée ni stable. Lénine occupe alors une fonction historique déterminante avec ses Thèses d'avril et le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets. » Ce pari fait toute l'exception que nous identifions chez Lénine. Son appel à l'insurrection est entendu. Il devient donc le porteur de la politique. C'est la jonction entre l'histoire et la politique, entre sur et sous détermination, entre l'organisation et la spontanéité. Si c'est la première qui porte le projet de transformation d'une société sans classes, c'est la seconde et la participation collective qui incarne l'expérience démocratique radicale sans laquelle il n'y aurait aucun sens à parler de communisme. De là, quatre questions :

Comment expliquer que le régime impérial a été abattu en quelques semaines ? Sans doute par la combinaison de la guerre de la crise sociale. La guerre avait provoqué une centralisation et une militarisation de toute l'activité économique (et donc une économie planifiée, ce qui dit en passant laisse entrevoir des formes contemporaines de capitalisme, Cf Keynes) qui permettrait d'accoucher le « socialisme ».

Quel idée du processus révolutionnaire les bolcheviques avaient-ils en tête quand ils perçurent l'événement comme l'effet d'une accélération du temps ? Leur problématique marxiste leur faisait penser que la révolution se déroulait dans le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. Mais que la révolution au final devait être mondiale. Or comme ce ne fut pas le cas même s'il y a eu des mouvements comme en Allemagne, il fallait donc réviser la problématique initiale et réunir au plus vite les conditions de viabilisation. La dictature du prolétariat réponds à une partie du problème.

Quand la combinaison synthétique des deux forces révolutionnaires a disparu, ou s'est dénaturé, et que le parti est passé du statut d'une organisation à celui d'une machine anticipant la formation d'un nouvel État qui engendre une étatisation du processus révolutionnaire ? Autrement dit la tendance à l'étatisation de la révolution l'emporte sur la tendance opposé autonomiste ou anarchiste. Cette poussée vers l'étatisation et donc la neutralisation progressive de l'idée de démocratie prolétarienne ou sa dénaturation résulte d'une triple contrainte exerçant sur les bolcheviques : contraintes extérieures du système international des États (intervention militaire), contrainte intérieure due à la situation économique désespérée (la famine, entraînant la NEP), contraintes idéologiques dans lesquelles le parti oscille entre deux fonctions : diriger la transformation sociale ou exprimer les conflits qui se développent dans la société.

Qu'est-ce qui nous autorise à attribuer à la révolution un caractère prolétarien? Lénine s'exprime en 1921 en disant que « le prolétariat a disparu ». C'est le constat que les militants ouvriers ont été dévorés par la guerre civile en fournissant l'armée rouge ses cadres politiques et sa colonne vertébrale, et que l'économie étant ruinée il faut reconstruire un appareil industriel et créer une nouvelle classe ouvrière. Nous devons ainsi voir dans octobre une révolution qui cristallise un prolétariat. C'est sa propre dictature qui a fait la classe comme acteur politique collectif. Mais c'est aussi la progressive mutation de cette dictature qui a engendré la dissolution du prolétariat. Débute alors la construction du socialisme avec la fabrication d'une classe ouvrière socialiste. Dès lors la « dictature du prolétariat » a été conservée et même inculquée par l'intermédiaire de l'Internationale mais son nom recouvre désormais non pas une stratégie révolutionnaire mais un régime économique ou politique.

Les traces : Le XXe siècle a opéré une transformation de la révolution à quelque chose d'autre qui ne cesse pourtant de porter sa trace aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du territoire dans lequel elle avait pris place. L'exemple d'Octobre inspire les tentatives révolutionnaires du XXe siècle. Si la révolution bolchevique fut incontestablement l'une des conditions de possibilité de ces tentatives révolutionnaires, elle fut aussi une condition déterminante de leur échec. D'abord parce que la contre-révolution s'est organisé à l'échelle mondiale. L'effet de surprise ne joue plus nulle part. Ainsi les spartakistes ou les socialistes de l'ordine nuovo échouent-t-ils. Ensuite parce que ces mouvements tendent à imiter la stratégie et les formes d'organisation qui avaient assuré le triomphe des bolchevique notamment avec la forme parti. Ignorant ainsi l'histoire singulière des classes dominantes et des classes dominées. Les tentatives autres sont perçues comme des déviations, à l'exception de la stratégie maoïste. La contrainte idéologique pèse sur toutes les stratégies révolutionnaires. Par exemple quand l'Internationale dicte la stratégie de classe contre classe puis celle de Front populaire. D'autres facteurs entrent en ligne de compte. Notamment le fascisme qui fut certainement la forme pure de la politique contre-révolutionnaire. Mais une forme qui se sert elle-même d'une tactique révolutionnaire que les régimes du capitalisme libéral sont incapables de contrôler. Cette forme est elle-même un produit de la guerre. Le racisme et la haine du communisme en constitue la colonne vertébrale. Du coup s'engage une lutte à mort qui prolonge la guerre civile russe sur une échelle élargie au continent européen tout entier et même au-delà. Ainsi existe-t-il des faits contradictoires : que sans les sacrifices soviétiques et communistes il n'y aurait pas eu de victoire démocratique sur le fascisme ; mais que le communisme et le nazisme ont l'un et l'autre fait usage de la terreur de masse contre leur propre population. De ce point de vue il faut examiner la transformation d'une révolution internationale liste en État-nation et donc le principe de souveraineté. Au départ c'est une idée du souveraineté sans souverain, ou le seul souverain serait la révolution elle-même en tant que processus ininterrompue jusqu'à la société sans classes. Mais cette reprise du concept juridique crée une place vide pour l'exercice du pouvoir sans limite qui peut être remplie ou occupée de différentes façons dont certaines sont contre-révolutionnaires ou ont pour effet de transformer le parti révolutionnaire en son contraire c'est-à-dire en appareil de domination. Le parti monopolise l'initiative politique, processus qui neutralise toute la dimension démocratique de la révolution, des articulant la synthèse sur lesquelles reposer les différentes figures de sa praxis. Par la suite de nouvelles étapes sont franchies car le parti impose une quadruple subordination : du pouvoir militaire au pouvoir politique, du pouvoir économique à l'appareil du parti, du pouvoir judiciaire au système de définition des ennemis du peuple, du pouvoir spirituel à celle d'une philosophie d'État. En s'imposant ainsi à tous les niveaux de l'appareil d'État, le parti devient et est perçu à travers le monde comme le moyen de la révolution. Mais les déceptions opérées par par la figure du socialisme inventée par l'URSS posent les questions de la révolution dans la révolution : soit une révolution interne car celle-ci a été trahie ou congelée ; soit une révolution de type nouveau (comme en Chine).

La révolution aujourd'hui : Le capitalisme mondialisé d'aujourd'hui est un capitalisme postsocialiste. Il y a un effet indirect de la révolution russe sur ce qu'on pourrait appeler la composition politique des sociétés capitalistes, qui vont de la généralisation des protections du travail contre l'insécurité pour les terrienne (politique sociale, service public) jusqu'au développement considérable du salaire indirect et donc de la transformation de la forme salaire elle-même qui arrache le travail au règne du marché pur et à ses rapports de force. (démarchandisation partielle du travail). Il y a ensuite la forme de planification économique mise en place dans les sociétés socialistes que le capitalisme s'est approprié en les transformant pour les mettre au service des politiques économiques piloté par l'État. Le moment critique où ces deux phénomènes se croisent est la crise de 29 ; le capitalisme est alors contraint d'admettre qu'il lui faut une régulation étatique pour éviter les catastrophes qui résultent de la loi du marché (Keynes, le Marx de la bourgeoisie). Le capitalisme a mis 50 ans pour dépasser ce compromis historique en particulier par la délocalisation et la déterritorialisation de la production et par l'importation de masse de travailleurs pauvres libérer pour l'exploitation par la décolonisation. Mais il est douteux que les formes actuelles de dérégulation débouchent sur une phase économique de marché pur. Les rapports sociaux capitalistes et les formes de gouvernement qui lui correspondent comportent désormais de façon latente ou refoulée, un envers socialiste et par voie de conséquence, hypothétiquement, une alternative communiste.


Sur les interprétations de mai 68

À propos de l'opposition de la révolution et de la contre-révolution : d'un côté, certains disaient, la situation n'est pas révolutionnaire (PCF), de l'autre, la révolution a été trahie (gauchistes). Mais qu'est-ce qu'une révolution ? Pour Rancière et Wallerstein la comparaison doit se faire non pas avec 1789 ou 1917, mais plutôt l'insurrection socialiste de 1848 à cause de la résurgence d'un langage de l'émancipation et de l'égalité et parce que ces moments transforment en profondeur la culture politique de la société. Pour Wallerstein d'ailleurs, la révolution majeure du XXe siècle n'est pas octobre mais mai 68. La vieille gauche a été intégrée au système et la rhétorique de la guerre froide ne sert plus car la révolution léniniste a été incorporée au fonctionnement du système-monde : il y a des conflits, mais pas d'antagonisme inconciliable. C'est dans cette conjoncture que la nouvelle gauche surgit en 68 : elle a compris que s’emparer du pouvoir d'État ne permet pas de transformer la société, ça « n’engendre jamais l'émancipation » (93). S’élabore ainsi une nouvelle stratégie qui vise les institutions et les pratiques et qui est une révolution dans la révolution. Malgré tout, le système-monde s’en tire toujours malgré une décennie de soulèvements. Néanmoins, les années 60–70 sont marquées par trois grands conflits qui tendent à se rejoindre : une révolte contre la logique du capitalisme à l'Ouest (inégalités, taylorisme, aliénation de la consommation de masse) ; une lutte contre l'impérialisme et le néocolonialisme au sud ; une révolte contre le pouvoir communiste autoritaire. Une fusion potentielle de ces trois critiques, « formait l'horizon commun du mouvement tout entier », (95) l'obstacle provenant du socialisme réel. D'autre part, la contre-révolution démarre après 1968, notamment avec le coup d’État militaire du Général Pinochet. C'est l'indication qu'il existe alors « un potentiel révolutionnaire réel » (97) que les élites possédantes prennent très au sérieux. C'est ainsi qu'elles mettent au point des changements radicaux dans les structures économiques avec ce qui est devenu le néolibéralisme, comme « conséquence de la stratégie mise en œuvre par le capitalisme pour neutraliser les forces qui avaient menacé son hégémonie pendant les années 68, et détruire les conditions de possibilité de leur convergence. » (97)

Par ailleurs, les forces en présence au moment de mai 68 (ouvrières et étudiantes) tentent une synthèse, mais une synthèse disjonctive (Deleuze) c'est-à-dire qu'elle n'est pas une fusion politique : il y a la pratique commune de la grève, des solidarités, une opposition commune au régime gaulliste, mais ils n'ont pas la même représentation de la société ce qui alimente des tensions. La politique des ouvriers est avant tout une politique du travail alors que les étudiants protestent contre leurs conditions de vie et d'étude rejetant les méthodes pédagogiques autoritaires, revendiquent une participation plus active, et surtout critiquent le moralisme de la société bourgeoise et de son familialisme, ce qui a peu d’échos dans la classe ouvrière. Aussi, à la différence de 1848, il n'y a pas de fusion des forces antibourgeoises et anticapitalistes au sein d'un seul parti du mouvement, et donc il ne peut y avoir de changement de régime. Cette disjonction s'observe un peu partout dans le monde. Un. des seuls mouvements qui va subsister sur la durée est le mouvement féministe.

L'école concentre les contradictions des années 60 puisque la massification scolaire qui débute alors voit de nouvelles couches sociales intégrer l'université, ce qui incite à une révision de la notion même de classe sociale. On s'aperçoit alors que l'hégémonie bourgeoise s'exerce aussi sur le plan culturel et politique, mais sa culture de la distinction propre au capitalisme d'alors va disparaître au profit d'une culture de la consommation ostentatoire. La définition des classes sociales s'appuie sur la division du travail et le niveau des salaires, mais aussi sur la distribution des biens culturels et éducatifs (Bourdieu). C'est pourquoi la contestation de l'école « acquiert une dimension aussi stratégique » (111), d'où les tensions entre le monde ouvrier et les étudiants.

Mai 68 se produit aussi dans une période de compromis historique (État social), un évènement qui combine à la fois « des aspects défensifs et offensifs » (115) en ce que la lutte anticipe une dégradation des droits sociaux en incorporant de nouvelles garanties (l'échelle mobile des salaires), et plus offensive quand elle cherche à mettre en question le taylorisme et les questions d'organisation du travail. Cependant, la gauche radicale n'a pas été capable de formuler une alternative politique. On peut interroger cette échec dans trois directions :

- la révolte anti autoritaire avec les questions du pouvoir et de la résistance au pouvoir particulièrement fortes dans l'après 68 ont-elles convergé ou sont-elles restées irréductibles les unes aux autres ? Dans ce processus, le pouvoir ne cherche-t-il pas « à neutraliser les résistances, au besoin en les exploitant pour se rénover ? » (121)

- Le devenir politique du non politique, incarné par le mouvement féministe et son slogan « le privé est politique », c'est-à-dire que peut y surgir le conflit, l'antagonisme, le rapport de force et que le politique lui-même déborde ses frontières institutionnelles et s'invite dans le quotidien. Ainsi de multiples sphères, école, université, Eglise, famille, prison, hôpital, etc. sont touchées par cette politisation. Et bien entendu, les rapports économiques eux-mêmes sont politisés, contre la séparation traditionnelle entre le parti et le syndicat, séparation essentielle au régime normal de l'exploitation.

- Enfin, mai 68 marque un nouveau régime du discours et de la parole dans l'espace public, comme transgression des normes dominantes, notamment à travers la recherche de l'anonymat par opposition aux figures personnalisées et donc stéréotypées du dirigeant ou du porte-parole. C'est la constitution d'un espace public oppositionnel.

Ainsi 68 marque une expérience radicale qui déborde le cadre de la légalité et qui justifie le terme d'insurrection comme vaste revendication du droit d'avoir des droits, de démocratie directe et même de démocratie au présent (par opposition à la démocratie représentative qui est toujours différée) avec une solidarité construite dans l'action, une solidarité conjoncturelle. En cela c'est une rupture dans le système monde au sens d'une géopolitique de la contestation, et aussi un moment de métamorphose politique rompant avec la politique institutionnelle. C'est ainsi que sur le plan culturel se sont développées des formes alternatives avec la multiplicité des formes d'expression plutôt que l'uniformité idéologique (saisissable dans d'autres parties du monde : Chine ou autre). L'anti militarisme, et puis généralement l'anti violence sont précisément un trait de cette révolution culturelle. Aussi, l'expression de « révolution dans la révolution » saisit « le sens d'une insurrection radicalement démocratique qui tourna le dos à la perspective de la guerre civile, si profondément associée à l'histoire des révolutions du XVIIIe et du XXe siècle » (134)


Deuxième partie : frontières

4) Algérie, France : une ou deux nations ?

« Parler du rapport de la France à l'Algérie, c'est d'abord parler du rapport de la France à elle-même, à l'altérité qu'elle comporte en elle et que pour la plus grande part elle dénie. C'est donc poser le problème d'une dés-identification, sans laquelle il ne peut y avoir de politique démocratique. » (138) C'est aussi parler du rapport de l'Algérie à sa propre altérité. Entre les deux pays, il existe une frontière non entière, une fractale. Algérie et France ne font pas absolument deux car ils partagent une population commune avec des binationaux (car les Nations se dénombrent cf. statistiques = science de l'État). Aussi, éprouve-t-on des difficultés à nommer cette guerre, ni étrangère, ni civile, « une guerre sans nom ». Une série de questions se pose : celle des peuples comme catégorie sociale et politique, celle de la constitution des hégémonies étatiques, celle des nationalismes. Trois hypothèses :

- Le couple franco-algérien est aussi décisif que le couple franco-allemand. Avec le recul, nous voyons que la forme impériale était nécessaire à la constitution des nations occidentales, avec donc des effets sur la décolonisation, surtout en Algérie où la France déniait l'existence des dominés et, même après la séparation physique et juridique, pendant très longtemps l'empire habite les nations.

- Nous vivons donc les conséquences de l'effondrement de cette forme de souveraineté, y compris à travers des formes de discrimination ethnique et culturelle, alors que les nations colonisatrices prétendent être porteuse de l'univers universelle à l'échelle du monde.

- L'ensemble franco-algérien est en train de devenir une frontière complexe car il y a une « nécessité et impossibilité de séparer ces deux ensembles » (143) comme peut en témoigner les appellations français musulman d'hier et musulman français d'aujourd'hui. Les familles franco-algériennes sont nombreuses. L'islamité traditionnelle de l'Algérie a été réprimée et en voit-on aujourd'hui le retour ? Ou est-ce la persistante discrimination dans l'islam fait l'objet dans l'espace public français ? Il faut voir que pour un certain nombre de peuples, l'islam peut représenter une alternative à l'américanisation dans le contexte de la mondialisation et donc une revendication d'universalité. Ce qui nous renvoie à notre propre présentation occidentale de l'universalité. « La scène idéologique mondiale n'est nullement celle d'un conflit entre l'universalisme et des particularismes. Elle serait plutôt la scène des conflits entre des universalités fictives, des prétentions antagonistes à l'universalité et des conflits au sein de l'universalisme lui-même. » (147) Il faut cependant une politique anti-violente, c'est-à-dire qui lutte contre la prolifération de la violence extrême, laquelle tue la politique et la démocratie : celle-ci est « pour une part essentielle, le résultat du bouclage étatique et de la ségrégation des populations, au moyen du renforcement et de l'impossible étanchéité des frontières. » (148)


5) Une « contre histoire », partagée ? (Réponse à Daho Djerbal)

Se pose la question des rapports de domination dans le savoir avec des statuts différents des chercheurs selon le lieu (nord–sud) d'où il parle. On observe ainsi deux histoires racontées reproduisant le rapport colonial. Pourquoi cette reconduction alors qu'il n'existe plus d'intérêt de domination immédiat ? Pourquoi cette reconduction alors qu'il n'existe plus d'intérêt de domination immédiat ? Un parallélisme avec le refoulement des harkis aujourd'hui s'impose : si les pieds-noirs d'Algérie sont restés des citoyens français à part entière, en revanche les Français de souche africaine (FSNA) sont restés Français d'origine nord-africaine. Aussi, l'exclusion qui frappe les chercheurs d'origine algérienne perpétue le mythe de la barbarie des colonisés, c'est-à-dire « l'orientalisme » pour reprendre le mot d'Edward Saïd. Car des barbares « il n'y a rien à dire, sinon le retard culturel, le manque de personnalité, l'insuffisance du savoir et l'impuissance d'agir politiquement par eux-mêmes. » (155) Il s'agit notamment de savoir si les nations libérées de la colonisation peuvent s'émanciper dans le rapport qu’elles entretiennent à elles-mêmes ou si elles sont prisonnières des visions colonisatrices. Or, c'est bien le dualisme de la société qui traverse la société coloniale, dualisme qui se retrouve dans les écritures de l'histoire. Là aussi on peut faire un parallèle avec ce qui se passe dans les campagnes algériennes où les populations sont expropriés par le mode de production capitaliste qui s'impose mais où survivent aussi des formes communautaires comme marques de résistance à la possession. La question qui se pose alors est celle de l'univocité du nom « histoire » sinon en prenant le contre-pied de l'histoire officielle, par exemple, en privilégiant l'histoire orale.


6) Guerre en Orient ou paix en Méditerranée

L'État d'Israël est le produit de deux mouvements caractéristiques du XIXe siècle : le nationalisme et le colonialisme, avec une intensification de la militarisation du pays dans la deuxième moitié du XXe siècle, et la tendance « à penser les questions politiques uniquement en terme de rapports de force. » (165) Si le pays a développé une démocratie politique enviable et atteint un niveau de réussite économique élevé (en dépit de grandes inégalités sociales) dû à une aide massive des États-Unis, il a aussi institué une forme d'apartheid sur différents territoires. Ainsi, « la cause palestinienne a cristallisé les émotions et les espoirs de revanche contre des impérialisme successifs. Elle a servi d'exemple révolutionnaire (...) et a aussi favorisé le développement en terre d'islam d'un anti judaïsme de masse. » (168) Les palestiniens ont donc besoin d'un changement radical d'Israël, afin d'inventer de nouvelles femmes constitutionnelles qui permettent aux uns et aux autres de coexister. Dans ce processus, l'Europe doit se situer afin de construire un espace méditerranéen de coopération, lequel, s’il ne garantit pas, la paix constitue « le seul antidote imaginable (…) de nature à faire reculer l'intégrisme, et en même temps que le racisme postcolonial, l'antisémitisme et l'islamophobie. » (172)


7) « Dieu ne restera pas muet. » À propos du sionisme : messianisme et nationalisme.

Il faut revenir au fondement d'un certain judaïsme (Scholem) qui voit le caractère historique de la rédemption dans le judaïsme (par opposition à l'idée chrétienne d'un salut dans l’autre monde), associé à l'espérance d'une fin des persécutions qui engendre une idéologie révolutionnaire appelée utopique et apocalyptique. Cette idéologie imagine un affrontement final d'Israël et des nations, « une conflagration dotée d'une signification cosmique dont les cataclysmes forment la condition de la renaissance nationale . » (176) Cette représentation induisant un rôle de la violence dans l'histoire, identifiée aux souffrances d'un enfantement. Il existe un rapport entre deux questions : celle du territoire national, comme terre de rédemption, suspendu à une appropriation interminable éradicatrice des traces historiques antérieures ; et celle d'une narcissisme collectif, susceptible de transformer tout corps étranger en ennemi et faire d'un peuple de victimes un peuple d’oppresseur. (Jacqueline rose) Dans la tradition religieuse, « la terre d'Israël ne constitue pas le lieu du salut, mais celui où les juifs tentent de continuer à vivre en exil aussi longtemps que toute l'humanité n'est pas libérée de l'esclavage ou de l'oppression. Elle rejoint la critique de l'étatisme chez Benjamin et l'opposition tracée par Arendt entre la position du parvenu et celle du paria. » (note 2 page 185). Tout se passe comme si « l'antisémite qui fait le juif » avait trouvé une réalisation différée : « c'est l'antisémitisme qui construit la judéité pour l'Israélien, à la fois dans la définition de ce qu'il rejette hors de lui-même et dans ce à quoi il s'identifie – la catégorie suprêmement ambivalente de « victime » rassemblant paradoxalement les deux aspects. » (188)


Troisième partie : conjectures

8) Naissance d'un monde sans maître ? Après l'Empire, les marchés

Les attentats de 2001, comme symptômes qu'il faut interroger. Faut-il voir un nouveau type de domination posté étatique ? En jeu, la remise en question de la souveraineté et de son rapport à la mondialisation. Les élites américaines voyant l'importance stratégique du Moyen-Orient pour la place des États-Unis dans le monde, ont « voulu saisir l'occasion de créer une situation d'exception » (195) et redessiner un monde entre amis et ennemis, avec « la mise en place d'une police mondiale(...) adaptée aux besoins du néolibéralisme. » (195) Il y a aussi une part théocratique concurrentielle dans l'idée américaine de vouloir éclairer le monde et le libérer. Enfin, il y a aussi la volonté de réduire l'ONU à une fonction subalterne en envahissant l'Irak. Le monde issu de cette séquence est-il devenu sans souveraineté ? Qu'est-ce que la souveraineté ? C'est la conjonction de trois éléments : elle est portée par un État, mais elle doit « apparaître comme plus grande que soi » (199), c'est-à-dire des Etats devenus empires (États-Unis, Union européenne, etc.) ; elle possède un fondement populaire au sens où l'État n'en est que l'expression ou l'incarnation, mais ainsi constitué l'État se place au-dessus du peuple souverain en instituant une religion d'État (dans le cas de la France, une religion civile appelée laïcité) et donc se situer au-dessus des luttes de partis, en travaillant à la réduction du pluralisme communautaire, mais est toujours menacée par l'insurrection révolutionnaire remettant en cause sa puissance ; la souveraineté est toujours soumise à une concurrence avec les autres unités politiques, donc les prétentions à la puissance se limitent mutuellement. Il y a ainsi le partage d'un monde instable.

Que deviennent ses marques de souveraineté dans un monde dominé par la finance globale, une puissance sur laquelle il n'y a pas de prise, puisque les spéculations et les produits financiers en appellent à l'autoréférentialité ? Les crises, notamment celle de 2008, montrent comment l'endettement structurel des États implique la dépendance des marchés et des agences de notation : « c'est donc l'équivalent d'une privatisation des États dans le cadre d'une économie de la dette généralisée. » (204) Les États passent donc d'une position de sujet à une position d'objet, une position de contrôle même relatif au service des intérêts d'une classe capitaliste. Leur puissance n'est plus politique, militaire ou culturelle, mais relative à la rentabilité comparative de leurs titres (les taux d'emprunt) et les instances de régulation internationale voient le FMI ou l'OMC passer devant l'ONU. De cette puissance anonyme, trois remarques : le mécanisme du crédit affecte à la fois les États et les acteurs sociaux : tous sont endetté et tous deviennent des sujets du marché financier ; ce basculement est influencé par les décisions économiques, mais relève de l'initiative des États et de leur soumission aux intérêts de classe, alors que les États demeurent des acteurs déterminants du mécanisme global, notamment grâce au monopole juridique. Aussi « l'effet de souveraineté antipolitique » est « le résultat paradoxal de la politique qui, depuis l'intérieur de l'État abolit le pouvoir politique et le pouvoir de la politique » (207) ; la domination de la finance se fait par la fusion des instances politiques institutionnelles avec les instances économiques avec l'exemple de l'Union européenne, dont la construction politique vient buter sur des logiques comptables et financières, marquant ainsi la montée de la gouvernance au détriment du gouvernement.

Ce processus marque un renouvellement de la violence, dont il faut distinguer la cruauté objective, structurelle, économique, de la cruauté subjective, politique, intentionnelle (avec des sujets donc). Non, sans qu'il y ait des passages de l'une à l'autre, avec des franchissements de seuil marquant le passage de la violence ordinaire à la violence extrême. Ce franchissement constitue « l'anéantissement des possibilités de résistance ». (209) Le souverain traditionnel se représente comme un sujet, il arbitre et exprime des souveraineté populaires qui apparaissent comme des passions collectives identitaires (xénophobes, sécuritaires, théologiques, idéologiques, etc.). La violence actuelle induite par les marchés financiers et de type ultra objectif puisqu'elle produit l'homme jetable et assujettit les individus au marché privant les individus des moyens sociaux de l'autonomie individuelle pourtant précédemment élaborée grâce à l’État social sous l'effet des luttes de classe. Cette précarisation est combinée avec de nouvelles exploitations, de nouvelles formes d'organisation du travail rationalisées par l'informatique et qui semblent ne pas pouvoir être contestées. Ce processus marque l'affaiblissement des capacités de résistance qui se transforment en « une modalité de servitude volontaire... involontaire, c'est-à-dire essentiellement une servitude par défaut » (212), avec des basculements dans la violence extrême, individuelle ou collective (autodestruction, xénophobie, etc.).


9) Bifurcation dans la « fin » du capitalisme (réponse à Immanuel Walerstein)

À propos des apports de Wallerstein, trois aspects :

- l'historicisation du concept de capitalisme : contre l'évolutionnisme de Marx, Wallerstein propose une critique radicale de l'idée de tendance remplacée par celle de cycles et démontre que « les lois du capitalisme sont le résultat de son histoire concrète et non l'inverse ». C'est le capitalisme historique. « Si l'espace dans lequel se déploie le capitalisme n'était pas différencié et hiérarchisé, celui-ci n'aurait pas d'histoire au sens fort du terme, ce qui rend impossible sa déduction à partir d'un schéma d'évolution préexistant. » (216) Aussi, la colonisation est un trait originaire mais qui continue de l'accompagner et ne se réduit donc pas à l'accumulation primitive et est à replacer dans un système–monde où les possibilités d'accumulation refluent de la périphérie vers le centre plutôt que l'inverse, ce qui s'exporte du centre vers la périphérie c'est la domination et la violence.

- le mode d'historicité du capitalisme, c'est-à-dire le jeu des grands facteurs qui engendre ces fluctuations et permet sa périodisation À partir de certaines conditions du processus d'accumulation et par l'identité de certains acteurs historiques collectifs : la distribution des modes d'exploitation du travail dans des zones spécialisées et des modes de production différents impliquant un échange inégal avec une redistribution de la valeur au profit du centre ; la fluctuation, des rapports de force entre le centre et la périphérie (et l'émergence de mouvements antisystémiques avec le mouvement ouvrier et le nationalisme où l'économie et le politique ne sont pas dissociés) ; cela se traduisant par l'articulation de la question des cycles d'accumulation avec celle des hégémonies géopolitiques successives.

- la possibilité de poser des problèmes dans ce cadre des formes historiques du capitalisme : d'abord la forme nation comme forme d'organisation du rapport État–société, alors que les luttes entre dominants et dominés sont celles d'un affrontement entre des classes et donc classe et nation sont deux formations sociales concurrentes à l'intérieur du système–monde capitaliste ; Ensuite, la fonction stratégique de la semi périphérie qui est une zone politiquement sensible où se font souvent les révolte (Russie, en 1917) ; la réduction des idéologies (conservatisme, libéralisme, socialisme) issues des deux révolutions du XIXe siècle (révolution démocratique et révolution industrielle) à l'idéologie libérale, centrée sur l'idée d'un progrès social indéfini fondé sur la croissance économique et d'un recours à la force de l'État. La contestation du système y compris par le marxisme se fait donc à l'intérieur de ce cadre de pensée.

Se pose aujourd'hui la question de la fin du capitalisme qui est entré dans une crise : allons-nous vers une société d'exploitation plus violente et puis hiérarchique encore ou, au contraire, vers l'émergence d'une société plus égalitaire et plus solidaire ?

La crise du capitalisme est patente avec l'augmentation des trois principaux coûts de production du capital : travail, matières premières, impôts. Il n'est désormais plus possible d'accumuler en accroissant la production et donc la demande globale effective commence à chuter. Pour Wallerstein, il n'y a plus de possibilité de relance de type keynésien ou Schumpeterien. Les effets induits touchent aussi les travailleurs intellectuels avec les innovations technologiques actuelles et leur déqualification qui s'ensuit. Il existe toujours une concurrence pour la position dominante, sachant que « le monopole est une condition du profit dans une économie–monde stratifiée. » (224) Aussi, la lutte a-t-elle lieu à l'échelle mondiale. Les États-nations voient leur importance et leur autonomie redéfinies. Les résistances s'adaptent à ce nouveau jeu international, oscillant entre le pôle traditionnel de la lutte de classe et celui de la lutte anti impérialiste de libération nationale, lequel a incité à repenser le mode traditionnel. Pour Wallerstein, le capitalisme s'effondrera nécessairement car il est incapable de changer de règles ce dont on peut douter, pour trois raisons.

La première est épistémologique, car Wallerstein applique le modèle des structures dissipatives de Prigogine, modèle qui vient de la physique et qui semble difficile à appliquer aux systèmes historiques, sinon par analogie. Aussi, ajoute-t-il un discours métaphorique traduisant les concepts physiques en concepts historiques, avec des métaphores organiques supposant que tout système passe par trois phases : constitution, normalité et crise finale ou décomposition (comme un organisme individuel par exemple). Mais on peut douter de la validité de ces emprunts. En outre, Wallerstein et son système-monde capitaliste désigne à la fois un objet réel et un objet formel comme ensemble de règles de fonctionnement ; mais comment s'articulent ces deux niveaux ? Si le capitalisme devient instable ou incontrôlable et doit alors bifurquer, alors on parle du système réel. Mais « le système qui devient contradictoire ou atteint ses limites de fonctionnement (de régulation) est le système formel, le système de règles. » (230)

Deuxièmement, l'incapacité à changer viendrait d'une impossibilité de construire une nouvelle hégémonie globale comme cela a pu se produire par le passé : par exemple, les États-Unis en 1945 détenaient un avantage économique, combiné à une puissance politique, culturelle et militaire, car ils avaient échappé à la destruction des usines et des sites agricoles, et l'effort de guerre avait rendu leurs entreprises plus vastes et plus productives que jamais. Aussi pouvaient-ils écouler leurs produits à l'étranger à des prix inférieurs aux coûts de fabrication dans les pays acheteurs, même en ajoutant des frais de transport. Ce monopole était garanti par le rôle actif de l'État. C'est ainsi qu'a eu lieu le plus grand accroissement mondial de production de plus-value au cours des 500 ans de l'histoire du système monde, dont les États-Unis ont été les principaux bénéficiaires. La construction politique actuelle d'un empire–monde assujetti à la finance fait qu'il n'y a plus de centre de pouvoir politique unique et plus de hiérarchie stable entre les Etats, avec une « concurrence permanente des territoires et des entreprises), laquelle est « susceptible de créer un ordre ». (233) Autrement dit chaos à travers la guerre de tous contre tous, mais aussi continuité de l'accumulation.

Ainsi, sommes nous en « amont d’une mutation (…) ou déjà au-delà de son effectuation ? (Nous sommes au-delà du capitalisme historique défini par Wallerstein, un néocapitalisme fonctionnant comme capitalisme absolu, puisque présent sur toute la terre et devenu ipso facto autoréférentiel) Cependant, la finance ne peut pas se nourrir indéfiniment de spéculation, une conversion vers l'économie réelle est nécessaire, mais dans un cadre nouveau avec « la mobilité généralisée de la force de travail » et « la précarité sédentaire » des anciennes régions industrielles fournissant une main-d'œuvre exploitable à bas prix (236). Pour une production toujours plus élargie avec une marchandisation d'activités et de services jusqu'à alors exclues de son champ, rendues possibles par l'endettement généralisé des pauvres (directement ou indirectement via les Etats). Face à ce processus Wallerstein énonce 7 objectifs pour la gauche mondiale : promouvoir l'esprit de Porto Alegre ; mener une tactique électorale de défense ; démocratiser sans relâche ; exiger du centre libéral qu’il applique les idées qu'il prône ; défendre l'antiracisme comme principe fondamental d'une démocratie ; démarchandiser ; toujours garder à l’esprit que le système monde traverse une période de transition et qu'il est appelé à se transformer. En particulier, il faudrait « se régler sur l'usage et sur la communauté, plutôt que sur la forme juridique de la propriété comme dans la vieille doctrine de la collectivisation des moyens de production » et ainsi « dépasser l'opposition entre réforme et révolution » (238) car l'histoire a montré que la prise du pouvoir n'a pas suffi à supprimer la domination, et que de ce point de vue, l'idéologie antiraciste est impuissante si elle ne prend pas en compte la modification des structures économiques à l'échelle internationale.


10) Mario Tronti et la fin de la politique

Deux questions : l'interaction entre la technique et la politique dans le développement capitaliste (1) ; celle de la vision pessimiste ou même nihiliste (2). Toutes deux font intervenir la question du conflit et de la lutte des classes, même si l'une est plus analytique et dialectique et l'autre plus spéculative et tragique. Elles sont séparées par une double coupure : objective, celle des deux conjonctures dans lesquelles elles se déploient (avant et après 1968) ; subjective, celle qui « enregistre le renversement de l'offensive ouvrière défiant l'hégémonie bourgeoise et l’acculant à la défensive, en une contre offensive du capital mondialisé et financiarisé pour assujettir les masses à sa logique d'individualisme concurrentiel et consumériste. » (125) Ce qui induit un désenchantement. On assiste donc « à une disjonction de l'histoire et de la politique, dans laquelle la politique représente l'exception par rapport à l'histoire. » (126)

1) La composition de classe du capital, combine une description de la distribution de la force de travail ouvrière avec une évaluation des effets de l'organisation politique (político-syndicale) des ouvriers sur les méthodes de l'exploitation et les taux d'accumulation du capital. Ce « double visage, passif et actif, de l'aliénation capitaliste » indique « une synthèse complexe, instable et conflictuelle de la composition technique et de la composition de classe » du capital (130) Il existe une autonomie de l'action de classe par rapport à la composition du capital, et donc la lutte peut jouer indépendamment de la composition technique du capital. Aussi, cette résistance entraîne celle du capital à travers « la destruction créatrice » : le capital lui-même est affecté « dans son contenu et ses formes mêmes par les formes de la lutte des classes : essence sociale de la technologie, jamais « neutre » évidemment. » (131) Si le lieu où se déroule la lutte est nationale puisque l'État coordonne les politiques économiques et donc affectent le niveau de vie des ouvriers (cf. l'État keynésien, à la fois répressif et réformateur), c'est à l'usine que s'affrontent immédiatement les classes. Mais, « par une terrible ruse de l'histoire », « le capital a tourné le front de la lutte des classes par la mondialisation, la délocalisation, la financiarisation, et sans doute aussi par la nouvelle révolution technologique de l'informatisation : elle permet de dissocier spatialement le planning des flux de production (la distribution des « chaînes de valeur » et de marchandises aux quatre coins du monde)et le commandement des collectifs de travail, où se développe la résistance. » Ainsi, « se désagrège la subjectivité ouvrière. » (135) N'y a-t-il pas une responsabilité de la classe ouvrière et de la forme parti dans cette défaite ? Avec notamment « la disjonction sans synthèse des révoltes anti autoritaires » en 68 et après,uis la militarisation de la lutte par la nouvelle gauche.

2) Ce qui est donc en jeu, c'est la neutralisation du politique sous les termes notamment de gouvernance ou de régulation. On assiste à une prolifération de conflits qui semblent irréductibles « à un antagonisme simple » et donc impuissants « pour inspirer de grandes mobilisations et de grandes passions collectives. » (137) Tout se passe comme si la lutte des classes ne parvenait plus à dépasser son ancrage local pour aller vers quelque chose d'absolu. Il faut ici évaluer les formes adoptées précédemment et les examiner comme problèmes. Premier problème, le parti ou le socialisme. Tronti coupe l'histoire du XXe siècle en deux avec 1956 comme date pivot : avant, il y aurait la grande politique où l'antagonisme est réel, y compris dans la guerre froide. Après il y aurait la petite politique avec la convergence des idéologies et des systèmes dans le cadre d'un économisme triomphant. Deuxième problème : la fonction métahistorique du mouvement socialiste et des lutte de classe : il y a une fonction civilisatrice du mouvement ouvrier, notamment dans son effort pour transformer la guerre inhérente au capitalisme (et à l'impérialisme) en guerre civile ou guerre de classe (1917). Les antagonismes de classe réduits aujourd'hui « à des problèmes d'inégalités et d'exclusion, ne coïncide pas avec une pacification des rapports sociaux, mais au contraire, avec une prolifération et une normalisation de la violence extrême. » (146) Il y a donc deux voies possibles de la politique : un mode mineur qui suit l'intégration de la classe ouvrière, atténue les effets de l'exploitation avec la redistribution, et donc limite la violence du capital ; une voie majeure qui subvertit la violence inhérente au rapport capitaliste et la dépasse. Mais cette voix empruntée au XXe siècle a échoué. « L'histoire du politique en Occident est ainsi écrite par Tronti sous le signe d'une catastrophe. » (148) Mais cette catastrophe de la neutralisation de la politique n'est-elle pas oblitérée par la catastrophe environnementale ?


11) Régulations, insurrections, utopies : pour un « socialisme » du XXIe siècle

1- Ici, maintenant, que voyons-nous venir ?

La grande différence vient que des expériences socialistes ont déjà eu lieu et qu'entre-temps a aussi eu lieu la catastrophe environnementale dont plus personne ne peut faire l'abstraction qui oblige à penser la domination sociale dans les rapports société–nature. Cette catastrophe est un renversement de situation qui change tout le décor. « Il y a d'ailleurs une proximité sémantique contre l'idée de catastrophe et celle de révolution. » (266)

2- Histoires de socialisme : un « futur passé » ?

Le socialisme est l'une des trois grandes idéologies politiques (libéralisme, conservatisme), issues de la combinaison des révolutions démocratiques et de la révolution industrielle. Cette idée de la socialisation de la production et de la distribution se divise en deux tendances, l'une étatiste et l'autre autogestionnaire, cette dernière ne disparaissant jamais vraiment (cas des fermetures d'entreprise.) Mais c'est la première tendance qui réunit le communisme soviétique, le national-socialisme et la redistribution keynésienne (de type rooseveltien). Toutes les politiques de socialisation de l'économie sont imbriquées dans l'histoire de la lutte des classes. Sans les sacrifices des travailleurs pendant la deuxième guerre mondiale, il n'y aurait pas eu tous les changements qualitatifs (droits sociaux, sécurité, sociale et etc.) apparus après. Aussi, le socialisme s'est concrétisé au sein des États-nations. On peut donc parler d'État national-social, avec dans cette période fordiste et keynésienne du capitalisme industriel, l'institution d'une société salariale fondée sur le dédoublement du salaire en salaire direct et salaire indirect, ayant pour effet une déprolétarisation massive suspendant la condition précaire, intégrant la classe ouvrière dans la société bourgeoise, sans mettre fin pour autant la lutte des classes laquelle amène un nouveau type de capitalisme, surtout après la résistance des années 60–70 avec des formes insurrectionnelles. Le capital applique alors des stratégies de délocalisation, y compris sur place avec le recours massif à l'immigration. L'intégration ne concerne pas tout le monde avec des exclusions de race, de nationalité, de genre et de mœurs à travers des pratiques de normalisation des conduites individuelles au sein de la famille. « Exclusion et normalisation constituent fondamentalement un moyen politique de dissociation des résistances et des luttes anticapitalistes. » (271)

3- Capitalisme absolu : puissance, instabilité, violence

Il vient après le capitalisme historique qui a régné pendant cinq siècles, l'accumulation à l'échelle mondiale se produit désormais simultanément aux deux pôles de la forme valeur avec : la financiarisation du capital (l’action fluctuant plus rapidement que le profit) ; et la marchandisation illimitée des ressources naturelles et des activités humaines. Ce capitalisme absolu s’astreint à dépasser les formes antérieures : postsocialiste et postcolonial, ultra-industriel, et est à la limite autodestructeur. Il déconstruit systématiquement les institutions héritées de la société salariale en laissant dépérir les services sociaux, en exerçant une pression maximale sur les salaires et la sécurité de l'emploi, mais aussi en cherchant à privatiser des services publics et les mécanismes de solidarité (retraites, assurances). De même il est postcolonial en organisant une nouvelle distribution territoriale des inégalités avec d'une part le surgissement du capitalisme, et de l'autre, la généralisation du paradigme de l'extraction et de la dépossession : opérations minières et pétrolifères, data mining s’emparant des données personnelles pour les commercialiser, des formes biocapital, l'agriculture prédatrice, la surmédicalisation. Un autre aspect du postcolonialisme est la gestion des populations avec la montée en puissance de l’errance et de la désaffiliation, avec des montées de la violence extrême, moyen de dresser les travailleurs nationaux contre les immigrés, divisant donc les classes populaires au moyen du racisme. Postindustriel en ce qu’une nouvelle révolution s'opère fondée sur l'informatique et les débuts de l'intelligence artificielle, conduisant au développement de l'automation nécessitant une extraction des ressources naturelles toujours plus forte et permettant de caractériser cette période comme anthropocène. Cette dette climatique n'est pas partagée également à travers le monde ; elle est un héritage, mais en même temps une finitude. La nouvelle classe capitaliste est tournée vers l'enrichissement personnel et la valorisation instantanée, indépendamment de toute autre considération. Dans cette financiarisation, la dette représente un rapport social universel par lequel les États sont obligés de s'endetter. Pour autant, le système ainsi développer est instable et fragile et donc agressif avec une logique autodestructrice où désormais tout est politique. Les politiques publiques obligent à des réformes de structures lesquelles soulèvent des mouvements de rejet qui mélangent à la fois des résistances à ce processus et le déploiement de nationalisme et de xénophobie face à cette impuissance du pouvoir des États dans la mondialisation. « La question se pose alors de l'entrée dans une nouvelle forme de violence fasciste. » (277)

4- Présupposés du socialisme

Le schéma enchaînant le projet, le programme, le plan et la transition ne peut s'appliquer à la politique et à ses incertitudes. Mais on peut imaginer les alternatives autour de l'altermondialisation, du travail salarié, de la décroissance, et de la propriété :

- Face à la mondialisation financière, les réponses doivent être globales (régulations, avec des autorités supranationales renouvelées) et locales. Par exemple, l'Europe doit être altermondialisatrice.

- Il faut transformer les conceptions du travail où la confusion demeure entre l'idée de capacité humaine individuelle et collective, et celle de source de revenus excluant de facto les autres activités non rémunérées. Pour cela, il faut donc déconnecter le travail du revenu et envisager une extension des mécanismes de sécurité sociale à une forme de revenus de citoyenneté universelle. Il faut aussi se questionner sur la nature du travail dans ses rapports (destructeurs ou conservateurs) précisément à la nature et aux êtres vivants.

- Ce qui doit entraîner une politique de décroissance et une révolution dans les habitudes de consommation collective. Est ainsi posée la question de la technologie (et de l'idéologie du progrès), et donc une remise en question de la modernité elle-même. Pour que les citoyens acceptent cette politique de décroissance, il faut qu'elle soit planifiée avec eux dans des instances démocratiques réinventées.

- Toute la société et la vie semblant assujetties au rapport capitaliste, un programme socialiste ne peut se faire sans « une stratégie de démarchandisation de nombreux biens et services, qui seraient reconnus comme indivisibles et inappropriables, seulement utilisables en commun, mais aussi, sans une restauration de la sphère privée ou de l'intimité, comme un foyer de liberté, de jouissance, de résistance à la normalisation et même à la normalité. » (284)

- De la même façon, le régime de la propriété doit être repensé et aboli par une lutte contre l’appropriation monopolistique (y compris dans ses formes étatiques) et la domination par des actionnaires, et envisager son remplacement par une combinaison de droits entre parties intéressées.

Il faut par ailleurs mettre en place des systèmes de régulation s'appuyant sur l'institution de normes communes : régulation environnementale, régulation monétaire et financière, universalisation du droit du travail, pénalisation, des violences sexistes et homophobes, limitation de la vente d'armes, protection de la propriété intellectuelle individuelle ou collective. Ces régulations cosmopolitiques, ouvrant une troisième voie entre l'étatisation et le laisser-faire, et devant permettre de renverser le cours néolibéral, s'appuient sur trois seuils : un seuil d'efficacité inversant les critères de développement ; un seuil de généralité portant sur l'extension, planétaire ; un seuil d'irréversibilité permettant de considérer l'avenir de façon ouverte. La question qui se pose : qui régule pour qui et par quels moyens institutionnels ? Par extension de la lutte des classes au fonctionnement même de l'État ? Par développement de la société civile mondiale ? Au niveau des régulations la question demeure : comment instituer des contre-pouvoirs procédant des pouvoirs établis ?

À côté de ces régulations subsistent des insurrections (selon le mot de Lénine : « ceux d'en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, ceux d'en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ») : elles constituent « le point névralgique de la politique ». (289) Elles oscillent toujours entre la spontanéité et l'organisation laquelle « semble être une condition de la durée » mais elle « introduit le risque de décomposition du sujet. » (290) Pour contrer cela, il faut imaginer une intellectualité collective (Gramsci). Les insurrection sont toujours territorialisées, Mais avec la question migratoire et donc l'antiracisme politique la question est désormais reposée d'une nouvelle saison révolutionnaire renouvelée.

5- Utopies : expérimenter la différence au présent

Toutes ces différentes hypothèses, possèdent une dimension utopique qui va à contre-courant des rapports sociaux dominants, qui ne sont pas l'anticipation de quelque chose, « mais, au présent, l'exercice d'une pensée concrète de la différence et d'une imagination qui invente des contre-conduites, fait surgir une contre culture, suivant des sentiers qui bifurquent, expérimente des modes de vie, de relation ou de travail alternatifs. » (292) C'est donc le retour d'une forme mineure de la politique, revenant au socialisme utopique des origines avec une politique libertaire et égalitaire, posant par exemple des zones à défendre, des coopératives de production et de consommation, des projets d'agriculteurs écologiques, de nouveaux communs technologiques comme les logiciels libres, des monnaies locales alternatives, des réseaux d'hospitalité accueillant les migrants, etc. Des utopies qui ne sont pas des communautés fermées, mais au contraire, peuvent être ouvertes sur les échanges internationaux, comme par exemple le socialisme municipal avec gestion participative des budgets ou de l'habitat et développement d'une sociabilité multiculturelle (Barcelone, Porto Alegre).

6- Politique de la politique

À quelle condition une politique est-elle possible quand l’économisme a tout envahi dans l'espace public et que les moyens disponibles semblent insuffisants pour renverser cette tendance ? On peut s'inspirer de ce que Lénine avait ressorti de l'étude de Marx sur la Commune de Paris : la dictature du prolétariat renforce le pouvoir d'État pour démanteler les positions de la classe bourgeoise, réprimer la contre-révolution, et engager le dépérissement de l'État. « Elle était sous-tendue par l'invention d'une forme insurrectionnelle de démocratie : le soviet ou plus généralement le conseil ouvrier comme il y en eu à l'époque dans toute l'Europe. » (295) Il faut ainsi envisager un marché–non marché, c'est-à-dire une restriction permanente de l'autonomie du marché au profit des politiques sociales, ainsi qu'une contradiction entre industrie et non-industrie dont la décroissance peut être l'un des noms. Ce non-marché suppose une intervention de l'État en particulier avec la planification, laquelle doit organiser une décroissance, cela devant se faire au niveau planétaire, d'où la nécessité de penser en terme de régulation et de société civile mondiale. « La révolution doit être envisagée et encouragée dès maintenant, pour qu'une réforme soit possible, c'est-à-dire un processus politique sans fin prévisible ni expropriation prématurée. » (298)

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