Victor Hugo : Notre-Dame de Paris

 


Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Métro édition, 1984 (1832), 648 p. 

Si cette histoire ne possède pas le souffle propre à celle des Misérables, elle n'en demeure pas moins habitée par cette profondeur de champ propre à Hugo, qui mèle le drame et la profondeur historique pour en faire une sorte d'épopée mais aussi de conte. On y côtoire tous les milieux sociaux, du roi et de sa cour aux couches les plus misérables, magnifiées par la langue :

« Puis c'était le royaume d'argot : c'est-à-dire tous les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité ; les moindres passant les premiers. Ainsi, défilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cet étrange faculté, la plupart éclopés, ceux-ci boiteux, ceux-là manchots, les courtauds de boutranche, les coquillards, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les piètres, les malingreux, les rifodés, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppôt, les cagoux ; dénombrement à fatiguer Homère. » (97)

Des masses donc, mais aussi des individus qui font le coeur de cette histoire. Le premier par ordre d’apparition, un poète :

« Je suppose que l'entité du poète soit représentée par le nombre dix, il est certain qu'un chimiste, en l'analysant et pharmacopolisant, comme dit Rabelais, la trouverait composée d'une partie d'intérêt contre neuf parties d'amour-propre. Or, au moment où la porte s'était ouverte pour le cardinal, les neuf parties d'amour-propre de Gringoire, gonfles et tuméfiées au souffle de l'admiration, étaient dans un état d'accroissement prodigieux, sous lequel disparaissait, comme étouffée, cette imperceptible molécule d'intérêt que nous distinguions tout à l'heure dans la constitution des poètes ; ingrédient précieux du reste, lest de réalité et d'humanité, sans lequel ils ne toucheraient pas la terre. Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une assemblée entière de marauds il est vrai, mais qu'importe ! stupéfiée, pétrifiée, et comme asphyxiée, devant les incommensurables tirades qui surgissaient à chaque instant de toutes les parties de son épithalame. J'affirme qu'il partageait lui-même la béatitude générale, et qu'au rebours de La Fontaine, qui, à la représentation de sa comédie du Florentin, demandait : quel est le malotru qui a fait cette rapsodie ? Gringoire eût volontiers demandé à son voisin : De qui est ce chef-d'œuvre ? On peut juger maintenant quel effet produisit sur lui la brusque et intempestive survenue du cardinal. » (53)

Et précisément, le poète est confronté aux bas-fonds de la société : « il était en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n'avait pénétré à pareille heure ; cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient, disparaissaient en miettes ; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; égoût d’où s'échappait chaque matin, où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage, toujours débordé dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin, tous les frelons de l'ordre social ; hôpital, menteur, où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens de toutes nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands, immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient et se déshabillaient à cette époque, tous les acteurs de cette comédie éternelle, que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris. » (97)

Un autre personnage important est le prêtre Claude Frollo, transfiguré par son rôle de frère : « cette affection se développa à un point singulier. Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. Séparé depuis l'enfance de ses parents qu'il avait à peine connus, cloîtré et comme mûré dans ses livres, avide avant tout d'étudier et d'apprendre, exclusivement, attentif jusqu'alors à son intelligence qui se dilatait dans la science, à son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre écolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de son cœur. Ce jeune frère sans père ni mère, ce petit enfant qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau. Il s'aperçut qu'il y avait autre chose dans le monde que les spéculations de la Sorbonne et les vers d’Homerus, que l'homme avait besoin d'affections, que la vie sans tendresse et sans amour, n'était qu'un rouage sec, criard et déchirant ; seulement, il se figura, car il était dans l'âge où les illusions ne sont pas encore remplacés que par des illusions, que les affections de sang et de famille étaient les seules nécessaires, et qu'un petit frère à aimer, suffisait pour remplir toute une existence. » (193)

Outre son frère, Claude Frollo est amené à prendre en charge un être difforme et sourd, Quasimodo, à la force, « si extraordinairement développée. » « La méchanceté n'était peut-être pas innée en lui. Dès ses premiers pas parmi les hommes, il s'était senti, puis s'était vu qu'conspué, flétri, repoussé. La parole humaine pour lui c'était toujours une raillerie ou une malédiction. En grandissant il n'avait trouvé que la haine autour de lui. Il l'avait prise. Il avait gagné la méchanceté générale. Il avait ramassé l'arme dont on l'avait blessé. » (200)

Tous les personnages de cette histoire sont tourmentés, mais certainement que Claude Frollo est le plus atteint, partagé entre sa mission ecclésiale et ses pulsions profondes :

« D'où lui venait ce large front chauve, cette tête toujours penchée, cette poitrine toujours soulevée de soupirs ? Quelle pensée faisait sourire sa bouche avec tant d'amertume au même moment où ses sourcils froncés se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux était-il déjà gris ? Quel était ce feu intérieur qui éclatait parfois dans son regard, au point que son œil ressemblait à un trou percé dans la paroi d'une fournaise ? » (213)

Cette lutte entre les différents ordres sociaux, cette lutte aussi pour l'amour, se fait dans un cadre, la cathédrale, dont l'auteur veut montrer la magnificence déchue, car supplantée par un nouveau pouvoir plus malléable :

« La pensée humaine découvre un moyen de se perpétuer, non seulement plus durable et plus résistant que l'architecture, mais encore plus simple et plus facile. L'architecture est détrônée. Aux lettres de pierre d'Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg. Le livre va tuer l'édifice. L'invention de l'imprimerie est le plus grand évènement de l'histoire. C'est la révolution mère. » (239)

Ce livre même est une ode à la possibilité décuplée de l'imagination grâce à l'écriture. Car celle-ci permet de confronter les différentes versions de l'homme, y compris au sein d'une même famille :

« L'écolier observait son frère avec surprise. Il ne savait pas, lui qui mettait son cœur en plein air, lui qui n'observait de loi au monde que la bonne loi de la nature, lui qui se laissait s'écouler ses passions par ses penchants et chez qui le lac des grandes émotions était toujours à sec, tant il y pratiquait largement chaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines ferment et bouillonne lorsqu'on lui refuse une issue, comme elle s'amasse, comme elle s’enfle, comme elle déborde, comme elle creuse le cœur, comme elle éclate en sanglots intérieurs et en sourdes convulsions, jusqu'à ce qu'elle ait déchiré ses digues et crevé son lit. L'enveloppe austère et glaciale de Claude Frollo, cette froide, surface de vertu escarpée et inaccessible, avait toujours trompé Jehan. Le joyeux écolier n'avait jamais songé à ce qu'il y a de lave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de l’Etna. » (347)

Car c'est bien de l'amour dont il est question dans ce livre de bout en bout, l'amour de Quasimodo, pour Frollo ou Esmeralda, l'amour de Frollo pour Esmeralda, ou encore l'amour d'Esmeralda pour Phoebus :

« Après la série de secousses fatales qui avaient tout fait écrouler en elle, elle n'avait retrouvé debout dans son âme qu'une chose, qu'un sentiment, son amour pour le capitaine. C'est que l'amour est comme un arbre, il pousse de lui-même, jette profondément ses racines dans tout notre être, et continue de verdoyer sur un cœur en ruine » (475)

L'envers de l'amour c'est le désespoir, mais « le cœur humain ne peut contenir qu'une certaine quantité de désespoir. Quand l'éponge est imbibée, la mer peut passer dessus sans faire entrer une larme de plus. » (477)

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