Ce que l'anthropologie peut dire de la culture

 


Claude Levi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, 2011, 145 p. 


Trois conférences données par l'anthropologue au Japon, en 1986.


I) La fin de la suprématie culturelle de l'Occident

Tous les discours sur l'homme (historique, archéologique, anthropologique, philosophique, etc.) sont des moyens de chercher les points par lesquels les hommes se ressemblent. Les premières découvertes de la Renaissance visaient à chercher « moins de nouveaux mondes que retrouver le passé de l'ancien. » (23) On refusait même de voir les différences alors que comme le dit Jean-Jacques Rousseau, « il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (cité page 23) Et ces propriétés étaient mises à jour par comparaison entre sociétés de différentes sphères d'activité et différents comportements : le travail, les règles de résidence, les règles de filiation, les prohibitions alimentaires. Par exemple, les règles de filiation ont pu montrer que dans certaines sociétés africaines, tout le monde y est frère, sœur, cousin, oncle, tante, etc., de tout le monde. « Et si on n'est pas parents, on est étranger donc un ennemi potentiel. » (25) Quel que soit le niveau de développement des sociétés, il existe une nomenclature de parenté et des règles de mariage. « On a donc là un premier moyen pour distinguer les sociétés les unes des autres et donner à chacune sa place dans une typologie. » (26)

Ces petites sociétés à faible effectif ont des capacités spontanées pour éliminer de leur sein, les maladies infectieuses car les virus ne survivent dans chacun individu pendant un nombre de jours limité. Ils doivent donc constamment circuler pour se maintenir dans l'ensemble de la population. Et quand celle-ci est en nombre faible, le virus périclite. Les maladies non infectieuses sont généralement absentes grâce à une grande activité physique, un régime alimentaire varié, faisant appel à une centaine d'espèces animale et végétale, pauvre en graisse, riche en fibres et en sels minéraux, d’où aussi l'absence d'obésité, d'hypertension et de troubles circulatoires.

Ces considérations permettent de comprendre l'originalité de l'anthropologie : d'abord atteindre l'objectivité ; et aussi proposer une totalité ; et enfin atteindre les significations individuelles. Par exemple, dans la culture japonaise, à travers le bricolage, les sorties, la cuisine où les voyages, « il s’agit toujours de ramener vers soi, ou de se ramener soi-même vers l'intérieur. Au lieu de poser le départ, le moi comme une entité autonome déjà constituée, tout se passe comme si le Japonais construisait son moi en partant du dehors », (38) le moi apparaît comme un résultat. Il y a ainsi du côté occidental un mouvement centripète et du côté japonais un mouvement centrifuge. Les nouvelles formes de communication atteignent les formes culturelles des sociétés, car « la perte d'autonomie, le relâchement de l'équilibre interne qui a résulté de l'expansion des formes indirectes de communication » (livre, photographie, radio, télévision) déconstruit les degrés d'homéostasie existant dans les petites communautés. Dans ces grandes collectivités, il existe beaucoup moins d'informations accessibles à tous. L'anthropologie permet de mettre à jour ces fonds de culture authentique. En cela, elle s'inscrit dans un mouvement général ayant débuté il y a plusieurs siècles désigné par le mot d'humanisme. Celui-ci connaît trois âges successifs : méditerranéen, oriental, et enfin total. Le premier, l’âge classique, était réservé à une classe privilégiée. Le deuxième, exotique du XIXe siècle, était lié aux intérêts industriels et commerciaux qui lui servaient de support et préparait l'avènement du troisième humanisme universel.


II) Trois grands problèmes contemporains : la sexualité, le développement économique et la pensée mythique

Considérer l'étude des sociétés sans écriture sous trois angles : l'organisation familiale et sociale, la vie économique, la pensée religieuse.

1) Utilisation de la parenté pour définir l'appartenance ou la non appartenance au groupe. Les étrangers sont souvent considérés comme des non-humains. Chaque individu occupe une place dans la famille et la société et est doté de droits et de devoirs bien définis. Le premier devoir étant celui de la reproduction, il entraîne des règles de filiation. Alors que dans les sociétés contemporaines le lien biologique l'emporte sur le lien social, dans ces sociétés c'est l'inverse. Par exemple au Soudan, lorsqu'une femme est stérile, elle est assimilée à un homme, reçoit à ce titre du bétail dont elle se sert pour acheter une épouse qui lui donne des enfants grâce au service rémunéré d'un homme souvent étranger. Ces couples « homosexuels », utilisent donc la procréation assistée pour avoir des enfants, dont une des femmes sera le père légal, l'autre la mère biologique. Ainsi, le conflit occidental entre la procréation biologique et la paternité sociale n'existe pas dans ces sociétés où la primauté est donnée au social. Ce qui en passant est une leçon pour les juristes et les moralistes.

2) Contre l'idée de comportements et d'une science économique purement rationnels, L'étude d'autres sociétés nous montre la pluralité des facteurs y intervenant. Par exemple l'agriculture qui est censée représenter un progrès car donnant lieu à des sociétés plus volumineuses. Mais c'est aussi une régression du point de vue du régime alimentaire et elle est soumise à l'éventualité d'une mauvaise récolte sans compter les maladies infectieuses qu’elle véhicule. L'anthropologie révèle donc qu'il existe plusieurs choix entre des solutions possibles, chacune présentant des avantages spécifiques. Les sociétés dite primitives s'opposent au développement, parce qu'elles préfèrent l'unité aux conflits internes, parce qu'elles respectent les forces naturelles, et parce qu'elles répugnent à s'engager dans un avenir historique.

On peut qualifier ces deux types de société comme primitives et développées par une image utilisant le mot machine : machine mécanique d'un côté, machine thermodynamique de l'autre. Les premières sont statiques, « froides » comme des horloges, produisent peu de désordre (de l'entropie) se maintiennent indéfiniment. Les secondes sont dynamiques, « chaudes » comme des machines à vapeur, produisent beaucoup d'entropie et sont des sociétés à histoire. C'est deux tendances sont présentes dans toute société, comme ordre et désordre, et sont comme deux manières dont on peut considérer une civilisation : la culture et la société. « La culture consiste dans l'ensemble des rapports que les hommes d'une civilisation donnée entretiennent avec le monde ; la société consiste plus particulièrement dans les rapports que ces mêmes hommes entretiennent les uns avec les autres. La culture fabrique de l'ordre : nous cultivons la terre, nous construisons des maisons, nous produisons des objets manufacturés. En revanche, nos sociétés fabriquent beaucoup d'entropie. Elles dissipent leurs forces et s'épuisent dans les conflits sociaux, les luttes politiques, les tensions psychiques qu’elles font naître chez les individus. » (91) D'un côté des sociétés égalitaires, de l'autre des sociétés inégalitaires.

Peut-être faut-il attendre du progrès qu'il libère la société asservie à la contrainte matérielle. « Désormais, l'histoire se ferait toute seule, et la société, placée en dehors et au-dessus de l'histoire, pourrait jouir à nouveau de cette transparence et de cet équilibre interne dont les moins dégradées des sociétés dites primitives attestent qu'ils ne sont pas incompatibles avec la condition humaine. » (93)

3) Si la philosophie ou la science utilisent des concepts, la pensée mythique fonctionne à l'aide d'images empruntées au monde sensible : ciel et terre, terre et eau, lumière et obscurité, homme et femme, cru et cuit, frais et pourri… « Elle l'élabore ainsi une logique des qualités sensibles : couleurs, textures, saveurs, odeurs, bruits et sons. » (97) Le sens de ces mythes n'apparaît que quand on les met en relation les uns avec les autres. L'histoire dans les sociétés développées ne remplit-t-elle pas le rôle du mythe de légitimer un ordre social et une conception du monde, de justifier le présent par le passé ?


III) Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise

Contre l'idée que race et culture sont liées, il y a deux arguments : le nombre des secondes excède très largement le nombre des premières et les formes de culture peuvent être radicalement différentes au sein d'un même groupe racial ; les patrimoines culturels évoluent plus vite que les patrimoines génétiques. Depuis le XIXe siècle, on s'est aperçu que ce sont les façons de vivre qui peuvent déterminer dans une large mesure le rythme et l'orientation de l’évolution biologique. « L'évolution humaine n'est pas un sous-produit de l'évolution biologique, mais elle n'en est pas complètement distincte non plus. » (117) En particulier, parce qu'on sait aujourd'hui que la vie d'une manière générale ne peut se développer de manière uniforme. « Toujours et partout, elle suppose et engendre de la diversité. » (121) L'autre inconnu est traditionnellement (les Grecs, les Chinois) qualifié de barbare, ce qui étymologiquement évoque le grouillement des oiseaux et donc renvoie à l'animalité, alors que le terme sauvage signifie de la forêt évoquant lui aussi un genre de vie animale. « On préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui s’éloigne des normes sous lesquelles on vit. » (123) D'une manière générale, nous mesurons les autres cultures avec des outils qui nous sont propres et qui ne donc ne sont pas universels. Par exemple, culture cumulative d'un côté (la nôtre), culture stationnaire pour des sociétés apparemment sans histoire. Ceci renvoie à l'idée de relativisme culturel qui « ne nie pas la réalité du progrès, ni qu'on puisse ordonner les unes par rapport aux autres certaines cultures, à condition de s'en tenir à tel ou tel aspect particulier. » (138) Mais cette manière d'ordonner est limitée par : le constat qu'il existe des stagnations et des régression locales ; parce que les sociétés pré industrielles sont difficilement ordonnables sur une échelle commune ; et enfin, parce que l'anthropologue ne peut pas émettre un jugement d'ordre intellectuel ou moral sur des valeurs spécifiques à telle forme d'organisation sociale.

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