L'assujetissement par la dette
Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Amsterdam, 2011, 128 p.
Hypothèse de départ : « au fondement de la relation sociale, il n'y a pas l'égalité (de l'échange), mais l'asymétrie de la dette/crédit qui précède, historiquement et théoriquement, celle de la production et du travail, salarié. » (16)
Cette dette touche l'État, les entreprises, et les particuliers :
- État : les intérêts de la dette payée depuis 1974 (date à laquelle a été introduite en France l'obligation pour l'État de se financer sur les marchés) représente 1200 milliards d'euros sur les 1641 milliards de l'ensemble de la dette publique.
- Entreprises : les politiques néolibérales les ont transformées en de simples actifs financiers et elles versent plus à leurs actionnaires qu'elles ne reçoivent de fonds de leur part.
- Particuliers à travers la consommation. D'ailleurs, la carte de crédit instaure une relation de dette permanente, d'homme endetté à vie.
Ainsi, à travers ce mécanisme, des sommes colossales sont transférées de la population, des entreprises et de l'État–providence vers les créanciers. C'est donc un puissant mécanisme d'exploitation. Les anciens capitalistes industriels qui auparavant risquaient leurs propres capitaux sont réduits à être de simples fonctionnaires de la valorisation financière. De la même façon, le marché immobilier avec la hausse continue du prix à l'achat et du prix des loyers constitue une rente importante. Pour prendre un exemple, l'industrie de l'automobile ne fonctionne qu'avec des mécanismes de crédit, et donc n'importe quelle entreprise produit à la fois des automobiles, mais aussi par ses filiales, des crédits à la consommation.
En 1988, en France, la titrisation rend possible la transformation d'une créance en titre échangeable sur les marchés financiers ; c'est cela la financiarisation de l'économie. Si le financement des entreprises demeure le même, c'est-à-dire sur des fonds propres, en revanche, elles recourent aux marchés financiers pour accroître la partie rente de leur capital.
Mais la dette est aussi un moyen de pouvoir sur les pays avec la relation entre créditeur et débiteur. D'autant plus que les taux nominaux ont pu augmenter de façon faramineuse alourdissant donc les dettes publiques. Et ainsi, conduire à des politiques d'austérité, de contrôle du social et des dépenses sociales de l'État, mais aussi à des politiques de privatisation des services de l'État-providence. Car il s'agit là d'un butin (2600 milliards en 1999 en France) qui intéresse les entreprises privées.
Plus profondément encore, peut-être « la dette secrète une morale propre, à la fois différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort–récompense de l'idéologie du travail est doublé par la morale de la promesse (d'honorer sa dette) et de la faute (de l'avoir contracté). » (28)
Ainsi, mettre la dette au commencement du fonctionnement social, permet de mettre à jour les fonctionnements de pouvoir entre groupes sociaux, mais aussi rendre l'économie immédiatement subjective à travers le contrôle des individus.
Le capitalisme qui repose sur l'incertitude de la vente des produits, voit avec le crédit, une sorte de prévisibilité assurée avec cette rentrée d'argent écrite dans le contrat de crédit. Il dispose donc de l'avenir. Et ce qui est requis est transversal à l'économie et à la société contemporaine, à travers l'injonction de devenir sujet économique (entrepreneurs de soi), injonction, qui concerne le chômeur, l'usager des services publics, le consommateur, le travailleur quel qu'il soit, le migrant. Cela implique d'assumer les coûts et les risques d'une économie flexible et financière, coûts qui donc pèsent sur tous les individus.
Si la modernité se définit par l'incertitude du monde, et du lendemain, la croyance/confiance est cet affect particulier et cette force qui permet d'agir. Et donc c'est cet affect propre qui est sollicité dans le mécanisme du crédit. « À l'inverse, la peur et tous les affects et les passion tristes constituent une neutralisation de la puissance d'agir. » (56) En cela, la dette, à travers la relation créditeur–débiteur est une relation d'assujettissement puisqu'elle fonde un contrôle des subjectivités et de ses formes d'existence avant de remplir des fonctions économiques.
En outre, ce rapport de pouvoir est déterritorialisé. Alors que dans le capitalisme industriel, le récit proposé était celui d'une déprolétarisation avec l'accès à la propriété, l'actionnariat, etc., déprolétarisation qui s'adossait à un État–providence et à une cogestion dans les entreprises, dans le capitalisme néolibéral, si la déprolétarisation est affichée (« tous propriétaires, tous entrepreneurs »), dans les faits elle se transforme en son contraire avec la déflation salariale, les coupes budgétaires de l'État–providence et l'économie de la dette qui conduisent à une précarisation générale des existences. L'injonction à être entrepreneur de soi se voit par exemple dans la multiplication de l'intervention de psychologues, sociologues et autres experts en travail sur soi, développement du coaching, le suivi individuel pour les travailleurs pauvres et les chômeurs, l'explosion des techniques de souci de soi dans la société, etc.
L'économie de la dette reconfigure le pouvoir souverain, en ce que l'État est privé de son pouvoir sur la monnaie puisque celle-ci à partir des années 70 est privatisée avec la création de banques centrales soi-disant indépendantes par rapport au trésor, mais en fait dépendantes des marchés. De plus, le pouvoir des États est entamé par l'intervention des agences de notation, des investisseurs financiers (fonds de pension, gérant les retraites, sociétés d'investissement appelés SICAV, compagnies d'assurance : en 2006, cela représentait 62 000 milliards de dollars) et des institutions internationales (FMI). Par ailleurs, de nouvelles, normes comptables internationales permettent de comparer les performances financières des entreprises à tout moment et quel que soit le secteur d'activité. La contractualisation des relations sociales est une autre innovation imposée par la finance. Dans l'entreprise, mais aussi dans les services sociaux, avec un processus d'individualisation visant à neutraliser les logiques collectives (assurance, chômage, RSA). La financiarisation gagne ainsi toute la société, et on peut remarquer que les investissements en produits financiers de la part de sociétés non financières ont augmenté plus rapidement que leurs investissements productifs en machines et en forces de travail.
La crise des subprimes « donne à voir ce nouveau type de fonctionnement où l'économie réelle, la finance et l'État constituent les rouages d'un même dispositif et d'un même projet politique que nous avons appelé économie de la dette. » (85) La finance prétend enrichir les individus par le crédit et l'actionnariat : pas d'augmentation de salaire direct ou indirect (retraite), mais crédit à la consommation et incitation à la rente boursière (fonds de pension, assurance privée) ; pas de droit au logement, mais crédit immobilier ; pas de droit à la scolarisation, mais prêt pour payer des études ; pas de mutualisation contre les risques (chômage, santé, retraite, etc.), mais investissement dans les assurances individuelles. Ainsi en 2008, la dette agrégée des États-Unis dépasse les 51 000 milliards de dollars. Aussi avec la crise des subprimes on sauve les banques en nationalisant leurs pertes. Au passage, cette crise a balayé 5000 milliards de dollars de fonds de retraite et d'économies aux États-Unis !
Si dans la société disciplinaire (école, armée, usine, prison), « l'injonction à la passivité dominait ; désormais, l'injonction à l'activité est supposée mobiliser les subjectivités. » (109) Une activité non productive puisqu'après que Marx et les marxiste aient eu une conception progressiste du capitalisme avec le développement de la production, nous sommes arrivés depuis les années 1970 à une crise permanente qui est une des manifestations de l'antiproduction. L'éclatement de la bulle financière révèle ce versant antiproduction qui prend le dessus sur le côté productif du capitalisme. Dans ce capitalisme néolibéral, il n'est plus question de concurrence, mais de monopole et de centralisation du pouvoir et de l'argent.

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