L'histoire des intellectuels français depuis 1945 (1)
François Dosse, La saga des intellectuels français, tome 1 : À l'épreuve de l'histoire (1944-1968), Gallimard, 2019, 622 p.
La figure de l'intellectuel disparaît, et on pourrait dire à l'instar de Michel de Certeau que c'est au moment où la culture populaire disparaît que l'on entreprend de la recenser et de l'historiciser pour faire valoir « toute la beauté du mort. ». (13)
« Le structuralisme s'offre comme une lecture privilégiant le signe aux dépens du sens, l'espace aux dépens du temps, l'objet aux dépens du sujet, la relation aux dépens du contenu, la culture aux dépens de la nature. » (14)
« La nausée » et « l'étranger » révèlent une philosophie du néant pour le premier et de l'absurde pour le second. C'est la remise en question du mythe du progrès indéfini de l'humanité. (25)
Mais le climat de la Libération est radicalement autre. Sartre et Camus se retrouvent alors pour exalter l'existence, la liberté, le sujet et l'engagement. L'existentialisme devient l'expression de la soif de vivre. Ce qui engage l'écrivain à rester en situation.
« L'ontologie sartrienne oppose deux régions de l'être : l'être-pour-soi de la conscience et l'être-en-soi, opaque à lui-même, du pratico-inerte. La tragédie de l'homme est dans sa tentation permanente de réduire l'être-pour-soi à l'être-en-soi. » Il faut donc l'inviter à échapper à cette tentation, ce qui nécessite un arrachement qui lui est possible grâce au néant : « Cette possibilité pour la réalité humaine de secréter un néant qui l'isole, Descartes après les stoïciens lui a donné un nom : C'est la liberté. » C'est donc une philosophie de la liberté : « Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais l'expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. » (31) Ainsi l'existentialisme est un humanisme car il a pour ambition non pas de retrouver la véritable nature de l'homme mais sa liberté, au lieu de rester aliéné et extérieur à lui-même. Pour Sartre il n'y a de réalité que dans l'action. Cette doctrine sera critiquée plus tard pour avoir jeté par-dessus bord toutes les formes de contrainte sociale au profit de la seule capacité du sujet.
Après guerre on assiste à une confrontation entre Sartre et Camus : Dans quelle mesure l'histoire céleste légitimement définir comme sens ? L'absurde, la finitude de l'existence, la mort sont des défis tels pour l'humanité que des échappatoires tels que la croyance dans le sens de l'histoire paraissent dérisoires. (125)
La campagne pour le Mouvement de la Paix en 1950, et l'appel de Stockholm en faveur de la paix rencontre un succès certain : 600 millions de signatures dont 14 millions en France.
Au sein de la revue Esprit, on assiste à une familiarisation avec le marxisme considéré alors comme « un socle du humanisme conciliable avec l'horizon eschatologique chrétien. Cet armement théorique se combine avec une approche mystique de la classe ouvrière comme incarnation des souffrances du Christ. » (235)
Au milieu des années 50 les intellectuels trouvent de nouveaux alizés du côté des tropiques, chez les primitifs. C'est « L'image d'une humanité non pervertie que les peuples amérindiens renvoient à l'Occident. Les combats émancipateurs des peuples de couleur contre le colonialisme occidental accompagnent cette inflexion de la réflexion intellectuelle, qui salue dans le tiers-monde naissant le creuset de la libération de l'humanité entière. L'effondrement des empires coloniaux met en crise la vision du monde européocentrée et la conception d'une évolution historique linéaire, qui ne serait que le déploiement et l’extension du modèle de la société de consommation occidentale. Ce « moment ethnologique », où le regard sur l'autre et l'éloge de la différence sont privilégiés, fait éclore une pensée du soupçon à l'égard du savoir commun et des idéologies dominantes. Les intellectuels français adoptent dès lors une posture de surplomb pour dénoncer les fausses croyances et démythologiser jusqu'aux objets usuels de la vie quotidienne. » (309)
De même « les intellectuels chrétiens prennent position sur un plan essentiellement moral, faisant émerger une prise de conscience de ce que recouvre la réalité coloniale derrière le vieux mythe d'une œuvre civilisatrice véhiculée depuis le XIXe siècle. » (315) L'Express rejoint alors France Observateur dans l'opposition à la guerre d'Indochine, sensibilisant tout un lectorat non communiste au rejet du colonialisme.
On observe la croissance des syndicats étudiants dans les années 60 : ils sont 140 000 à l'automne 54, 252 000 à la rentrée 62, un étudiant sur deux possède alors sa carte à l'UNEF. (Dans le même temps le nombre d'enseignants dans le supérieur passe de 2000 en 1945 à 25 000 en 1963)
L'intervention de Claude Lévi-Strauss se veut un manifeste en faveur de la pluralité et du maintien des différences, qui sont à ses yeux la source de l'enrichissement de l'histoire. A l'inverse le plus grand danger est celui de l'uniformisation, qui conduirait à l'entropie et à la mort des civilisation,s une thèse qu'il ne cessera de défendre tout au long de sa vie. » (374)
Ainsi naît la French Theory : « Toutes les valeurs européocentrées sont déconstruites et soumises à la critique au nom d'un envers, d'un âge d'or perdu. Sous les Lumières, on traque les ténèbres d'une logique carcérale ; sous l'homme de raison, le fou ; sous l'adulte, l'enfant ; sous le civilisé, le sauvage. » (399)
Cet affranchissement, Barthes le manifeste aussi au niveau de la langue : il affirme l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style. Il emprunte au linguiste Viggo Brondal cette notion de degré zéro. (403)
Lacan affirme quant à lui que désirer n'est pas désirer l'autre mais désirer le désir de l'autre. (415) Il établit un triptyque entre le moi, l'imaginaire et le symbolique. Dans la cure, la symbolisation s'opère grâce à la relation transférentielle entre l'analyste, qui est doublement investi de la position de l'autre imaginaire et de l'autre symbolique, celui qui est supposé savoir : « La loi primordiale est donc celle qui en réglant l'alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l'accouplement. L'interdit de l'inceste n'en est que le pivot subjectif. (…) Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage. » (cité p. 420) La relecture de Freud par Lacan incite donc à une nouvelle lecture qui ne considère plus pour essentiel la théorie des stades excessifs, mais réfère ceux-ci à une structure œdipienne de base caractérisée par son universalité, autonomisée par rapport aux contingences temporelles et spatiales, et déjà là avant toute histoire. Cette parole à jamais coupée de tout accès au réel, ne véhicule que des signifiants qui se renvoient entre-eux. Il n'y a donc pas à rechercher d'essence humaine en d'autres lieux que le langage.
Michel Foucault quant à lui emprunte à Nietzsche « la remise en question de l'histoire totale, son éclatement en une myriade de séries temporelles multiples et la conception discontinue de l'historicité. » (429) Cette prise de distance critique avec l'hégéliano-marxisme rejoint le souci de toute une génération qui prend la mesure du tragique de l'histoire au sortir de la Shoah vers toujours plus de rationalité. (cf page 439 un bon développement)
Chez Derrida l'histoire aussi est à déconstruire. Si l'histoire totale est renvoyée au rôle illusoire du mythe, elle reste appréhendable au pluriel : « il n'y a pas une seule histoire, une histoire générale mais des histoires différentes dans leur type, leur rythme, leur mode d'inscription, histoires décalées, différenciées, etc. » Multidimensionnelle, déconstruite, une telle histoire conduit vers un devenir forclos et n'est que le déroulement du simulacre d'un présent à la fois insaisissable et étale. Dans ce carnaval du temps, il n'est point de station d'arrêt, moins encore de voies de passage d'un point à un autre. Derrida se situe donc bien du côté du structuralisme, mais en durcissant l'évacuation du sujet et du référent et en leur ajoutant la mobilité qui leur manquaient, ce qui se situe toujours dans une logique structuraliste en ces années de gloire de la French Theory. » (449)
Selon Paul Virilio, le cinéma qui devait être un moyen de libération aura contribué à l'asservissement des masses, à leur fascisation et à une brutalisation généralisée. Alors que l'on ne croit plus au monde, la nouvelle fonction assignée au cinéma est selon Daney, « de faire croire à un rapport de l'homme avec le monde. Le cinéma n'a plus pour finalité d'être le reflet d'un réel supposé, mais peut redonner, par l'illusion et le réenchantement du monde, confiance en l'existence d'un socle social de l'existence humaine. »
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