Comprendre l'holocauste
Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, Paris : la Fabrique, 2002, 286 p.
La thèse du livre : L'holocauste a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnelle qui loin d'être un obstacle a au contraire accéléré et produit le processus. Donc à ne considérer l'holocauste comme une spécificité de l'histoire, un problème juif, on voit plus les fondements sociaux. De même à ne voir que des causes allemandes ou nazies, on ne voit pas les causes autres.
« L'holocauste fut le résultat d'une rencontre unique entre des facteurs en eux-mêmes tout à fait normaux et courants et que la possibilité d'une telle rencontre peut être attribuée en grande partie à émancipation de l'État politique de tout contrôle social, grâce à son monopole sur les moyens de coercition et à ses audacieuses ambitions manipulatrices – émancipation consécutive au démantèlement progressif de tous les pouvoirs non politique et des institutions d'autogestion sociale » (19)
On peut voir l'Homme comme le produit unique mais cependant socialement déterminé d'une concaténation particulière de facteurs sociaux et psychologiques qui conduisit à une suspension temporaire de l'emprise normale de la civilisation sur la conduite humaine. » (26)
« Dans une situation anomique – libre de toute régulation sociale – les individus peuvent réagir sans se soucier de sa voir s'ils risquent ou non de porter préjudice aux autres. » (26)
L'holocauste n'est pas dû à un dysfonctionnement de la modernité, il en est le produit, il en est même sa vérité (au sens de révélation) = ses horreurs sont indissociables de celles de la société moderne au quotidien.
Necauna Tec affirme que c'est la situation ou le contexte qui fait réveiller les dispositions des individus qui sans cela seraient restés « silencieux ». Donc rien ne permettait de déceler avant les signes de lâcheté ou à l'inverse de sacrifice. Aussi l'holocauste n'a fait que révéler un autre visage du même homme moderne connu par ailleurs (= civilisé). Ce qu'on vit : un plan ingénierie sociale fruit de l'esprit de scientificité. Donc création et destruction sont deux aspects inséparables de ce que nous appelons civilisation.
Ceci nous surprend d'autant plus que les sociétés contemporaines sont enracinées dans un mythe étiologique de émergence d'une humanité à partir d'une barbarie pré-sociale (38). Mythe avalisé par Max Weber et son processus de rationalisation (efficacité, scientificité, relégation des valeurs dans le domaine de la subjectivité), par la psychanalyse (dompter l'animal enfoui dans l'homme), par le marxisme, etc... Au regard de l'holocauste on voit que ces tendances morbides n'ont pu être maîtrisées. Ainsi l'aversion pour le meurtre, l'absence de goût pour la violence, la culpabilité s'avèrent-elles faibles au regard des forces de la civilisation (rationalité, technologie, subordination). « La civilisation moderne n'a pas été la condition suffisante de l'holocauste mais elle en a été la condition nécessaire. Sans elle il serait inimaginable. C'est le monde rationnel de la civilisation moderne qui l'a rendu imaginable. » (40) =
administration → principes hiérarchiques : planification / minutie.
armée → machine de mort : précision / discipline / insensibilité.
industrie → comptabilité : économie / récupération / efficacité.
parti → idéologie : idéalisme / sens de la mission / sens de l'histoire.
« L'exécution objective des affaires signifie tout d'abord l'exécution d'une tâche selon des règles calculatrice et sans considération pour les individus. »
Grâce à l'holocauste on comprend mieux la rationalité bureaucratique moderne. L'idée même de solution finale est le résultat d'une culture bureaucratique.
Avec K. Schleuneur, conception fonctionnaliste (opposée à intentionaliste) : le chemin a été tracé cm par cm, avec comme objectif initial : se libérer des juifs. Le moyen est construit ensuite, au fur et à mesure. C'est ainsi que l'analyse du « chemin tortueux » vers Auschwitz fait ressortir que l'extermination n'est que le produit de procédures bureaucratiques ordinaires : calcul du rapport fin-moyen, équilibre du budget, application de règles de valeur universelle. (45)
« Les règles de la rationalité instrumentale sont singulièrement incapables d'empêcher de tels phénomènes. » (46)
Car du côté des vainqueurs on procédait à des actes comparables, qui en tout cas en eux mêmes ne permettaient pas de dire qu'ils allaient dans le sens du Bien, et les autres dans le sens du Mal.
Dans le cas de la solution finale chaque acte individuel prenait corps dans une chaîne d'actes, un cadre administratif impersonnel, abritant chaque allemand ordinaire. Ce cadre ou ces conditions :
1- la violence est autorisée par des ordres officiels et légaux.
2- les actions sont banalisées (spécification des rôles).
3- les victimes sont déshumanisées (à coups de définitions).
1- C'est le principe de la discipline organisée, avec obligation d'obéir, et plus avant du dévouement = identification totale à l'organisation au détriment de sa propre identité, de ses opinions personnelles (régression par rapport au mouvement historique d'individuation). Cette vertu : « l'honneur du fonctionnaire » selon Weber, consiste à faire coïncider l'ordre avec ses convictions. Chaque élément, y compris les victimes (dont la coopération était une condition fondamentale du succès de l'entreprise), appartenait à cette chaîne de commandement.
2- L'aspect moral de l'acte est délibérément caché car chacun exécute une tâche en apparence anodine. Cet aveuglement collectif n'est pas spécifique à cette époque ou situations (cf les ouvriers fabriquant des armes). C'est ainsi que John Lachs a parlé de « médiation de l'action », comme moyen ou trait les plus saillants de l'époque moderne, défini par l'intermédiaire entre un individu et son acte l'empêchant de le vivre directement : « l'intermédiaire cache les conséquences de l'action au regard de l'acteur. » (57) Ainsi de nombreux actes sont réalisées sans que nul ne puisse se les attribuer de façon consciente, par argumentation de la distance physique ou psychique, laquelle abolit la signification morale de l'acte, en l'occurrence par l'invisibilité des victimes (d'ailleurs les massacres à la mitrailleuse étaient susceptibles de miner le moral des troupes. En ce sens la machinerie de la solution finale apportait un progrès par la distance qu'elle introduisait). Donc le succès de l'holocauste réside dans l'utilisation de somnifères moraux issus de la modernité, notamment « l'invisibilité naturelle des relations causales dans un système complexe d'interactions, ainsi que « la distanciation » des résultats peu appétissants ou moralement repoussants au point de les rendre invisibles à l'exécutant. » (60)
3- Là où les nazis excellèrent c'est dans une 3e méthode consistant à rendre visible l'humanité des victimes : en s'appuyant sur le concept « d'univers de l'obligation » de Helen Feis, qui définit les limites du territoire social à l'intérieur duquel il est permis de se poser des questions d'ordre moral ; au delà, les principes moraux n'engagent à rien. Il suffit donc d'évincer les victimes de cet univers d'obligation, en clair les évincer de la communauté nationale (avec donc un travail préalable de construction-consolidation de la conscience nationale). D'où l'amalgame entre juif et vermine, ou le partage entre le pur et la souillure.
Rappel : le procès de civilisation = suppression des pulsions irrationnelles, anti-sociales, donc de la violence, laquelle devient le monopole de l'État, qui l'utilise pour protéger la nation. L'holocauste montre que cette vision devient insuffisante. Il faut intégrer au processus que l'utilisation de la violence dans un cadre rationnel exclut (ou peut exclure) toute prise en compte de normes éthiques. Aussi l'holocauste doit être vu comme « le résultat normal des tendances civilisatrices et de leur potentiel constant. » (63) Ainsi la rationalité weberienne de séparation des fonctions par spécialisation (famille, entreprise...) permet d'isoler l'acte rationnel à but précis de tout contact avec d'autres processus soumis à d'autres normes (solidarité, respect, assistance...).
Chapitre 2) Modernité, racisme, et extermination I
L'antisémitisme allemand n'était pas le plus fort en Europe : condition insuffisante à l'extermination. Pour la mener il fallait un groupe organisé d'exterminateurs professionnels. Car il faut voir que les pogroms sont apparemment un mythe : pas de preuve d'une violence collective spontanée. D'une manière générale, aucun ressentiment aussi fort fût-il, ne peut expliquer un génocide.
Voir la spécificité de l'antisémitisme : pas des groupes avec un territoire propre, mais un rapport majorité/minorité, nous/ils. Dès lors l'apatridie ne peut être un argument contre les juifs car cela a toujours été ainsi, pourtant Hitler y eut recours afin de particulariser le problème juif : de cette façon le peuple juif était censé ne pas pouvoir participer à la lutte universelle pour le pouvoir sous sa forme habituelle de conquête territoriale, et du coup recourait à des méthodes malsaines et sournoises.. Auparavant les ghettos remplissaient paradoxalement la fonction d'intégration en localisant un groupe « menaçant » pour l'identité autochtone, c'est-à-dire chrétienne. Le juif joua le rôle d'alter-ego de l'Église catholique, mais un juif théorique qui ne correspond pas au juif réel, et auquel des populations se rattachèrent de manière discriminatoire alors qu'elle ne voyaient pas ou plus de juifs. « Le juif conceptuel » était le terrain où l'Église jouait son combat pour son identité ; il était visqueux (Sartre), gluant (M. Douglas), « il était le prototype et le modèle par excellence de la non conformité, de l'hétérodoxie, de l'anomalie et de l'aberration. » (79)
Un message implicite se dégageait : « toute alternative à cet ordre ne constitue pas un autre ordre, mais le chaos et la dévastation. » (79)
De même la chasse aux sorcières est liée à l'anxiété, les tensions sont provoquées par l'effondrement de l'ancien régime et l'avènement de l'ordre moderne, c'est-à-dire de la disparition des vieilles sécurités (cf R. Castel), des distinctions séculaires, des distances protectrices, du brouillage des identités. Du coup, dans la recherche de nouvelles identités stables et définies clairement contre le danger représenté par la viscosité d'en ennemi, le juif symbolisait ou cristallisait ce danger. Plus encore, il symbolisait toute forme de danger issu de la société moderne, à la fois messager du bolchevisme et représentant de l'esprit libéral de la droite occidentale pourrie. Pour les classes du bas, les juifs représentaient les classes supérieures et donc leurs exploiteurs, alors que pour le haut ils représentaient la lie. Ils sont donc l'objet d'antagonismes contradictoires. Les juifs comme prisme : renvoient une image contradictoire selon l'endroit où on se place. (84)
La modernité travailla cette représentation pour la rationaliser : soit en la rejetant, et le statut des juifs est vu comme subsistance de l'ordre féodal, obstacle au progrès, qu'il fallait rejeter au profit d'une intégration égalitaire; soit en argumentant autour de cette altérité : les juifs vus comme bénéficiant socialement des mutations alors que d'autres en pâtissaient.
Du coup, « le sort des juifs illustrait parfaitement la fantastique dimension de bouleversement social et rappelait de façon évidente, ostensible, l'érosion de certaines certitudes, la liquéfaction et l'évaporation de tout ce qui semblait autrefois solide et durable. » (88) « L'altérité des juifs eut pour effet que les tensions se focalisèrent sur eux . » (89)
Le capitalisme rattaché aux juifs : condamnés comme étrangers, anormaux, hostiles, dangereux... Ils devenaient la première cible de la résistance anti-moderniste : anti-capitalisme = antisémitisme. Mais aucun élément ne fut aussi fort que celui de l'anti-nationalité des juifs dans un monde de nations.
Alors que la société pré-moderne se satisfaisait des ségrégations ou des spécificités, la modernité s'y refusait ; ou alors il fallait la fondre en raison, c'est-à-dire l'élaborer. Au judaïsme succédait la judéité dont le juif ne pouvait du coup s'évader, car placé au niveau d'une loi naturelle. Cela fondait un nouveau discours d'essence raciste.
Chapitre 3) Modernité, racisme, et extermination II
Racisme = hétérophobie (ressentiment éprouvé contre celui qui est différent), à 3 niveaux :
racisme primaire, est universel : réaction naturelle à la présence d'un inconnu. Antipathie puis agressivité sont déclenchées devant l'étrangeté.
racisme secondaire, rationalisé : l'inimitié est assortie d'une théorie avec raison logique. L'autre est objectivement dangereux (= ethnocentrisme, xénophobie)
racisme tertiaire : introduit une argumentation quasi biologique, et ainsi irréversibilité de l'Altérité.
Contre Taguieff, affirmation que la nature, l'emploi et le mode de fonctionnement du racisme le différencient de l'hétérophobie comme sentiment d'anxiété qui apparaît dès qu'on ne maîtrise pas la situation, elle-même différente de l'inimitié ouverte à l'antagonisme plus spécifique. Le racisme en effet consiste en l'élaboration d'un ordre social artificiel ayant pour débouché concret et politique pratique l'élimination des éléments de la réalité qui ne coïncident pas avec la réalité imaginée, même si cet ordre imaginé semble, aux yeux de ceux qui le fabriquent, rationnel.
Conséquence : « le racisme est inévitablement associé à la stratégie de l'éloignement. » (118) C'est ce que firent les nazis en appuyant sur cette conception binaire en dignes et indignes (typique de la modernité selon Foucault). On peut mesurer cette adéquation à la modernité à 2 niveaux :
Les Lumières ayant consacré une nouvelle divinité, la Nature, et la Science avec ses agents légitimes (les savants), tout était susceptible d'être disséqué systématiquement : le Bien, le Beau, la Vérité.
La Science devait permettre de dompter la nature et était donc un instrument de pouvoir capable de (re)modeler l'existence humaine.
Voir donc dans la terminologie nazie tous les emprunts à une conception scientiste, biologiste et même eugéniste de la nature humaine : « virus juifs » dont il faut se guérir, nettoyer la souillure, ou encore associer la question juive à une question d'hygiène politique. (126) Cette politique s'inscrit dans une politique plus large de gestion rationnelle de la société dans laquelle prend place l'élimination des handicapés, le fertilisation organisée de femmes aryennes. Voir que la propagande s'avéra insuffisante pour éliminer (faire éliminer) les juifs, et par conséquent la violence populaire était bien moins efficace que l'ingénierie sociale moderne fondée sur l'hygiène raciale.
Cette politique suscita plus l'indifférence que l'adhésion. « Le racisme est d'abord une stratégie, ensuite une idéologie. Comme toutes les politiques, il a besoin d'organisation, de directeurs et d'experts, il requiert pour sa mise en œuvre une division du travail et une séparation nette entre la tâche à accomplir et l'effet déstabilisateur de l'improvisation et de la spontanéité. » (131) Donc indifférence + fascination + peur devant le pouvoir qui s'étalait = apathie générale. Les juifs deviennent une « matière » abstraite, inaccessible à l'empathie, pour la plupart des Allemands ordinaires = voir donc l'importance primordiale du lien opérationnel plutôt qu'idéologique entre antisémitisme et la modernité.
La solution aux problèmes selon les racistes découle par contre de leur vision moderne consistant à isoler totalement et absolument « la race pathogène et contagieuse. » (134)
Chapitre 4) L'holocauste, événement à la fois unique et normal
Ce n'est pas l'holocauste que nous avons du mal à saisir, c'est la civilisation occidentale qu'il a rendue incompréhensible.
Voir que la violence populaire ordinaire – la fureur – se fonde sur une émotion dont la base psychologique possède une durée limitée, et donc insuffisante à l'accomplissement de la solution finale. Les ressorts de l'extermination menée par Hitler (ou Staline) ne relèvent pas de l'émotion (même pas la haine) ; les exécutés ne correspondent pas au schéma d'une société parfaite, la recherche d'un monde harmonieux, sain, bien, réglé, débarrassé de ses scories, d'individus « souillés par la tache indélébile de leur passé ou de leurs origines. A l'instar des mauvaises herbes, leur nature était immuable. On ne pouvait ni les améliorer ni les éduquer. » (158) On assiste avec l'holocauste au court-circuit entre une élite au pouvoir, ivre d'idéologie, et les capacités d'action rationnelle et systématique développées par la société moderne, qui du coup arrivent en pleine lumière. Donc les facteurs conduisant à la catastrophe sont :
un antisémitisme radical et moderne (biologique).
La transformation de celui-ci en stratégie pratique par un État puissant et centralisé.
L'existence d'un appareil bureaucratique énorme et efficace.
L'état d'urgence : conjoncture (guerre) permettant à ce gouvernement de ne pas rendre compte.
Un accord passif de la population.
L'holocauste est la preuve de la fragilité de la civilisation ou la preuve de ses terribles possibilités. La civilisation organisée autour du mythe du progrès (cf Révolution française, Lumières) : Humanité / barbarie ; raison / ignorance ; objectivité / préjugés ; progrès / dégénérescence / ; vérité / superstition ; science / magie ; rationalisme / passion.
Bref le remplacement de la soumission de l'homme à la nature par sa maîtrise. Expression de cette image type chez Elias et la sacralisation du corps humain (=intimité) p. 163 sq.
Dans ce processus la violence devient dissimulée, circonscrite, privatisée, invisible, ou exportée dans les zones hors d'atteinte qui n'ont que peu d'impact sur notre vie courante. Partie liée à cela c'est la concentration des moyens de coercition dans l'État, maintenant unique détenteur du monopole de la violence légitime (Weber).
Donc parallèlement à la disparition de le violence quotidienne intra-sociétale, se développe une militarisation des échanges inter-sociétaux : la violence devient une technique ; elle est donc sans émotion, purement rationnelle. Avec la dissociation des critères instrumentaux de leur évaluation morale comme résultat de 2 processus : la division du travail (1) ; la substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale (2).
(1) elle crée une distance entre le résultat final et leurs réalisateurs car la tâche elle-même peut-être à finalité multiple, on ne maîtrise pas son sens global (= le travail en miettes).
(2) Elle oublie que l'action est un moyen de parvenir à quelque chose d'autre qu'elle même. Ce qui compte : est-ce que la tâche a été exécutée de la meilleure façon possible, est-elle rentable, etc. = critères clairs.
Cela a 2 effets : chacun se voit évalué en fonction de sa tâche (peu importe sa conscience morale) d'une part, et déshumanisation des objets de l'activité bureaucratique d'autre part = des fiches, des cibles, des crédits... (voir p. 179)
« La répulsion d'origine culturelle contre la violence s'avéra un garde-fou dérisoire contre la coercition organisée, tandis que les mœurs civilisées faisaient preuve d'une extraordinaire capacité à cohabiter en paix et en harmonie avec les massacres. » (186)
Qu'est-ce qui a rendu cela possible ?
l'effondrement, le manque, le défaut de Démocratie
la disparition des mécanismes communautaires de régulation : nouvelles forces à une échelle supra communautaire qui s'avèrent aussi des forces de coercition, voire la seule force (le pouvoir politique) à soutenir l'ordre émergent.
Dans ce processus il y a des variation locales, mais ce qui est commun c'est la suprématie du pouvoir politique sur le pouvoir économique et social : « l'effet global et ultime de cet état de chose fut le remplacement des autorités traditionnelles, non pas par des forces nouvelles et ardentes de citoyenneté autonome, mais par un monopole quasi de l'État sur la politique, empêchant les pouvoirs sociaux de s'exprimer librement et de former une base structurelle de démocratie politique. » 189)
Chapitre 5) La coopération des victimes
Génocide possible si la volonté et les moyens de résistance sont ôtés aux victimes (198) : viser d'abord les élites. Mais avec le type de politique utilisée (émigration, éviction, extermination) pas besoin de s'occuper d'elles de manière spécifique. Néanmoins les nazis utilisèrent les conseils juifs : les juifs « furent partie intégrante de l'agencement social qui devait les détruire, maillon essentiel de la chaîne des actions coordonnées. » (202)
Pour mener à bien ses objectifs, la bureaucratie doit remplir certaines conditions :
hiérarchie de commandement
principe d'action coordonnée
spécialisation
monopole de la fonction spécialisée qu'elle remplit.
De plus, stratégie pour éloigner spirituellement les juifs des autres résidents :
par l'appel à l'antisémitisme populaire (mécanismes psychologiques du dégoût).
Par des mesures anti-juives ciblées creusant le fossé entre juifs et non-juifs : définir précisément la judéité (lois de Nuremberg) et rassurer-protéger de ce fait les autres.
Par le silence des élites : coopération des scientifiques au programme nazi, avec souci de préserver leur identité de savant (peu importe à qui ils avaient affaire).
Dans ces luttes pour la définition et la reconnaissance de la judéité, l'invention de la « 3e race », c'est-à-dire une procédure de reclassement de juifs à non-juifs qui légitimait encore plus la procédure de l'exclusion (puisque apparemment on pouvait en sortir si on faisait valoir de bons arguments) : réclamer pour soi une exception impliquait la reconnaissance de la règle. Exemple de ces exceptions :
combattants de guerre.
demande pour des amis juifs formulée par des aryens.
Les juifs convertis.
Tout cela légitimait l'exclusion de tous les autres. De là découle des stratégies individuelles de survie.
De plus le coût d'un génocide brutal et rapide était beaucoup plus grand que étalé : dans le 1er cas le risque de résistance était beaucoup plus important, alors que le second, utilisait la rationalité des victimes au service de leur propre anéantissement.
Ainsi les conseils juifs participant au travail de sélection raisonnaient-ils en des termes rationnels : sacrifier quelques uns pour sauver un grand nombre. Mais cette stratégie du moindre mal ne sauva pas grand monde. Dans la situation créée par les nazis, « la rationalité des victimes était devenue l'arme des dominantes. » (233) Donc du point de vue de l'usage de la raison, l'expérience de l'holocauste a révélé une distinction entre la rationalité de l'acteur (phénomène psychologique) et rationalité de l'action (mesurée par les conséquences objectives pour l'acteur). « La raison n'est un bon guide de comportement individuel que dans les situations où les deux rationalités se recouvrent. » (243) La seconde plus englobante décide de l'autre.
Chapitre 6) Post-scriptum : la rationalité et la honte
Quelle que soit la politique menée, y compris dans l'apartheid sud-africain, le pouvoir ne peut s'appuyer que sur la rationalité des acteurs pour se faire obéir : il y a plus de risques à désobéir que le contraire, y compris au prix d'entorses avec la morale. Dans ce cadre « l'instinct » de survie dans le monde nazi était tout à fait rationnelle, et faisait passer la survie d'autrui après.
Chapitre 7) Manipulation sociale de la moralité
Remise en cause d'une conception de l'histoire annonçant le triomphe toujours plus élargi de la raison, de la victoire de l'homme sur l'animal qui est en lui, du triomphe de l'organisation rationnelle sur la cruauté d'une vie pénible, bestiale, éphémère, que la société moderne est une force expressément moralisatrice et que ses institutions sont civilisatrices ou que ses contrôles coercitifs sont une digue défendant l'humanité contre le déferlement des passions animales. (262)
Pour éliminer l'effet perturbateur de la moralité, les sociétés prennent des mesures :
allonger la distance entre l'action et ses conséquences : la responsabilité morale n'incombe à personne, et la contribution de chacun est trop minuscule pour qu'on lui attribue une fonction causale.
Extraire certains de la classe des être moraux.
Démanteler, décomposer l'objet en traits.
Nouveauté de la modernité :
potentiel destructeur de la technologie.
Incapacité à maintenir les limites fixées de la maîtrise de la nature.
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