Où en sont les classes populaires ?
Stéphane Beaud, & Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003, 426 p.
Point de départ : une émeute urbaine à Montbéliard oppose des « jeunes » aux forces de police. Les jeunes : non identifiable simplement (contre la réification p. 15): il y a « un continuum de positions, volatilité des attitudes et des opinions en fonction de la conjoncture ». (note 1 p. 15)
Idée : dégager le soubassement socio-historique de tels mouvements, et voir l'émeute comme un symptôme (16) : du chômage, de la précarité, de l'affaiblissement de la définition collective, de la déstabilisation des familles, de l'effondrement de la représentation politique, de la ségrégation spatiale.
Dans ce cadre, les jeunes se sont construits avec « des chances de vie » restreintes (Weber) s'inventant des repères face à des pères sans travail. Mais aussi glissants vers l'autodestruction de soi (17). Donc comprendre la logique de leurs dispositions (par exemple l'agressivité).
NB : Le vote FN à la périphérie de ces ensembles comme moyen de défense contre une régression sociale pour des individus ayant joué (souvent au moyen de forts sacrifices) la carte de l'évasion (plus de l'ascension) individuelle. Le vote FN en 2002 représente 32% dans certains quartiers.
Pour ceux qui restent : amertume grandissante. Agression contre les classes populaires : licenciements, accidents du travail, maladies professionnelles, concurrence intra-salariale, nouvelles formes de domination, harcèlement.
Effets : rétrécissement des horizons temporels, régression à un autre âge du capitalisme (voir pré-capitaliste puisque ce qui le caractérise c'est la prévisibilité dixit Weber)
Effets : dans les corps.
1ere partie : Le temps long de la crise
L'observation de la mission locale montre tous les handicaps possibles des jeunes en situation de recherche d'emploi : présentation de soi, malentendu, incompréhension (révélation de leurs manques i.e de formation).
Les jeunes essaient d'instrumentaliser la Mission Locale (ML) mais pour cela ils ne disposent que de peu de forces sociales, par exemple celle de l'interconnaissance qui va permettre de recommander tel conseiller plutôt que tel autre.
Ce qui leur fait peur au fond, c'est que la ML leur assigne une place, leur détermine un avenir limité, en tout cas plus limité que leurs propres espérances. Stratégie face au discours institutionnel assignant : laisser dire, se taire, rester sur son quant à soi, c'est-à-dire adopter cette posture qu'ils ont déjà mis en œuvre lors des évaluations scolaires (51). Ils demeurent donc dans la représentation figée du eux et du nous.
Pourtant l'art de faire du conseiller consiste à rechercher l'assentiment du candidat pour l'envoyer vers une orientation professionnelle (57). Les enfants d'immigrés demeurent visiblement sous embauchés, d'autant que la conjoncture n'est pas bonne : le public de ML est arabe.
Quête de respectabilité par la formation et les diplômes. (68) Dans les missions locales les entretiens de suivi sont plus tendus : on demande des comptes aux stagiaires pour mesurer leur motivation. Mais la trajectoire modale c'est la recherche d'emploi sans réussite ou espoir, et avec désillusions. Pour les conseillers, ce qui fait la différence lors de l'embauche, c'est le relationnel c'est-à-dire les formes intériorisées de la docilité, soit des valeurs très différentes de la culture de ces jeunes (code de l'honneur, solidarité, opposition). Ainsi l'observation d'entretiens avec conseillés montre la délégitimation et disqualification des traits de culture ouvrière, les savoirs pratiques, le savoir-faire, la transmission du métier (geste et posture) (75), et l'écart entre l'offre telle que ses conseillers la perçoivent et la demande des entreprises qu'ils se chargent de relayer : une main-d’œuvre polyvalente, disponible et pleine d'initiative. Alors que du côté des jeunes ces postes non qualifiés qu'on leur propose ne peuvent les satisfaire (grand écart avec les rêves). Les conseillers sont aussi dans une stratégie de doter ces jeunes d'une force sociale (consacrée par exemple par le C.A.P.) qu'ils ne possédaient pas. Mesurer l'effet stage sur l'image de soi chez les non-diplômés. En creux on mesure la nouvelle importance du diplôme parmi les salariés du travail d'exécution. En son absence les individus mesures « leur nullité de leur valeur sociale sur le marché du travail.» (95) Donc le classement scolaire concerne tout le monde, et ceux qui sont privés de diplôme sont le plus souvent définis par le négatif (individualisme négatif dixit castel) : sans diplôme, sans travail stable, sans famille, sans avenir professionnel. L'institutionnalisation de la recherche d'emploi à travers ses règles, ses lieux, ses acteurs, devient la seule protection possible de ces jeunes. Dans le même temps, l'exclusion concerne aussi les membres des classes populaires licenciés, car la politique de l'entreprise est désormais normalement sélective ou non de son efficacité. Même les gens en difficulté personnelle se trouvent mis sur la touche dès lors qu'ils ne suivent pas (l'intensification, le rythme, la modernisation, etc). Avec pour eux la peur de tomber (103). De même changement donc dans le procès de fabrication : travail plus individualisant, nouveaux modes d'autorité, plus difficilement acceptables par les non scolarisés (108). Polyvalence, intensification, fin des savoirs autonomes. Dans ce processus les médecins jouent ce rôle de tri, déclarer inaptes les individus qui ne satisfont pas les normes de production.
D'une génération à l'autre on mesure les différences de culture et de rapport à la classe : chez les plus vieux un esprit de rébellion, de résistance à l'ordre professionnel et politique ; chez les plus jeunes, résignation et apathie se coulant dans l'ordre dominant, sans distance, comme si les mots de leurs parents semblaient hors d'usage. Du coup c'est le silence face à l'enquêteur, silence sur un monde (l'usine) subi et non choisi. Durant la crise, on assiste à un report des calendriers (le matrimonial et résidentiel s'ajustant au professionnel) et donc au maintien de lien de dépendance, donc d'infantilisation. Cette dépendance glissant même à la soumission par les effets différés d'une scolarité prolongée, enseignant l'obéissance, la docilité, la reconnaissance des autorités. On a donc affaire à « des hybrides sociaux, ni prolos, ni intellos » (122). La filière auto comme le lieu exemplaire d'une « reféodalisation des rapports sociaux. » C'est-à-dire la sous-traitance ou « la stratégie de l'artichaut » (CGT p. 127). Type d'opérateur : jeunes, déclarés non qualifiés, payés au SMIC, fort taux de femmes dont des mères célibataires (dociles). La promotion est absente. Entre opérateurs et techniciens il n'y a plus rien = Sentiment fort de coupure et de dévalorisation sociale. D'autant que le recrutement après forte sélection (5 %) : sont prisées des valeurs floues (docilité, intégration dans une équipe, polyvalence, potentiel). Le diplôme (le baccalauréat) fonctionne comme un indicateur de sérieux et d'adaptabilité au travail (132). Les années d'études « façonnent » (132), les jeunes d'origine populaire y perdant « leur rugosité sociale » (133), adoptant beaucoup des manières des étudiants. (133)
Un mode de gestion de la main-d’œuvre : mettre la pression sur les salariés pour les culpabiliser : « reporter la fragilité structurelle des entreprises sur les ouvriers eux-mêmes afin de les culpabiliser. » (133) L'acceptation de ces conditions est dépendante de trois facteurs : la trajectoire scolaire (échec), les problèmes familiaux, la trajectoire sociale. Il s' agit donc d'une très grande fragilité.
Dans les usines, limitation des lieux de rassemblements. La polyvalence induit une perte du savoir de la place et donc des marges de manœuvre. On observe des transformations depuis l'enquête de Schwartz : le travail des femmes par exemple vient ici compenser la perte de statut masculin, la dissolution des liens matrimoniaux, la peur de tomber... mais a aussi des effets dans la vie de l'atelier (en gros de soumission).
Deuxième partie la reprise économique espoir et désillusions.
La reprise bénéficie à tous y compris aux jeunes des cités. Il y a là un sentiment d'urgence à saisir la conjoncture ressenti par beaucoup, pariant sur l'avenir (du boulot plutôt que des études). Le pouvoir d'achat s'améliore et donc aussitôt les signes ostentatoires de cet accès à la consommation avec les grosses voitures. Il y a un esprit de revanche pour des jeunes portant les traces de cette stigmatisation collective dont ils ont été les victimes. Pour un certain nombre qui s'intègrent à la vie usinière, ils opèrent un travail de démarcation vis-à-vis de ceux qui glandent. Dans le même temps, dans l'usine se met en place une concurrence vive pour les postes notamment entre hommes et femmes. (207 sq) Les filles qui possèdent certaines dispositions de dévouement mise en œuvre dans les familles (le statut de la femme et singulièrement de la femme immigrée) sont donc recrutées pour cela, elles sont très loin des logiques de rebellions verbales et de recherche l'affrontement propre aux gars (221). De fait les garçons éprouvent beaucoup de difficulté à sortir de leur culture de la rue et à rentrer en contact avec ceux qui ne possèdent pas leurs références culturelles. D'où les tensions de l'atelier. La place assignée (ghetto) le racisme entraîne des stigmates qui eux-mêmes induisent un renfermement, un cloisonnement, et donc un racisme inversé.
De plus la culture au travail, intégrant les filles en masse, fait table race de certains traits de la culture masculine (la virilité) au profit d'autres valeurs (dynamisme, le savoir-être), il y a un coût psychologique important pour les hommes de travailler à l'usine. Durant cette période continue de s'afficher un cynisme patronal, embauchant 45 intérimaires après avoir viré 45 ouvriers. Il y a une logique de« déstabilisation des stables ». On embauche aussi des diplômés. On met tout le monde en concurrence : logique délibérée de la concurrence entre générations. Ils ont abandonné la lutte, laquelle est reprise par certaines femmes qui sont attachés à rendre la vie l'usine plus vivable : donc combat à « forte connotation éthique » (253) avec des revendications réalistes. Mais au final ce qui émerge c'est plutôt des stratégies individualistes.
Quand l'espace des possibles de la reconnaissance sociale pour les ouvriers (travail stable, promotion, qualification, prime, travail intéressant, syndicalisation) se referme, s'ouvre du coup le seul espace disponible : la révolte individuelle ou collective.
Troisième partie : Relégation sociale et spatiale des enfants d'immigrés
Deux différences majeures entre intermédiaire et vieil ouvrier :
ils ne peuvent s'affronter avec la hiérarchie du fait de leurs faiblesses structurelles;
en dépit d'un ethos de classe assez proche, les plus jeunes ne s'arriment plus à une vision politique déterminée déterminante, à « une eschatologie historique » (292) qui donnait sens aux luttes ordinaires, mais s'en tiennent à faire respecter une morale.
Couplé à la stratégie individualiste, le rapport à la culture des bac pro est désormais de type instrumental (promotion) et non pas politique. Coupure Bac pro/Opérateurs se retrouve dans les types de logement pavillonnaire/bloc. Pour les enfants d'immigrés : racisme ordinaire. Du coup les études comme stratégie pour échapper à cette stigmatisation et ce rejet dans le monde du travail (qui passe d'abord par le refus d'embauche), stratégie d'autoprotection donc (335 sq). Devant les effets multiples de la crise, ces jeune sont conduits à adopter des comportements autodestructeurs (haine des autres et haine de soi) ; sans place pour eux, ils cherchent les moyens d'en affirmer une. D'abord territorialement en « sur-occupant l'espace public », c'est-à-dire en étant présent durablement et en étant identifiables, ainsi que par la possession de signes ostentatoires (vêtements, voiture), et surtout en se rendant symboliquement maître d'un territoire, dans l'espace propre, le quartier, comme revanche face à une dépossession économique et sociale. Ils sont en effet marqués négativement depuis leur plus jeune âge (immigrés, famille nombreuse, père malade ou chômeur). Ils sont marqués aussi par les expériences négatives des aînés : drogue, alcool, prison, folie, suicide, accident... (343). Quoi qu'ils fassent ils demeurent marquées, leur étiquette sociale leur colle à la peau. C'est cette disqualification totale qui les pousse de proche en proche dans une culture de la provocation, une contre violence comme réponse à la violence sociale qu'ils subissent. Il y a dans cette attitude une volonté de réparer le sort fait à leurs parents puis eux-mêmes.
Conclusion
Les émeutes sont le produit de la violence sociale pesant sur les jeunes peu qualifiés ainsi que sur l'ensemble des classes populaires dans les moyens de défense collective se sont affaiblis. Décomposition de la classe ouvrière qui éclate avec le vote du Front National même si la majorité des ouvriers est abstentionniste. Voir donc :
la disparition des formes de la représentation ouvrière dans l'espace public = le technocratisme y compris de la gauche, l'aveuglement sur les 35 heures, le désintérêt pour les formes de vie des classes populaires, lequel n'est pas nouveau (la société française est une société de propriétaires). Mais la nouveauté c'est la baisse de la capacité de résistance des ouvriers sur le devant de la scène. Avec le chômage comme « arme de destruction massive ». N'étant plus soutenus par les intellectuels, ils se laissent imposer une image d'eux-mêmes contribuant à leur démoralisation.
Des classes sans défense, dévalorisation des représentants ouvriers (Revanche de classe) à l'usine (syndicaliste) ou politiques (PCF en chute). Luttes purement défensives. Décrochage par rapport aux classes moyennes. Segmentation accrue de la classe ouvrière avec ouvrier à statut et ouvrier de PME.
De la classe sujet à la classe objet. Processus de paupérisation, logique de concentration spatiale, dissolution des liens familiaux. Les nouveaux ouvriers qualifiés sont tournés vers les classes moyennes et refusent le terme ouvrier. Pour les autres sentiments de déclassement, proximité objective avec les exclus. Donc se raccrocher à ce qui reste : le drapeau et la marseillaise.
Les difficultés du monde syndical : fin des militants sacrificiels. Fin aussi des perspectives collectives d'émancipation. Donc le nouvel esprit du capitalisme peut faire de l’œil à ces jeunes qui peuvent y croire. Détachement des militants vu comme privilégiés. Le syndicat comme source de prestations (Cf le comité d'entreprise).
Effet de la précarité sur les jeunes : déclassement, licenciement, sont des menaces permanentes. Sur-sélection dans le monde du travail : élimination des faibles, des malades... mise en concurrence des nationaux et des immigrés.
Les jeunes des cités abandonnés à eux-mêmes. Pénalisation de la misère.
Nouvelle classe dangereuses.
Absence de réponse (ou insuffisante ?) du côté du mouvement ouvrier.
Commentaires
Enregistrer un commentaire