Analyse d'un chef d'oeuvre d'Alfred Hitchcock
Jean-Pierre Esquenazi, Vertigo, CNRS Éditions, 2011, 351 p.
Qu'est-ce que l'invention ? « Un objet inventif est capable d'offrir une paraphrase d'un milieu réel qui peut, pour un public donné, découvrir ce dernier d'une façon inédite. » (22) Ainsi Hitchcock paraphrase les lois d'Hollywood aussi crûment qu'il était possible en 1957. Il est à la fois représentant de la pruderie victorienne, de la fascination expressionniste pour l'ombre et la lumière, du capitalisme le plus brutal, de la société freudienne, de la pensée tayloriste, etc.
Ainsi il y a fondamentalement deux styles hollywoodiens :
« Le premier induit un espace théâtral, centripète et plat, présentant des attractions, des numéros cinématographiques, filmé depuis un point de vue frontal, omniscient et objectif. La temporalité y est celle de l'actualité ; ne compte que le plaisir actuel de l'exhibition des artistes. Et l'enchaînement des numéros ne construit qu'une série non linéaire de fragments temporels.
Le second implique un espace subjectivisé, centrifuge et profond, présentant des personnages vivant une histoire découvert à partir d'un point de vue oblique, relatif et subjectif. La temporalité y devient linéaire, soumis à l'enchaînement des événements narratifs selon la logique des causes et des effets.
On requiert du spectateur dans le premier cas qu'il observe et se réjouisse, comme les spectateurs du music-hall ; et dans le second cas, qu'il participe à l'action à la manière du lecteur de romans. »
Un grand réalisateur maîtrise les deux styles.
Le film noir utilise le style de la femme fatale. La singularité de ce genre de personnage combine une impuissance (elle est incapable d'agir sur son propre destin) et une puissance (elle fascine les hommes au point de les entraîner là où elle veut). Le film noir est donc le genre qui parle le plus du pouvoir, de sa définition comme de son exercice. En cela Hitchcock avec Vertigo empreinte à ce type. (102) Mais la blonde hitchcockienne est une femme fatale féminisée, plus dense et inquiète que les personnages du film noir et moins directement sensuelle. Son rapport au héros est aussi plus ambigu, souvent sans solution (Vertigo, Psychose).
Contrairement au livre, Hitchcock décide que Judy sera dévoilée dès le début de la seconde partie, commettant Madeleine elle-même. C'est cette décision qui rend le film à part, car elle rend le spectateur voyeur et en attente.
Hitchcock crée un monde fictionnel qui lui permet de discuter les codes d'Hollywood. Sur des bases apparemment réalistes, enquête policière, personnages ancrés dans le réel par leurs statuts et l'existence d'une histoire, il s'agit d'un monde fictionnel et « planant », un monde à part, celui de Madeleine et bientôt celui du film lui-même.
Ainsi « l'attitude de Scottie ne laisse aucun doute : s'il ne voit pas Madeleine, il l'imagine, la sent ou mieux la visionne en a la vision, avec toute l'ambiguïté inscrite dans ce terme. Vertigo fabrique une image sublime, que son héros ne peut pas percevoir, qui reste pour lui fondamentalement imaginaire, mais qui va cependant déterminer toute sa conduite à tenir, en l'engageant dans le monde mystérieux dont Elster lui a fait don. La duplicité extraordinaire du film consiste à démonter les rouages d'un mécanisme, auquel il va pourtant adhérer le reste du temps. » (170)
Scottie devient véritable personnage romanesque, celui à qui l'histoire arrive et celui par qui l'histoire nous arrive. (178)
Le personnage de Kim Novak joue aussi sur les codes d'Hollywood. Le film nous l'a d'abord présentée comme captive dans une image iconique. Puis comme tendue entre sa splendeur et la conscience de cette splendeur. Mais elle n'est pas délivrée du regard qui pèse sur elle.
Le monde de vertigo est celui du désenchantement. La quête du héros devait réconcilier le monde de vertigo en le guérissant du désenchantement qui le guettait. Mais cette promesse écroule parce que l'aventure se clôt en gardant son mystère et en détruisant son héroïne. Ainsi le monde de l'aventure et les lois du genre tout cela n'était qu'illusion. Comment redevenir une ingénue quand on a été star et femme fatale ? Comment laisser au héros son statut en cessant d'être l'image qu'il désire ? Quand Scotty embrasse la nouvelle Madeleine son rêve est accompli : « non seulement celui d'éteindre Madeleine revenue des morts, mais aussi de confondre les univers de l'aventure et de la réalité, du passé et du présent, en un même expérience. »
La transgression hitchcockienne s'aperçoit dans :
« Le rapport subjectif n'est plus seulement un instrument primordial de la mise en scène, mais l'icône d'un désir masculin de domination ;
La femme fatale n'est plus seulement un objet fascinant mais un piège pour les hommes et une prison pour les femmes ;
La caméra n'est plus seulement l'outil du spectaculaire, mais le producteur hautain d'illusions ;
Le mélodrame n'est plus seulement une quête du bonheur, mais un mirage masquant la séparation absolue des hommes et des femmes. » (280)
D'après Robin Wood Vertigo est un des cinq plus profonds films que le cinéma a jamais donné. Pour lui Hitchcock capitalise sur les attentes du public et les déçoit brutalement. Celui-ci subit des expériences de désorientation, pendant lesquelles son expérience spectatorielle le dessert plutôt qu'elle ne l'aide à appréhender la narration. Il a ainsi une difficulté à assimiler la nouvelle que Judy est Madeleine. Pour lui le point de vue de Scottie n'est jamais seulement le sujet du film mais aussi son objet. Le rêve de Scottie qui est figuré comme l'équivalent du rêve hollywoodien est à la fois dit et montré, présenté et représenté. Le balancement entre le monde désenchanté et le monde aventureux, pour utiliser la terminologie de nos descriptions, nous laisse à la fois impliqué et ému, mais aussi retiré et mal à l'aise. Les personnalités de Scottie et Judy deviennent les jouets des personnages fictifs rencontrés dans la première partie. L'absorption de Judy est représentée par exemple dans la scène du musée ou plus tard chez Rasonhof comme travail de l'art. Le rêve hollywoodien apparaît ainsi comme la volonté de réduire autrui à soi-même. L'union parfaite voulue par Scottie a pour condition nécessaire le déni d'autrui et de son autonomie. Judy est simplement rejetée par Scotty. Ses explications menacent de la rendre trop réelle : elle menace de devenir une vraie personne. (297-298)
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