Les fonctions du sport dans les sociétés modernes
Norbert Elias, Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Pocket, 1994 (1986 éd. anglaise)
Avant-propos (Roger Chartier)
Contre l'idée de l'universalité du sport, montrer sa discontinuité historique et géographique.
Le sport moderne : « Abaissement du degré de la violence permise dans la mise en jeu des corps, l'existence de règles écrites et uniformes codifiant les pratiques, l'autonomisation du jeu (et du spectacle du jeu) par rapport aux affrontements guerriers ou rituels. » (13)
Ruptures avec trois perspectives antérieures :
pas d'histoire continue de chaque sport (pas de généalogie), les ruptures plus fortes que les continuités.
Toutes les sociétés n'attribuent pas une partie de leur temps au sport.
Pas de disposition psycho universelle innée au jeu (homo ludens : Huizinga).
Spécificités du sport moderne : Annule les différences sociales = Principe d'égalité des chances entre les joueurs, simplement classés par leurs performances corporelles. Le sport ne s'inscrit pas dans des formes rituelles et communautaires, il rompt avec elles. Il devient donc un principe, une logique, un espace un temps autonome : Abstraction. Mais réintroductions après-coup du social et du national.
= Contre les disparités locales ou régionales, mise en place d'un accord de règlement unique. Processus long avec leurs moments précis : par exemple le foot sans les mains, le rugby avec les mains ; mais accord sur le point de la balle, sa forme, la manière de compter, la présence d'arbitre. Avant le règlement unique, accord entre les deux équipes suffisait.
C'est la réglementation qui entraîne les changements décisifs :
Réduction de la violence tolérable dans les affrontements physiques ;
Développement d'une éthique de la loyauté : le désir de victoire et le respect du jeu et des règles.
Ces transformations s'inscrivent dans le long procès de civilisation qui affectent la structure de la personnalité : le sport rend possible un relâchement des contrôles émotionnels sans pour autant que soit donné libre cours au mouvement spontané et dangereux des pulsions des affects.
= C'est la libération contrôlée des émotions.
L'affrontement sportif n'est que simulacres des affrontements guerriers et violents : donc il y a à la fois l'excitation liée à la situation d'affrontements, et le respect de l'adversaire.
D'où la tension génératrice de plaisir. Pour que fonctionne ce mécanisme il faut deux conditions :
l'existence d'une sphère d'activités identifiées comme loisirs dont le caractère mimétique permet le relâchement du contrôle ordinairement exercé sur les émotions (travail, sphère privée…).
Ce relâchement n'est possible que si les mécanismes de l'auto-contrainte (maîtrise des pulsions) sont suffisamment intériorisés : le relâchement est lui-même contrôlé (temps, lieu, action), il ne met pas la société en danger.
Cette deuxième condition a pour corollaire l'existence d'un instrument de régulation qui concentre la force, l'usage de la violence légitime, c'est l'État. Au fur et à mesure que l'individu intériorise ses émotions, son agressivité, s’opère un transfert vers l'État, dans la régulation de la violence sociale. Autrement dit, la société ne devient pacifiée qu'à la condition qu'un État garantisse chacun la paix. Pour l'individu apparaît donc une nouvelle tension interne très forte, de refoulement, maîtrise de ses propres affects.
Un stade avancé du procès de civilisation se reconnaît à :
La généralité de l'autocontrôle quelles que soient les activités;
L'égalité des contraintes (faibles différences privées-publiques) ;
La modération des auto contraintes.
Ce n'est qu'à ce stade que le sport compris comme contrôle de la violence dans l'affrontement devient possible.
Ce processus (passage des jeux violents sans règles claires aux loisirs civilisés) Élias l'appelle sportification. Il s'effectue sous deux conditions :
Mise en place d'une éthique propre aux classes dominantes dans un premier temps goûtant la compétition, la confrontation et limitant la violence ;
Existence en Angleterre de deux partis les Whigs et les Tories exprimant les intérêts rivaux et solidaires des classes possédantes. La sportification s'inscrit donc dans un processus où se met en place le régime parlementaire avec confrontation des idées mais rejet de la violence physique. Il y a là un parallélisme évident entre des pratiques différentes, des sphères différentes, mais mettant comme principe premier le rejet de la violence physique au profit de luttes réglées, pacifiées, dans un espace autonome, avec pour enjeu la victoire. C'est le même habitus déployé.
Ce tableau et ses principes d'analyse permettent de mesurer les écarts entre les sociétés ou même au sein d'une même société : exemple des hooligans n'ayant pas le même niveau d'auto contrainte parce que marginalisés.
Introduction
Au 19e siècle, accroissement de la sensibilité par rapport à la violence (inclus dans un procès de longue durée de civilisation). Football, boxe : interdiction des jambes, gants (rembourrage), catégories de boxeurs.
Cette réglementation ou régulation de la violence apparaît d'abord en Angleterre. Mais repris ailleurs, indiquant a besoin commun de sublimation (31).
Si c'est apparu d'abord en Angleterre, c'est que les conditions sociales et politiques le permettent (processus démocratique) : suppose la confrontation, et donc l'équilibre fragile et des débordements possibles. « Son fonctionnement dépend de l'attitude de l'État à contrôler la violence dans une société pacifique. » + « Auto contrainte individuelle »
Donc l'apparition du sport vers le 18e siècle « fait partie intégrante de la pacification des classes supérieures anglaises. » Avec l'émergence d'un gouvernement parlementaire avec débat des forces politiques : l'art militaire cède la place à la de la parole. Cette transformation se refléta dans l'évolution des passe-temps.
Autre facteur ayant influencé l'évolution du sport, la constitution en Angleterre de club (association de gentlemen) que les révolutionnaires reprendront à leur compte.
C'est sur ce modèle que s'érigèrent les clubs sportifs, avec pour première finalité, s'entendre sur les règles communes, dotant ainsi le jeu d'une autonomie par rapport aux joueurs, modifiant donc ce qui prévalait avant c'est-à-dire qu'un joueur pouvait de lui-même modifier des aspects du jeu s'il recevait l'approbation des autres.
Donc les raisons qui font que le sport se développe dans de multiples sociétés aux traits sociaux démographiques (morphologiques) comparables sont :
Fonctions complémentaires aux activités sédentaires de plus en plus en augmentation ;
Contrôle des pulsions dans nombre d'activités (privées ou professionnelles) pulsions émotionnelles, affectives, libidinales rendant possible lesdites activités (=la vie en société) : les envies de tuer ou simplement d'exprimer sa colère, sa haine sont limitées, auto-régulées, sinon l'hôpital ou la prison accueillent les contrevenants. Tous les loisirs ont pour fonction de libérer les tensions engendrées par les sociétés à forte auto contrainte. Mais cela doit se faire dans certaines limites : les sports qui ne sont pas adaptés (gladiateurs) ont disparu (de même les exécutions en public, puis les exécutions tout court).
Donc toute forme d'activité propre à restituer une excitation analogue à celle qui existe dans la réalité (professionnelle, politique, amicale) tout en étant auto limitée, non débordante, peut remplir cette fonction de sublimation (cinéma, danse, peinture, jeux de société, courses, opéra, roman, match), en créant des tensions (danger, peur, plaisir, tristesse, joie…) parfois contradictoires : sentiments mimétiques.
Cependant il faut distinguer les sports-plaisir, sports-loisir, du sport professionnel lequel met en jeu d'autres types de tension (ou de performance).
Il n'existe pas de société qui ne propose pas à ses membres des loisirs comme simulacre de combat, performances acrobatiques… fournissant une possibilité de délassement émotionnel par rapport à une vie ordinaire tendue, risquée. Cela suppose, à un degré plus ou moins grand, la maîtrise de ses propres pulsions, ce qui ne peut se faire que par apprentissage, dans un processus de civilisation sans début véritable, la vie en société supposant une certaine maîtrise de ses pulsions. Mais processus réversible historiquement comme le nazisme le montre.
Résumé page 62.
Le plaisir du foot :
Dans le foot le mouvement et l'émotion sont liés ;
L'enjeu, la lutte pour le ballon doit se faire dans des limites acceptables, sans blessure ;
Les équipes de foot sont semblables ;
Avec des victoires, pas de nulle sinon changer les règles l'enjeu tue le jeu.
Similitude de l'excitation sportive (tension, point culminant, relâchement) avec l'acte sexuel ; plus largement besoin de lutte inhérent aux sociétés humaines, cf Konrad Lorenz page 78 : les humains ont besoin d'excitation (sexe, bataille). Comme le niveau de pacification est élevé, alors besoin d'affrontements mimétiques.
Les raisons du sport :
Inactivité structurelle (sédentarité) : société postindustrielle ;
Libération des pulsions ;
Manipulation idéologique des états : sublimation du nationalisme ;
Marchandisation : manipulation du signe, société du spectacle.
Qu'est-ce que le sport ? À quoi sert-il ? Comment, quand est-il né ? Quels sont les acteurs, institutions qui sont concernés ?
La quête du plaisir dans les loisirs
Loisirs, excitation agréable.
Il existe des formes socialement acceptable de l'expression de l'excitation.
Mais l'excitation et sa satisfaction demeure ce moment de libération de la contrainte. Celle-ci existe quelque soit la société.
Cinq salaires dans le temps libre :
Le travail privé et la gestion familiale ;
Le repos ;
Les soins accordés aux besoins biologiques ;
La sociabilité ;
Les jeux mimétiques.
Donc les loisirs sont inclus dans le temps libre. C'est une part qui augmente. C'est pourquoi on parle de société des loisirs. Les causes sont :
L'allongement de la durée de la vie ;
La réduction du temps de travail ;
L'augmentation de la formation.
Il y a une échelle de la contrainte :
Le travail : subordination ferme et égale des sentiments personnels (même très forts et passionnés) à des exigences et des tâches sociales impersonnelles = échelle dans le travail lui-même : degré d'autonomie, d'épanouissement.
Sphère privée : élevage, reproduction de soi, entretien…
Donc dans les loisirs il y a polarité entre d'une part, l'excitation, la libération de la contrainte, l'expression collective des émotions, et d'autres part le contrôle de cette libération.
Les jeunes mimétiques permettent « un type d'excitation qui ne dérange pas et ne met pas en danger l'ordre relatif de la vie sociale, comme pourrait le faire une excitation véritable. » Ce besoin d'excitation vient de la contrainte habituelle la monotonie, la routine (lesquelles sont rendues nécessaires au bon ordre et à la sécurité).
Exemple : les représentations de l'amour permettent de revivre l'excitation spécifique du premier attachement et non pas simplement les pulsions sexuelles.
Quelles sont les caractéristiques des besoins personnels de loisirs qui se sont développés dans les sociétés plus complexes et civilisés de notre époque ?
Quelles sont les caractéristiques des événements de loisirs spécifiques qui se sont développés dans ces sociétés pour satisfaire ces besoins ?
L'excitation est le moteur de ce besoin. Du point de vue physiologique, l'excitation est d'abord en relation avec un manque (la faim) ou un danger. Du point de vue de l'excitation liée au plaisir, observation d'un changement de vitesse concernant l'organisme dans son ensemble. Lié au rythme : comme par exemple chez les enfants avec le balancement. Si on prolonge cette observation, la danse est une activité qui elle aussi va dans ce sens.
Chez les Grecs le mot loisir, la schole, est l'ancêtre du mot école. Le loisir était le privilège d'une classe sociale. Observation d'Aristote sur la musique : son caractère curatif si elle est utilisée de manière mimétique (Catharsis) : si on est tendu, la musique est excitante ; ii on est abattu la musique est mélancolique. Autrement dit elle soulage et évaluer les sentiments.
Sur ce modèle aristotélicien, voir que la plupart des événements de loisirs suscitent des émotions liées à celles que les individus expérimentent, éprouvent, dans d'autres sphères (peur, compassion, haine, jalousie) mais du coup sans que ça ne soit gênant.
C'est ce que veut rendre le terme mimétique.
La différence entre l'excitation réelle et l'excitation mimétique, c'est que dans le premier cas les gens peuvent perdre leur sang-froid et devenir une menace pour le même ou autrui. Voir que l'excitation mimétique peut se transformerait en excitation non mimétique : Supporter de foot, spectateur de rock...
Il est courant d'associer les activités de loisirs à un moment de détente, de relâchement des tensions : Il faudrait plutôt dire que c'est un moment spécifique de mise sous tension, d'excitation. Pour qu'il y ait excitation, il faut qu'il y ait surprise, schéma, histoire, déroulement non écrits, non préparés. Face a une vie monotone, l'excitation mimétique a pour fonction de restaurer le tonus, la vitalité des individus, ce qui est un élément fondamental de leur santé mentale. C'est une enclave sociale, face aux limitations de tous ordres, à l'imposition d'une conduite rationnelle, à la demande d'ordre, à la canalisation des excitations, pulsions, tensions…
Questions transversales :
Le corps et l'espace privé, l'intime et le même intime, dans le rapport au public ;
Le corps contraint et non contraint ;
Quelle symbolique du corps ?
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