Les classes sociales en Europe : état des lieux

 


Cédric Hugrée, Etienne Penissat, Alexis Spire, Les classes sociales en Europe : tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Agone, 2017, 272 p. 


Constat de mouvements de main-d’œuvre particulièrement importants depuis l'élargissement de l'union européenne : d'une part depuis la Bulgarie et la Roumanie vers l'Espagne, l'Italie, et d'autre part vers le Royaume-Uni, l'Irlande et l'Allemagne en provenance des ex pays de l'est. Forte augmentation du nombre de travailleurs détachés, plus 45 % entre 2010 et 2014. Ils sont 2 millions aujourd'hui sur le continent. « Derrière ce qui est souvent présenté comme des oppositions identitaires et nationalistes se retrouvent des conflits politiques fondés sur des clivages de classe. » (15)


  1. Des clivages de classe au delà des nations

Les structures économiques des pays d'Europe peuvent être présentées en trois grands ensembles : À l'ouest et au nord prédominent des emplois de services qualifiés. A l'Est des emplois industriels restent centraux. Le sud est marqué par le maintien d'un secteur tertiaire traditionnel et peu qualifié. Si le secteur agricole est devenu résiduel, il se maintient dans des pays au pourtour de l'Europe qui sont moins développés : Grèce, Roumanie, Pologne, Lituanie, Lettonie, Slovénie, Bulgarie. « Comme si les ex pays de l'est et ceux du Sud constituaient à la fois l'atelier, le potager et le grenier des pays du nord de l'ouest de l'Europe. » (32)

Avec l'augmentation du taux d'activité des femmes et du vieillissement des populations dans les pays du Nord et de l'Ouest, se créent des besoins nouveaux en matière de garde d'enfants, de prise en charge des personnes âgées et des tâches ménagères. Le nombre de femmes de ménage, de garde d'enfants et d'aide à domicile, de magasiniers, de caissières, de vendeuses, d'aides soignantes est en forte croissance partout en Europe.

Par ailleurs le poids des jeunes inactifs, ni en emploi en formation, de moins de 30 ans, témoigne d'une situation de plus nous en plus contrastée entre deux ensembles de pays, pour, en 2013, une moyenne européenne de 16 % et d'importantes disparités nationales, d'un côté, environ 8 % aux Pays-Bas, Danemark et en Suède, et de l'autre environ 25 % en Italie, Grèce et Bulgarie. (35)

En France, Allemagne Luxembourg, les classes supérieures sont plus nombreuses qu'ailleurs. Elles représentent autour d'un quart des actifs ce qui est bien au-delà de la moyenne européenne, 19 %. Dans ces pays, l'hypertrophie des élites découle en partie de l'importance prise par le secteur financier et services très qualifiés. (44)


  1. Des classes populaires fragilisées

A l'échelle de l'Europe elles sont majoritairement composées d'hommes : 60% contre seulement 45 % au sein des classes moyennes. Cette surreprésentation tient d'abord au fait que les femmes actives sont dans les pays européens plus diplômées que les hommes. Et elles se tournent davantage vers les emplois administratifs. Alors que les messieurs vont davantage vers les métiers manuels ou techniques. Enfin les femmes des classes populaires dans le sud de l'Europe sont souvent inactives.

Les effets de la crise économique de 2008 : entre 2007 et 2013, 1/2 million d'emplois d'indépendants ont été supprimés, ce qui signifie qu'environ 17 % des emplois indépendants présents en 2007 ont été détruits, contre 10 % de l'emploi salarié.

Autre caractéristique des classes populaires européennes : forte immigration, plus que dans tous les autres groupes sociaux. (59) Alors que ce sont les classes supérieures qui défendent le métissage, ce ne sont pas elle qui comprennent le plus d'étrangers en leur sein.

Au total les classes populaires cumulent les avantages surtout depuis 2008 : l'emploi régulier à temps plein recule au profit d'emplois précaires. « Le patronat et les gouvernements les plus libéraux ont profité de la crise pour flexibiliser les marchés du travail au détriment d'abord des ouvriers et les employés. Le turnover, les contrats temporaires et le temps partiel se sont ainsi généralisés au détriment de certaines fractions des classes populaires. Le chômage et la précarité touchent plus spécifiquement les femmes, les étrangers non européens et les jeunes. » (66)

Elles sont concernés par les mouvements répétitifs des mains et des bras (+ 20 points par rapport aux classes moyennes)

22 % des classes populaires européennes se situent sous le seuil de pauvreté, elles gagnent moins de 60 % du salaire médian de leur pays. (75) 41 % des ménages roumains et 57 % des ménages hongrois déclarent posséder une voiture quand c'est le cas de 90 % des ménages les classes populaires françaises. (78)

Si le reflux de service public est marqué, on pourrait penser que les nouvelles technologies atténuent les fractures territoriales et générationnelles. Mais en réalité beaucoup d'indicateurs montrent qu'elle redoublent les phénomènes de relégation.

En ce qui concerne la santé, depuis la crise de 2008 beaucoup de pays ont augmenté la part que les patients doivent régler.

Au final la référence à la notion de classes conserve toute sa pertinence : vulnérabilité économique marquée tantôt par la misère, tantôt par la précarité et l'insécurité sociale ; elle se traduit également par une subordination dans la division du travail et dans les rapports politiques et sociaux et par une dépossession des ressources culturelles (NTIC, santé, faible maîtrise des langues étrangères). (85)


  1. Illusions de grandeur et réalité sociale des classes moyennes

« Essentiellement construit par des discours politique, le groupe des classes moyennes est donc particulièrement difficile à définir. » (89)

Double clivage :

  • Entre classes moyennes du public et du privé : en Belgique, au Danemark, en Suède, en France du Royaume-Uni, un tiers à 40 % des classes moyennes travaillent dans le public.

  • Entre ceux qui se retrouvent en position de subordination et ceux qui ont une certaine autonomie dans le travail. Ce deuxième axe est lié aux inégalités scolaires.

Dans les métiers de contacts, le contact avec des publics expose au stress par le rythme du travail imposé par le flux des demandes. C'est un élément important de l'intensification du travail intervenu aux États-Unis dans les années 80 puis en Europe. « Depuis les années 1990, les rythmes de travail des Européens sont de plus en plus dictés par les demandes humaines ou par le travail des collègues, un peu moins par les demandes directes d'un supérieur ou la vitesse automatique d'une machine. » (100)

« En revanche, en matière de patrimoine, le logement demeure un critère relatif de distinction par rapport aux classes populaires : si l'accès à la propriété s'est également largement répandue, le niveau de confort du logement et les moyens pour l'acquérir (taux endettement) induisent de nouvelles frontières sociales. » (101) Mais les résidents des zones rurales sont plus systématiquement propriétaires que ceux des zones urbaines, + 17 %.


  1. Les multiples formes de domination des classes supérieures

Croissance exponentielle du revenu : au Royaume-Uni par exemple le centile supérieur gagnait en 1970 trois fois le salaire médian et aujourd'hui il le dépasse cinq fois (134).

Trois quarts des classes supérieures européennes ont un niveau d'études supérieures, contre 41 % des classes moyennes et 9 % des classes populaires. 44 % ont un niveau Master ou doctorat.

En moyenne, 70 % des députés nationaux sont titulaires d'un diplôme universitaire. Au parlement européen un député sur deux est doté d'au moins un Master, et presque un cinquième a obtenu un diplôme à l'étranger. « Le fait que les titres scolaires jouent le rôle de sésame pour accéder à la représentation politique contribue fortement à l'homogénéité sociale des personnels recrutés, notamment au profit des classes moyennes et supérieures du public. » (150)

Les élites bureaucratiques sont à l'abri des réformes qu'elles préconisent. Le code le plus étonnant reste la Grèce où la haute fonction publique semble ressortir renforcée de la crise. Dans les pays les plus touchés par la crise comme la Grèce, l'Italie ou l'Irlande, les hauts fonctionnaires sont les seuls agents de l'État ne pas avoir connu de baisse de leur rémunération. « À la faveur des réformes managériales et de la crise, une différenciation de carrière et de rémunération s’opère au sein même de ces élites entre le top management et les autres responsables administratifs. En revanche, les possibilités de passage entre haute administration et champ politique sont de plus en plus nombreuses et favorisent la concentration du pouvoir au sein d'un champ de plus en plus homogène et cohérent. » (153)

De même, « l'adoption de certaines dispositions fiscales dérogatoires au droit commun ou l'attribution d'aides publiques à certains secteurs peuvent par exemple être analysées comme la contrepartie indirecte du financement des campagnes politiques par les plus grandes fortunes. » (154) Si par exemple Greenpeace la plus grande ONG citoyenne dispose d'un budget de 3,8 millions d'euros, le lobby des industries chimiques et pharmaceutiques mobilise jusqu'à 40 millions d'euros pour défendre ses intérêts.



  1. Dominations sociales et relégations nationales

Les classes moyennes de tel pays présentent des caractéristiques proches des classes supérieures de tel autre. A la base de la pyramide sociale les classes populaires des pays du Sud et de l'est. Mais avec des différences car la Hongrie, la Pologne, la République tchèque ont bénéficié d'un fort développement quand la Bulgarie et la Roumanie restent marquées par la grande pauvreté, et que les travailleurs des pays du Sud tels que le Portugal et la Grèce sont sensiblement supérieurs à ceux de l'Europe centrale. En Roumanie le nombre de travailleurs industriels est passé de 4,7 millions en 1990 à 1,7 millions en 2012. Avec lors des politiques de réajustement un développement du travail non déclaré (car l'État est peu protecteur). Depuis 25 ans la transition économique des ex pays de l'est a donc fait basculer une partie importante des classes populaires rurales dans la grande pauvreté tout en leur inculquant le sentiment de leur propre indignité : 40 % de ces Bulgares déclarent ne pas avoir les moyens de manger de la viande du poisson tous les deux jours et un tiers sont dans ce cas en Hongrie (alors que c'est extrêmement rare dans les classes populaires danoises ou espagnoles). De même au niveau de l'électroménager.

Au sommet les classes supérieures des pays du nord. Leur rythme de travail a changé. La proportion des cadres dirigeants et professions intellectuelles est plus élevée que chez tous les autres actifs à déclarer réaliser des semaines longues de travail. (A l'inverse en Pologne ou en Roumanie, ces durées élevées de travail hebdomadaire semble davantage concerner les salariés des classes populaires.) Mais les classes supérieures des pays d'Europe centrale se trouvent en état de subordination par rapport à celle du Nord et de l'Ouest. Beaucoup des firmes implantées sur place sont pilotées par des patrons européens d'autres pays.

Les migrations rendent compte aussi de cet état de subordination : 2,8 millions d'individus ont quitté un des pays de l'Europe pour s'installer dans un autre pays européen. Les principaux pays d'accueil sont l'Allemagne, Royaume-Uni, la France et l'Espagne. Par exemple pour 2015 les Polonais représentaient la communauté étrangère la plus nombreuse du Royaume-Uni (16 % des migrants). (190)

En 1987 le programme Erasmus permettait à 3000 étudiants de partir. En 2012 cela représentait 270 000 étudiants. Ces programmes font désormais partie intégrante du cursus académique. Mais les pays dominants ont instauré des mécanismes visant à privilégier les candidats les plus qualifiés et les mieux formés.

De même beaucoup de retraités des grandes métropoles du Nord quittent leur pays de résidence pour s'installer en Espagne, ou Portugal, ou dans le sud de la France. Ils ne cherchent pas nécessairement à se fondre dans la population mais redéfinissent avec leurs congénères une nouvelle sociabilité dans un meilleur cadre.


  1. Conclusion

Pour les classes populaires : exposition au chômage, précarité, pénibilité au travail, position de subordination économique et exclusion relative des pratiques culturelles à l'image de la maîtrise des langues étrangères et nouvelles technologies.

L'essentiel des résistances est venu des jeunes diplômés à l'avenir professionnel incertain et des classes moyennes du public. Mais d'autres facteurs comme le statut de minorité ou la revendication d'une appartenance locale semble avoir pris le pas dans l'espace public. Il en résulte une invisibilisation des classes populaires. Lesquelles sont mises en concurrence. On relève aussi une spécificité des classes populaires françaises qui sont soumises à des conditions de travail plus difficile qu'ailleurs au nord.

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