L'idéologie du récit

 


Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007, 259 p.


C'est d'abord au sein du monde de la publicité que le storytelling fait son apparition : les stratégies de narration et de contre-narration sont utilisées dans les politiques de communication utilisant là les apports de Barthes, Debord, Bakhtine. Ainsi Nike qui intègre à son discours une dimension sociale (prise en compte de la condition de ses travailleurs), et écologique. Cette tendance devient forte au sein des entreprises américaines à partir des années 2000, avec le souci de capter le consommateur dans une relation durable et émotionnelle. Ainsi le rejet par certains de marques ou produits pouvait découler de leur image : Wall-Mart le magasin pour les pauvres donc stigmatisant les acheteurs potentiels. De même, face au pullulement des signes, les consommateurs sont à la recherche de récits leur permettant de reconstituer des signes cohérents. Ainsi les consommateurs sont plongés dans un univers narratif, transformant la consommation en distribution théâtrale :

« choisissez un personnage et nous fournirons les accessoires. Donnez-vous un rôle, nous nous occupons du décor et des costumes. »(42)

C'est ensuite au sein des entreprises que cet « art » se répand : que ce soient les scandales financiers (Eron) ou les accidents comme celui de la navette Columbia, s'est manifestée une culture du silence finalement pénalisante pour les sociétés en question. La fabrication d'histoires va donc alimenter cette recherche (voire ce culte) de transparence. Cela remet en question des habitudes séculaires autour du silence imposé et recherché que ce soit à l'école, dans les manufactures, les prisons, l’armée. Ce changement d'attitude apparaît dans la littérature managériale dans les années 1980 : l'échange d'histoires contribue au maintien de l'organisation par la transmission de règles, valeurs, traditions. Le pouvoir de la narration réside dans sa capacité à capturer des expériences complexes qui combinent les sens, la raison, l'émotion et l'imagination dans un résumé dense qui peut être reconstruit en partant de l'une ou de l'autre de ses parties. (55) Ainsi, « plutôt que de subir le flux des histoires produites anarchiquement dans l'entreprise, le storytelling management entend valoriser et orienter cette production en proposant des formes systématisées de communication interne et de gestion fondées sur la narration d'anecdotes (stories) » (56).

Vont ainsi apparaître des gourous de management qui fondent leur emprise sur leur capacité à (bien) raconter des histoires : ils auraient 3 fonctions auprès des managers : apaiser les tensions psychologiques dans un monde incertain, capter l'esprit du temps, donner une forme adéquate au travail des managers : la forme narrative qui met en valeur leur mérite voire leur héroïsme et faire en sorte que les « collaborateurs » aient foi en leur manager. D'où les pratiques d'autolégitimation et d'autovalidation. Le bon manager, celui qui motive ses troupes, c'est celui qui sait mobiliser les émotions. Et pour cela rien ne vaut une bonne histoire.


Se substitue ainsi un modèle d'autorité à un autre, celle du récit à celle du directeur. Dans cette stratégie, le management développe des «pratiques visant à amener les gens à faire d'eux-mêmes, et comme sous l'effet d'une décision volontaire et autonome, ce qu'on leur désire leur voir faire, empruntant les figures typiques d'une grammaire de l'authenticité » ou pour le dire autrement le capitalisme industriel se transforme en capitalisme émotionnel. On peut résumer la rhétorique du nouveau capitalisme autour de 3 éléments :

  • l'injonction constante au changement : on est passé d'un chronotope (Bakthine) c'est à dire une structure spatio-temporelle, à l'apologie du changement bien que les individus en aient horreur.

  • le management des émotions.

  • le rôle du langage et plus précisément des histoires dans la gestion de ce moi émotionnel.

    L'entreprise et sa nouvelle idéologie privilégient le changement à la continuité, la mobilité à la stabilité, la tension à l'équilibre, et s'organise autour d'un nouveau concept : sans frontières, décentralisée, nomade, libérée des lois et des emplois, légère, agile, furtive, qui ne reconnaît d'autre loi que le récit qu'elle se donne. (93) « A la place des chaînes de montage, des engrenages narratifs. » (103) « Le storytelling management peut donc être défini comme l'ensemble des techniques organisant cette nouvelle « prolixité » productive, qui remplace le silence des ateliers et des usines : le néocapitalisme ne vise plus seulement à accumuler des richesses matérielles, mais à saturer, à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise, les champs de production symbolique. » (103)

Le politique a lui-même repris à son compte cette manière de faire. Tel Bush prenant dans ses bras une jeune fille victime du 11 septembre, c'est une image sainte ; le récite emprunte ses codes à la parabole évangélique,avec une rencontre mémorable et une guérison miraculeuse.

Pourquoi ça marche ? Parce que depuis les mythes grecs en passant par les griots africains, l'histoire de l'humanité a toujours été contée à travers des récits. Autrement dit on ne peut plus aujourd'hui gagner une élection sans raconter une ou des histoires. (118)

En constatant l'explosion des pratiques discursives sur Internet, la fragmentation des savoirs, la précarisation des expériences, l'effondrement du temps long, les collisions d'intérêt ou idéologiques/religieuses, etc., les spécialistes du discours dont les politiques voient dans le storytelling « la formule magique capable d'inspirer la confiance et même la croyance des électeurs-sujets » (130).

Le recours à cette formule s'applique aussi au domaine de la défense : les formateurs constatent que par exemple l'utilisation des jeux vidéos peut pallier une crise des vocations à la condition que leur forme soit proche du récit car celui-ci « est la forme fondamentale de l'humanité » (153) forme qu'on retrouve dans le roman, le film ou le théâtre, car notamment elle capte les émotions.

Et on voit pointer le rôle normalisateur de ces modes de récits quand la fiction prescrit la réalité : ainsi 24 h chrono, une série qui connaît un grand succès à travers le monde, fondée sur un engrenage narratif et temporel court, lequel saisit le téléspectateur. L'action ne se conjugue plus à l'imparfait mais dans l'urgence normalisée. Et bien c'est au nom de cette urgence par exemple qu'on va prendre des décisions (torturer par exemple), en invoquant cette fiction (cf un juge à la cour suprême des États-Unis qui prend l'exemple du héros de la série sauveur de Los Angeles grâce à la torture)

Il s'agit donc bien d'une mise en fiction de la réalité dans beaucoup de pratiques d'aujourd'hui.

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