Petite philosophie du narcissisme

 


Matthias Roux, La dictature de l'ego. En finir avec le narcissisme de masse, Larousse, 2018, 219 p.


Constat de l'ampleur des techniques de développement personnel dans les sociétés contemporaines. « Égotiste par obligation autant que par goût, l'individu contemporain est en effet fortement incité à trouver le baume à toutes ses plaies dans le rapport à soi-même. » (15) Cela participe au processus de dépolitisation de nos sociétés. C'est-à-dire un processus idéologique aboutissant à occulter plus ou moins volontairement la dimension et les enjeux politiques des choses : le développement personnel comme l'effet et comme moyen de la dépolitisation.

Les objectifs attachés à ces techniques, l'épanouissement, le bonheur, ne sont qu'une manière détournée de renforcer les mécanismes de dépendance individuelle et collective. (17)


Il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau qui distingue l'amour-propre et l'amour de soi. L'amour de soi est le soin que nous portons à nous-mêmes pour notre conservation. Tandis que l'amour-propre désigne un intérêt excessif porté à sa personne exacerbé par le jeu des comparaisons avec les autres. Cette prise en considération fantasmée du regard de l'autre n'est jamais apaisée. « L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos besoins sont satisfaits ; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. » (33)

Oscar Wilde : « Soyez vous-même tous les autres sont déjà pris. »


On assiste de plus en plus à une mise en scène de l'existence. Au moyen de nouveaux outils comme instagram ou snapchat, les nouveaux narcisses font de leur vie une véritable Story. Avec comme point d'orgue, le selfie. Lequel accomplit un petit miracle, « se voir en train de se regarder ! L'autoportrait photographique réalise en effet, un dédoublement de soi-même impossible en temps ordinaire même devant une glace. » (41) Ainsi que le prévoyait Guy Debord dans « la société du spectacle », l'organisation capitaliste conduit progressivement à ce qu'il ne soit plus possible de faire la différence entre le réel et son image. Car les objets ne sont plus achetés pour leur usage, mais en tant que signe, en tant que symbole (cf Baudrillard).

Les narcisses d'aujourd'hui sont volontiers exhibitionnistes. L'alter ego apparaît plus égaux que alter : « l'autre qui aspire à devenir le même. » « L'autre auquel ils se comparent, qu'ils imitent, avec lequel ils rivalisent. » (46) L'autre, plus alter que ego est en général nié : on parle devant lui en livrant les secrets de sa vie intime (dans le train, le bus, etc.). Ces pratiques n'entraînent jamais des excuses, mais un petit mot « désolé », qui signifie qu'ils se désolent de la situation mais pour autant ils ne s'en sentent pas responsables. (47) Cette indifférence à autrui est parfaitement compatible avec une affectivité surjouée (cf la télé réalité) : on y dépasse généralement pas le stade «  de l'effusion exacerbée qui lui permet, là aussi, de jouir du spectacle de sa sensibilité. » (47)

Dans la même idée on confond proximité numérique et amitié : l'ami de mon ami devient ami. La sociabilité devient quantification ou capitalisation. D'ailleurs on ne parle plus d'amitié, mais de pote.

A un niveau plus politique, et comme corollaire du narcissisme, existe une politique des affects : je m'indigne, je me remue pour ce qui me touche et ça quoi je suis sensible.

De même les pratiques de transformation du corps, tatouage piercings, correspondent à une nouvelle forme de conformisme, loin des pratiques subversives d'autrefois. « Comme pour les selfies, les comptes Instagram ou Facebook, les modifications corporelles participent de ce phénomène de Storytelling personnel à grande échelle où chacun devient le metteur en scène de sa propre existence. » (53) Quand on mesure les effets d'enlaidissement, on mesure la dimension névrotique d'une telle pratique.


Relativisme et narcissisme : « Posséder la vérité n'est plus l'objectif. L'enjeu prioritaire est dorénavant de l'exprimer. » (65) La vérité est relative à celui qui l'énonce, elle est une question de point de vue. Le relativisme encourage le narcissisme, ma vérité vaut bien celle d'un autre. De la même façon les parents dénient aux enfants un avenir d'adulte : en leur attribuant des prénoms aux sonorités enfantines, ils manifestent un fonctionnement psychologique autocentré, « le déni immature du temps qui passe, la peur de vieillir et la capacité à s'inscrire, leur enfant et eux, dans une filiation familiale ou un héritage culturel. » (79)


La thèse de ce livre : « le développement personnel participe de l'ensemble des dispositifs de contrôle en vue de la reproduction d'un système de domination, lui-même au service d'un ordre caractérisé par des inégalités injustes. » (124)

« La focalisation sur la dimension subjective de l'individu va bien sûr de pair avec l'effacement progressif de la dimension collective. » (127) = Psychologisation des rapports sociaux.

L'individu fonctionne comme une petite entreprise, avec des stratégies comportementales, et un capital faire fructifier. (139)

« Prétendue panacée, l'encouragement au narcissisme de masse est en réalité un mal qui ajoute ou mal. Conformément à l'ambivalence du narcissisme évoquée plus haut (une image grandiose du Moi pour supporter haine de soi et culpabilité), « le culte de l'intimité, observe encore Lasch, ne tire pas son origine d'une affirmation de la personnalité mais de son effondrement. Poètes et romanciers d'aujourd'hui, loin de glorifier le moi, racontent sa désintégration. Les thérapies qui soignent le moi brisé véhiculent le même message. » « Ce faisant, les nouvelles thérapies intensifient la maladie qu'elle prétendent guérir : non parce qu'elle détourne l'attention des questions sociales, difficultés privées, des vrais problèmes vers les faux, mais parce que ces thérapies masquent l'origine sociale des souffrances qu'elles traitent, souffrances qui sont douloureusement mais faussement ressenties comme étant purement personnelles et privées. » (150)

Le narcissisme produit donc des ego d'autant plus aveugles et aveuglés qu'ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont passés sous le contrôle de ce qu'il faut bien appeler le troupeau. « Vivre en troupeau en affectant d'être libre, cela ne témoigne de rien d'autre que d'un rapport à soi catastrophique man aliéné puisque cela suppose d'avoir érigé en règle de vie rapport mensonger à soi-même. » (Dany Robert Dufour, p. 196)

Il faut donc s'autonomiser et s'individualiser.

Le danger du narcissisme de masse est qu'il détourne finalement chacun du souci de sa propre existence. « A force de vouloir exister imaginairement pour un autre qui ne cherche qu'à jouir en consommant des images, le sujet passe à côté de sa vie. Car il ne sait plus lui-même ce qu'il cherchait à retrouver en continuant de se perdre dans le monde de l'Autre pour y chercher amour, reconnaissance approbation. » (Clotilde Leguil, p. 204)

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