Histoire de la psychanalyse
Eli Zaretsky, Le siècle de Freud : une histoire sociale et culturelle de la psychanalyse Albin Michel, 2008, 561 p.
Introduction
Naissance de la psychanalyse à la fin du 19e siècle d’une transformation de la classe bourgeoise. Le déclin de l’entreprise familiale, le relâchement des structures de la famille bourgeoise, et l’importance nouvelle donnée à la consommation par opposition à la discipline, à l’accumulation et à la maîtrise de soi ont créé le climat de cette nouvelle façon de penser. (15)
Voir dans la psychanalyse la première grande théorie et pratique de la vie personnelle i. e. l’expérience de la possession d’une identité différente de sa place dans la famille, la société et la division sociale du travail, une expérience de la singularité ancrée dans les processus modernes de l’industrialisation et de l’urbanisation ainsi que de l’histoire de la famille.
La première révolution industrielle naît en Grande Bretagne et crée l’usine. Elle s’appuie sur le surplus du travail manuel. Le travail et la vie sont liés, et l’agriculture reste le mode dominant. La deuxième commence aux USA et crée la société à intégration verticale avec en plus de la production, l’organisation de la publicité, de la consommation. Elle s’appuie sur le travail intellectuel. Le travail et la vie sont séparés, loisirs et consommation acquièrent une vie propre.
1ère partie : origines charismatiques : la désintégration du système familial victorien
L’occident moderne a connu deux épisodes d’introspection authentique et généralisée : le calvinisme et le freudisme. A chaque fois c’est accompagné d’une révolution sociale, l’essor du capitalisme puis la psychanalytique de masse. Et à chaque fois les résultats furent paradoxaux : « le calvinisme pressait les gens de regarder en eux pour voir s’ils seraient sauvés, et finalement il a nourri une nouvelle discipline du travail, de l’épargne et de la vie familiale. L’introspection freudienne visait à renforcer les capacités de l’individu à mener une vie authentiquement personnelle, et elle a fini par conforter la société de consommation. » (27)
Freud met l’accent sur l’émergence d’un inconscient personnel, unique, idiosyncrasique et contingent (28) Freud formule ce concept en réponse à la crise du monde du 19e siècle. La production de masse met en péril la vision libérale, en même temps qu’elle promeut la culture de masse et les loisirs, la vie personnelle. Des espaces publics urbains se créent où s’effectue le divertissement de masse : parcs d’attractions, dancings, cinémas.
Auparavant, l’important était de se situer dans un lignage ; avec le capitalisme c’était de savoir qui on était. Ainsi Freud propose t-il une méthode révolutionnaire. C’est par exemple à travers le décryptage des rêves. La grande nouveauté ici vient de ce qu’il s’intéresse à des sujets passifs, en sommeil. Le monde extérieur n’entre pas directement dans le champ du sujet, mais comme souvenir, comme désir inaccompli, échappant ainsi à la toute puissance de la pensée. Freud lui-même évolua dans sa théorie, pour indiquer qu’on ne pouvait associer à un symptôme donné une cause (un traumatisme) précise. Son livre sur l’interprétation des rêves (1900), traduisait une nouvelle façon d’être humain « tout à la fois psychologique, impersonnelle et refusant de porter un jugement. Toutes les tendances fin-de-siècle – la séparation psychique de l’individu de tous temps et lieu concrets, le nouvel encouragement donné à la libération des pulsions, la force explosive de la sexualité, la construction de mondes intérieurs complexes qui ne reproduisaient en aucune manière une réalité extérieure – étaient visibles dans ces pages .» (55)
Cette nouvelle façon allait transformer la tradition libérale du 19e siècle. Ce livre reflète l’optimisme alors en vigueur : la socialisation de la production soulage la famille de ses fonctions économiques immédiates. Une émancipation de la famille qui touche en priorité les femmes, les jeunes et les homosexuels. Freud montre que les individus sont irréductibles à leur milieu. Mais si le freudisme devient aussi puissant, c’est en vertu que « l’idée d’inconscient personnel était indissociable d’une nouvelle intelligence de la sexualité » laquelle se profilait à l’époque de la production de masse comme une porte qui donnait accès au cœur le plus irrationnel mais par là même le plus réel de la vie à jamais inaccessible à toute entreprise de la raison (M. Weber) » (58)
Révolution au niveau de la famille, avec la révolution industrielle : raccourcissement de la durée du travail, logement, conditions sanitaires, assurances sociales… Cela met la mère au centre du dispositif familial dans les milieux ouvriers. Mais c’est dans les milieux populaires que le tournant moderne se fait avec la sexualisation de la rue et la vie de café, contraception, affirmation sexuelle des femmes.
Avec la deuxième révolution industrielle, une nouvelle classe moyenne fait son apparition. L’excédent économique se traduit par l’allongement de la petite enfance, la promotion de l’enfance, l’émergence de l’adolescence comme nouveau stade du cycle de vie (60)
Autre changement, celui du refus d’une dichotomie simple entre homme et femme, ou encore du point de vue homosexuel sur le plan du sexe (63). Dans les deux cas, affirmation que la norme directrice n’est pas l’identité ou la différence mais l’individualité. La psychanalyse donna une expression à cette norme. Cependant les normes sociales pouvaient s’opposer à l’épanouissement de ces aspirations (pas de droit de vote des femmes, exclusion des femmes de certains métiers, etc.)
La psychanalyse naissante parle de bisexualité.
Freud cherche à expliquer l’hystérie à partir de la dichotomie entre les sexes, puis renonce à voir dans la libido l’élément mâle et dans le refoulement l’élément femelle. Il préfère l’idée selon laquelle chaque sexe refoule en lui le sexe opposé, puis que les deux sexes refoulent la masculinité au sens de la libido. Mais tout ceci perdit de sa force à partir de 1899 avec l’émergence d’un nouveau concept accouché par l’étude des rêves : l’inconscient personnel.
Dans les 3 essais sur la théorie sexuelle, le genre ne fait plus partie du fondement biologique ou psychologique de l’individu, mais devient le fruit d’un processus psychique complexe, précaire et idiosyncrasique. Freud distingue alors trois choses : la source sexuelle ou la zone d’où vient le désir, le but sexuel, le besoin ou la pulsion en quête de satisfaction, l’objet sexuel vers lequel est dirigé l’élan. « La sexualité d’un individu obéissait à l’histoire variable de ses besoins, de ses souvenirs, et constellations émotionnelles. » (73)
Chemin faisant il transformait le sens de bisexualité de conflit entre masculinité et féminité en un conflit entre choix d’objet mâle ou femelle.
Il montre aussi par exemple que les conflits entre buts sadiques et masochistes d’un côté, et choix d’objet mâle ou femelle de l’autre, pouvaient être liés. En revanche ils ne coïncidaient pas.
La dichotomie du genre commençant à perdre de son caractère fondateur elle fut remplacée par une autre entre choix d’objet hétérosexuel et choix d’objet homosexuel. Avec le cas de Dora, Freud montra que l’hystérie résultait d’une incapacité à choisir entre le masculin et le féminin.
Mais alors que les femmes ne peuvent pas voter et ni choisir leur boulot, son insistance sur l’émancipation intrapsychique paraissait unilatérale.
Cependant il montrait que la passivité, l’hystérie, la dépendance que les Victoriens assignaient aux femmes étaient universels comme caractéristiques atemporels de la psychologie humaine. Il montrait ainsi que la peur (notamment celle de la castration), la vulnérabilité faisait aussi partie de la condition humaine.
Absorption et marginalité sont les deux pôles autour desquels se redéfinit la psychanalyse moderne : soit devenir fonctionnelle, pragmatique, routinière, soit demeurer élitiste, marginale, sectaire. La psychanalyse américaine de l’ego est un de ces effets des pressions normalisatrice de la médecine. Mais résister impliquait de mettre l’accent sur la sexualité, l’inconscient, la psyché, éloignés des réalités quotidiennes. On assista ainsi à une polarisation géographique de cette polarisation méthodologique : aux USA l’absorption, en Europe la marginalité.
La psychanalyse devint donc aux USA un succès de masse au lendemain de la 2e guerre mondiale, qui s’explique par la faiblesse de l’autorité traditionnelle et la croyance au pouvoir de l’esprit individuel de surmonter les difficultés externes.
Au demeurant ça convenait aussi à l’Europe démocratique qui célébrait l’homme d’affaire qui réussit ou le sportif : « la mind cure avec son insistance sur la puissance du psychisme convenait à merveille à la démocratie. Tandis que la psychiatrie du 19e siècle avait fonctionné en excluant et en isolant ceux qui étaient réputés fous, la cure mentale soulignait l’universalité du subconscient. » (105)
Pour qu’elle devienne un succès de masse il fallait qu’elle soit soutenue par les professionnels, les traducteurs travaillèrent dans le sens d’une langue mettant à distance l’objet avec l’introduction de termes comme libido, etc. Ces traductions jetèrent la base de la domination anglo-américaine sur la psychanalyse.
« Au lieu de se focaliser directement sur les formes de la domination politique et sociale dans la société moderne, l’analyse se focalisait sur les conditions psychiques internes de la domination. En ce sens elle se voulait métapolitique ou transcendantale pour reprendre un vocable kantien employé par les analystes. À la longue (…) l’apolitisme de l’analyse devait apparaître intenable. » (114)
Des différences émergent entre Jung et Adler d’une part et Freud de l’autre. Les premiers mettant l’accent sur la différence de genre afin d’éviter la sexualité infantile et l’inconscient. Ils ne comprennent pas la redéfinition freudienne de la bisexualité visant à mettre en évidence la vulnérabilité masculine et l’agressivité féminine. De plus alors que les deux visent la base sociale du moi, ils ne saisissent pas la discontinuité entre la psyché collective et toutes les formations collectives, discontinuité qui est elle-même un produit historique. (132)
De même Freud transforme t-il la conception de l’autorité qui traditionnellement dérivait de moments fondateurs, de contrats sociaux ou de révélations divines, alors que lui la fait remonter à des événements traumatiques, qui échappent aux capacités de remémoration des hommes et qui furent réélaborés de maintes fois par des processus inconscients au fil du temps. Pour Filmer et Locke, le père était le représentant de l’autorité « tout court ». Pour Freud, au contraire, il était aussi l’objet primaire dont tous les enfants dépendent. « Derrière l’autorité se profile donc la dépendance. » (135)
2ème partie : Le fordisme, le freudisme et la triple promesse de la modernité
La guerre de 14-18 nourrit un nouveau paysage psychique et géographique : grottes, mines, peur d’être enterré vivant, bruits et vibrations assourdissants, gaz, désorientation et fragmentation, disparition de la distinction entre nuit et jour, identification avec l’ennemi, rétrécissement de la conscience. Simultanément s’ouvrent de nouvelles images d’évasion : l’aviateur, l’assimilation de blessures à des fleurs, l’obsession du ciel. La guerre déclencha donc la vogue de la psychanalyse mais la révolution industrielle avait déjà préparé le terrain.
De la découverte de l’inconscient, l’attention se porte vers la résistance, la pulsion de mort et le sentiment de culpabilité.
Pour les femmes l’émergence de la psychanalyse après guerre traduit un nouvel abaissement. Mais certaines s’y intéressent car elles y voient une promesse de libération égale à celle que la technique accomplit alors dans les cuisines. De plus elles veulent qu’on reconsidère la question sexuelle de la spécificité féminine (et non pas seulement celle de l’égalité).
De même elle séduit les homosexuels car elle émancipe la sexualité de la reproduction.
Les artistes qui s’engagent le plus vers la psychanalyse sont les surréalistes : « voyant la culture moderne comme champ d’un désir délivré et pseudo-individualisé, ils remplacèrent l’espace perceptif de la peinture de la renaissance, au sein duquel sont disposés des objets humains ou non, par un espace infini et imaginaire : en dernière instance, l’espace du désir. » (205)
En 1783 Kant répond à la question « Qu’est ce que les Lumières ? » par l’autonomie morale et intellectuelle, l’émancipation d’une immaturité auto-imposée, face aux prêtres et seigneurs, mais aussi par rapport à leurs propres désirs. Donc l’individu devait s’élever au-dessus de sa condition (d’homme ou de femme, de membre d’une classe, etc.).
Au 19e siècle apparaît une autre conception, celle de l’autonomie personnelle : vivre selon ses choix, assumer la responsabilité de cette vie, y reconnaître une vie qui mérite d’être vécue.
Le changement avec la révolution industrielle fait de la question de l’autonomie autre chose qu’une question philosophique, comme un nouveau rapport intérieur à soi, car la guerre notamment à rendu caduque une autonomie fondée sur des positions sociales et sur la famille. C’est donc entre les deux guerres que la psychanalyse prend sa place dans ce processus.
Évolution des définitions de l’autonomie :
Les Lumières avec Kant : autonomie (= intellectuelle et morale), émancipation d'une immaturité auto-imposée. S'affranchir des prêtres et penser par soi-même. Et s'affranchir de ses désirs, et agir selon des normes morales (elles-mêmes universelles)
J. Stuart Mill au 19e siècle envisage l'autonomie personnelle, i .e vivre selon son choix, assumer la responsabilité de cette vie, y reconnaître une vie méritant d'être vécue.
Mais la révolution industrielle fait de l'autonomie personnelle autre chose qu'une question philosophique = un nouveau rapport intérieur à soi, avec dans l'entre deux guerres une interrogation sur le sens de l'autonomie que la psychanalyse contribue à poser, se déployant dans trois domaines :
autonomie comme préalable psychologique de la démocratie i. e. avec des citoyens capables de s'opposer à l'autoritarisme.
la psychanalyse accompagne la démocratie de masse et en elle la société de masse ou société de psychanalystes avec les choix permanents qui en résultent sur le ou les marchés.
étendre la pratique de l'examen de conscience à tout le champ des choix individuels non dictés par la morale.
Ainsi, alors que les liens de chacun avec son lieu de vie, sa parenté et les rituels s’affaiblissent, que prolifèrent les univers de vie extra-familiaux librement choisis, le besoin se fit sentir d’institutions, de pratiques, d’idées qui aident les individus à méditer et à évaluer leurs pulsions et besoins immédiats à la lumière de valeurs plus profondes et d’objectifs à longs termes. (212)
La distinction freudienne du moi et du surmoi ainsi que les arguments sur les racines irrationnelles du surmoi s’accordaient aussi avec le relâchement général de la morale qui accompagnait la psychanalyse.
Jusqu’à la fin des années 1960 la psychanalyse possède un noyau théorique qui fait l’unanimité : l’analyse de la résistance (218).
Cette résistance traversait les individus, mais aussi les institutions sociales :
Avec l’Église qui s’opposa à la pénétration du discours psychanalytique.
Avec le marxisme institutionnalisé.
Avec la rationalisation de la science et de la médecine.
Freud doutait des capacités américaines à comprendre le sens du message psychanalytique : il disait qu’en Allemagne, quand on croisait quelqu’un et qu’on en prenait congé par la formule « prends ton temps », une sagesse de vie qui semblait inaccessible aux Américains.
Après l’entrée des femmes, l’événement le plus lourd de conséquence dans l’histoire de la psychanalyse fut le débat autour de la médicalisation, qui impliquait le statut scientifique de la psychanalyse. Mais pour qu’elle définition de la science ? Freud pensait à la suite de Kant que le développement de la science induirait le changement de la nature humaine elle-même, à savoir la modification du désir par la raison, et non pas la réduction de la science à des paramètres béhavioristes…
La place des mères
Des changements affectent la place et le rôle des mères : autrefois le maternage impliquait le confinement à la maison, désormais pour certains il suppose des responsabilités sociales. D’autre part il leur est reconnu le droit à la satisfaction sexuelle.
L’entrée des femmes en tant que psychanalystes modifie le discours : alors que pour Freud le développement psychique était sexuellement indifférencié, elles firent valoir la différence sexuelle.
Cela se répercuta sur les théories freudiennes qui mis la castration au second plan : pour les filles, la séparation d’avec la mère lui apparaissait plus importante. (258)
Horney par exemple intégra cette sensibilité féministe à ses recherches : le capitalisme généralisant la compétition entre individus, le besoin de coopération et d’affection étant refoulé et du même coup intensifié. Puisque pour des raisons culturelles les femmes représentent l’affection, elles deviennent le pivot de la culture consumériste. Le problème des femmes est donc la dépendance et non l’envie de pénis. On leur inculque qu’elle ne peuvent trouver le bonheur, la sécurité et le prestige qu’en donnant l’amour et en minimisant leurs propres besoins. Le masochisme n’est donc pas sexuel, c’est l’effort pour obtenir satisfaction dans la vie tout en étant invisible. (268)
Freud de son côté affirme la préférence des deux sexes dès l’enfance pour l’activité plutôt que la passivité, les filles instrumentalisant aussi leur mère ainsi. Mais pendant la période œdipienne, cette disposition commune et le clivage actif-passif étaient connotés en masculinité et féminité (la préférence féminine pour l’activité étant alors supprimée) : « une longue lignée d’idées antérieures – l’irréductibilité de la dichotomie activité/passivité, la prématurité biologique du moi, la révolte contre la passivité – furent mises en relation avec la différence des sexes. » (273) »
La Psychologie des masses
Contre le concept d’imitation, Freud propose celui d’identification qui prend appui sur la petite enfance et non sur une « nature humaine ». Il est le principal mécanisme de développement du moi. Dans Psychologie des masses, il soutient que les groupes « facilitent une régression d’un moi mature à l’état de narcissisme, et cela en raison du pouvoir que les groupes accordent à leurs chefs. Les membres projetant leurs qualités sur le chef, ils abandonnent leur autonomie et s’identifient l’un à l’autre. » (278)
Canetti comme Reich insiste sur le sentiment d’égalité qui règne dans la foule, un phénomène organique qui se caractérise par le rythme, la pulsation, et le besoin de détruire. La foule débarrasse l’homme de cette phobie de l’inconnu. (282)
Quant à Fromm, il mena des enquêtes sur la vie familiale afin d’expliquer le succès nazi. Il opposait l’individu enclin au fascisme caractérisé par un surmoi strict et sa soumission à l’autorité paternelle, à l’individu capable de résister, qui se distinguait par une confiance optimiste dans l’amour inconditionnel de la mère. La famille bourgeoise centrée sur le père définissait le devoir comme le souci central de la vie. La société de classe reproduisait la situation familiale. Dans l’expérience ouvrière, les dirigeants étaient tout puissants, toute rébellion semblait absurde et cherchait donc à se faire bien voir par leur soumission. La Grande Crise se solda par une nouvelle régression renforçant le sens du devoir et l’exigence d’action héroïque. (299)
L’institut de Francfort transporté à New York après l’avènement des nazis mit en avant l’élément commun au fascisme, au communisme, au fordisme : le désir inspiré des Lumières de créer une utopie de masse via la planification et le contrôle.
L’observation du cinéma, des magazines, de la publicité, frappe Horkheimer et Adorno : ils y voient la trace du programme surréaliste, charger la réalité d’un contenu inconscient. De même les grands magasins sont organisés pour désorienter l’acheteur et montrer les marchandises sublimes et monumentales. Ce n’est plus la famille mais la culture de masse qui assure le lien entre l’individu et la société ; ce n’est pas le complexe d’œdipe mais le fétichisme de la marchandise qui donne la clé pour comprendre le capitalisme. C’est ainsi qu’ils appliquent leur analyse à la psychanalyse elle-même : « dans la théorie de Freud, le moi acquérait de la force en affrontant l’autorité parentale autant qu’en s’identifiant à elle. Dans la production de masse fordiste, la socialisation passait par toujours plus par l’industrie culturelle. (…) L’idéalisation de l’idole des masses favorisait la « régression narcissique » et permettait à des individus impuissants d’acquérir une « célébrité infinie ». De ce fait, le moi perdait son identité et fusionnait dans le ça. Le soutien des masses au fascisme, comme la puissance de la culture consumériste aux États-Unis, démontrait que la « motivation psychologique au vieux sens du libéralisme » avait quasi disparu. » (301) Après la deuxième guerre mondiale, ils annoncent le déclin de la psychanalyse : celle-ci était liée au premier système capitaliste avec le petit propriétaire, détenteur d’un moi individuel jouissant de quelque liberté. À l’époque consumériste les décisions appartiennent aux administrateurs tandis que la sphère privée est intégrée à la culture de masse. Les masses écrivent-ils « se conforment beaucoup plus docilement aux mots d’ordre et aux modèles qui leur sont présentés que les instincts ne se conformeront jamais à la censure intérieure. » (301) Le résultat était l’obsolescence de la psychanalyse et de la vision freudienne de l’homme.
Avec Malaise dans la civilisation, Freud posait le caractère inévitable et fatal de la culpabilité nichée au cœur de toute agression. Elle dérive du meurtre du père, mais il devait exister quelque chose d’avant le meurtre qui explique cette culpabilité. La condition antérieure n’est autre que l’ambivalence de la vie pulsionnelle. Ainsi les fils aimaient-ils leur père en même temps qu’il le haïssaient ; après le meurtre ils transformèrent les deux pulsions en culpabilité (304). Freud décrivait le besoin d’autorité comme la nostalgie du père qui habite chacun depuis l’enfance.
3ème partie : De la psychologie de l’autorité à la politique de l’identité
La psychanalyse d’après guerre était de plus en plus centrée sur la mère, et avec elle, le souci de l’enfant pré-oedipien. Moi, sexualité, individu, firent la place à objet, mère, groupe.
Anna Freud critiqua cette dérive qui manquait l’essence de la psychanalyse comme psychologie des pulsions, et non un discours sur des choses concrètes (par exemple le désir de tout individu de former une unité parfaite avec sa mère).
La psychanalyse américaine : son succès s’explique par le refus du totalitarisme. Elle s’institutionnalisait dans des liens avec les instances de normalisation comme les services sociaux, les sciences sociales, et l’État-providence. Mais alors qu’elle se routinisait, elle conservait ses liens avec ses origines charismatiques et anti-institutionnelles, via ses liens avec les pères fondateurs, via ses liens avec l’art et l’expérience religieuse, et surtout via ses associations avec la sexualité qui apparaissait comme une porte donnant « accès au cœur le plus irrationnel mais, par là, au plus réel de la vie. » (M. Weber) (347)
L’idée de la psychanalyse du moi était que le moi avait deux visages : agent de réflexion rationnelle sur soi et foyer de résistance à celle-ci. L’analyse devait donc à la fois travailler via et contre le moi. Mais dans la conception américaine le deuxième aspect disparut, et le moi apparut de plus en plus comme agent de raison et de contrôle, dont l’artisan principal fut Heinz Hartmann.
De cette nouvelle conception émergeait la psychologie comme manipulation, avec sa cohorte d’experts : en aptitude, médico-légaux, scolaires, en orientation, industriels, en urbanismes et surtout médecins. Cette cohorte transforma le contrôle social en vaste programme de réorganisation sociale durant et après la deuxième guerre mondiale. On observait ainsi une croissance du nombre des psychanalystes aux USA, et la santé mentale comme problème majeur (2295 psychanalystes en 1940, 4700 en 1948, 27 000 en 1976).
A la différence des formes antérieures d’intervention sociale désormais stigmatisées comme paternalistes, les disciplines récentes visaient à « l’enrichissement du contrôle personnel au moyen du développement et du renforcement des contrôles du moi autonome. » (353) (cf Foucault, Elias…)
Par exemple l’homosexualité autrefois poursuivie sur le plan judiciaire fut redéfinie comme maladie, et donc le pouvoir passa dans les mains des psychanalystes, affectant aussi l’idée que les homosexuels avaient d’eux-mêmes.
L’intimité prenait ainsi une force qu’elle n’avait jamais eu dans ce processus de réorganisation sociale. On le voit en creux dans les analyses produites par Bettelheim et Arendt sur les camps et le phénomène totalitaire où ce qu’ils mettent en avant comme spécificité de ces régimes est l’absence de frontières entre le privé et le public : ça devient donc une catégorie d’explication en soi. (356)
« Dans l’ensemble, l’après-guerre produisit donc d’amples transformations sociales et culturelles. Un nouveau sens de la responsabilité individuelle marquait l’armée, le lieu de travail et les professionnels, tandis que les associations de vie personnelle investissaient le mariage et la famille d’une valeur accrue. Dans ces transformations, charisme et rationalisation étaient inextricablement liés. D’un côté les associations charismatiques conféraient un sens personnel profond à des développements apparemment extérieurs comme la réorganisation du travail et le nouveau règne de la science. De l’autre, la resanctification de la vie domestique fondait la rationalisation dans le cycle de vie de l’individu. L’effet fut de détruire les communautés et les solidarités de groupe préexistantes, mais aussi de créer de nouvelles formes d’ordre bureaucratiquement et techniquement organisées – psychiatrie, médecine, État-providence, université, armée, famille – contre lesquelles la génération des années 1960 devait se rebeller. » (359) (université = complexe géant d'enseignement)
Les psychanalystes américains furent les agents de cette rationalisation, important les pires tendances de la psychanalyse européenne : perfectionnisme, culte de la science, autoritarisme, mépris et peur de la politique (361).
Cette dérive se fit dans le contexte de la guerre froide : « la dissension fut marginalisée et persécutée ; l’autoglorification triompha. Les analystes acquérant légitimité et influence, ils allaient simultanément faire partie d’un appareil général de conformisme et de répression. » (364)
Cette intégration de l’analyse dans l’État pris d’abord le chemin d’une adhésion à une notion de science positiviste avec la médicalisation qui en découle, laquelle se traduisit par une forte décrue de la féminisation. La théorie analytique en porta les conséquences, avec une relation mère-enfant désormais dirigée contre les femmes.
Contre cette entreprise rationalisatrice, les intellectuels new-yorkais ressuscitèrent le point de vue moderniste tel qu’il se révèle dans la sexualité, la créativité, l’action spontanée.
« Tout comme le capitalisme du 17e siècle avait nécessité la sacralisation de la vie familiale, et l’industrialisation du 19e siècle une nouvelle discipline de travail, l’essor d’une société de consommation de masse nécessitait des vecteurs analogues de transformation de la subjectivité. La psychanalyse fut l’un des plus efficaces. Au cours de ce qu’on pourrait appeler les longues années 1950, elle déclencha des motivations intérieures, d’origine charismatique qui encouragèrent les individus à transformer la famille de l’unité liée à la tradition et tournée vers la production qu’elle avait encore tendance à être au temps du New Deal, en fourrier d’une individualité expressive au temps du capitalisme postindustriel et de la mondialisation. Dans cette transformation, l’insistance des psychologues du moi sur la raison, la maturité et les capacités du moi à organiser les mondes intérieur et extérieur se révéla aussi nécessaire que l’émancipation de la sexualité à laquelle, comme les adversaires de la rationalisation semblèrent le deviner, elle était sur le point d’ouvrir la voie. » (384)
Cette explosion s’effectua à la suite de quatre changements :
fin des grands ensembles de production fordiste sur lesquels s’étaient arrimés la famille et la vie personnelle moderne. À sa place l’accent était mis sur les réseaux mouvants et indéterminés et des flux déterritorialisés.
La production de masse se transforma en productions segmentées adaptées à des profils de consommateur.
La mondialisation fit que les questions de minorités mais aussi les questions féminines prirent le pas sur les oppositions fordiennes de classes.
Enfin les forces du marché consolidèrent une identité jeune explosive sur le plan de la culture (musique, sexualité, vêtements…)
« Si la fin du 19e siècle avait vu le passage du « contrôle » à la « libération », la fin du 20e siècle vit un glissement de l’introspection à l’expressivité, de l’inconscient au surréel, de la pensée à l’action. » (388)
L’éclatement de la famille bourgeoise (augmentation des divorces, femmes mariées travaillant, augmentation des vivants seuls, émergence du thème homosexuel…) trouva comme correspondance le conflit au sein de la psychanalyse entre les tenants de la tradition et ceux de la nouveauté. Par exemple les revendications noires autour de la reconnaissance suggéra « l’abandon d’un paradigme de l’autonomie intrapsychique au profit d’un paradigme d’intersubjectivité. » (391) Reprenant la théorie du narcissisme de Freud, certains proposaient qu’on remplace le mot « moi » par le mot « soi » afin de mieux rendre compte de cela : « le narcissisme comme amour de soi, le narcissisme comme étape dans le développement du moi, et le narcissisme en tant qu’il implique une nouvelle forme de relation d’objet, à savoir la reconnaissance. » (391)
Du coup la distinction entre les approches analytiques et non analytiques se brouilla : au mot « conflit » on préférait « dilemme », à « défense » celui « d’adaptation », à « pulsions agressives » celui de « motivation en général », une parité explicative étant du coup donnée à l’intention consciente.
La nouvelle gauche se nourrit des apports de la psychanalyse dans trois domaines :
En rejetant le conformisme étouffant de la famille, privilégiant la sexualité génitale mais aussi à supprimer l’homosexualité et les perversions.
En rejetant le refoulement et la sublimation au profit de l’authenticité, de la libre expression, et du jeu.
Valorisant le travail comme mode de satisfaction de l’individu et non pas seulement un moyen de gagner sa vie.
L’idée d’une société non répressive émergeait du freudisme à mesure que « la sphère de la nécessité se contractait » (400).
Marcuse reprenait le concept de narcissisme primaire caractérisant la prime relation de l’enfant avec sa mère, comme sentiment océanique, traduisant le lien originel du moi inséparable du monde extérieur.
Pour Lacan en revanche, le narcissisme était un piège et une illusion. (voir p. 403 sq)
L’antipsychiatrie émergea avec R. David Laing et Foucault (410).
« A la fin des années 1970, la catégorie psychanalytique qui avait lié pour la première fois la sexualité à la modernité, l’hystérie, avait disparu en tant qu’entité clinique. A sa place se tenaient non seulement des mouvements identitaires et des communautés, mais aussi le syndrome de la fatigue chronique, le syndrome de la mémoire retrouvée, le syndrome de la personnalité multiple, les sévices rituels sataniques et l’enlèvement extraterrestre. De nouvelles Églises surgissant, l’hégémonie psychanalytique s’effaçaient dans l’histoire. » (415)
Epilogue
A son apogée la psychanalyse se trouvait à la confluence de deux courants, l’un scientifique et l’autre humaniste (la lutte morale de l’être humain commençant avec les parents et s’achevant avec la mort). Freud avait fondu ces deux aspects par la découverte d’un nouvel objet : « la vie psychique idiosyncrasique de l’être humain, saturée de sens et marquée d’inflexions morales. Cette nouvelle conception du sujet humain s’accordait avec les formes de vie personnelle apparues sur une grande échelle avec la deuxième révolution industrielle. » (418)
Le freudisme élargissait le sens de la responsabilité construit par les Lumières du seul sens de décisions rationnelles, conscientes et délibérées aux pensées et actions intentionnelles mais inconscientes. La psychanalyse promouvait une capacité morale élargie par la capacité d’auto analyse et d’empathie avec le monde intérieur d’un autre. Dans les années 1960 le projet psychanalytique s’affaiblissait par la voie ouverte sur des projets de reconnaissance et d’identité orientés vers le groupe, bientôt affadie par la prédominance de la confession, de la célébrité, des écrans, de la porosité entre privé et public…
« Assurément, l’état présent de la triple promesse de la modernité ne prête pas vraiment à l’optimisme. L’autonomie, à l’ère de la psychanalyse, impliquait une conscience de l’intériorité complexe, de toute une vie, plutôt que l’octroi de droits ou la résolution de problèmes utilitaires. L’égalité des femmes signifiait non pas la célébration de la féminité ou l’aspiration des femmes à devenir pareilles aux hommes, mais le dialogue des sexes le plus poussé. Et la démocratie impliquait une capacité d’autoréflexion et d’autocritique, non pas l’autocélébration patriotique et la rapacité partisane. L’optimisme qui a porté la psychanalyse à ses débuts – un optimisme associé au premier excédent économique massif dans l’évolution humaine – n’est plus aisément accessible. Dans notre quête d’optimisme, aujourd’hui il nous faut regarder au-dedans. Ce faisant nous révélerons une fois de plus notre dette envers l’âge d’or de la psychanalyse dont nous sommes sortis tout récemment. » (432)
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