Le devenir social : l'explication libérale
Bronner Gérald, Les origines. Pourquoi devient-on qu'il en est ?, Éditions Autrement, 2023, 200 p.
On peine en lisant ce livre à y trouver une architecture conceptuelle. Toutes les explications sont mises au même niveau, le biologique et le social, la socialisation primaire (la famille) et la socialisation secondaire (les amis), les causes externes et les motivations internes. D'ailleurs, à bien y regarder, l'auteur fait la part belle à la responsabilité individuelle, rehaussant ainsi l'idéal (si tant est que ç'en est un) méritocratique. On se demande même si l'auteur ne partage pas l'idée au fond que chacun n'a que ce qu'il mérite. Et pour un sociologue, il a plus souvent recours aux travaux de la psychologie comportementaliste (américaine) qu'à ceux de ses confrères.
Il commence par minimiser la place du passé dans la constitution de ce qu'on est. Cette critique s'articule avec celle du dolorisme qu'il pointe dans nombre de récits des transclasses, ainsi, qu'au sein de la littérature jeunesse, et même au sein de la psychanalyse. « Ce n'est pas que les parents soient toujours innocents des reproches qu'on leur adresse, mais est-on bien certain qu'ils méritent le rôle de matrice explicative de toute chose ? » (32) Question pour le moins curieuse, venant de la part, d'un sociologue, car d'une part, aucun travail récent ne réduit le devenir des individus à la seule matrice familiale ; mais d'autre part, tout le monde est d'accord pour dire qu'elle en occupe une place majeure. Voici le type de raisonnement qu'il met en œuvre : « ce n'est pas que le passé ne compte pour rien dans notre personnalité. Il serait absurde de l'affirmer. C'est plutôt qu'il nous sert aussi souvent à nous exonérer de beaucoup de nos responsabilités. Ce schème narratif favorise ce que les psychologues ont nommé le « biais de autocomplaisance », c'est-à-dire la tendance de notre esprit à attribuer nos succès à nos qualités et nos défaites à la malveillance des autres. » (38) Il dévalue ainsi le poids objectif du passé en le subjectivant (i.e la façon dont je le considère). Et c'est cette tendance à exagérer la douleur (le dolorisme donc), à faire que chacun cherche à quérir un statut de victime qu'il relève dans les autobiographies. Alors que, dit-il, avec raison, leur trajectoire ascendante, devrait les inciter à des émotions positives. Mais il confond le point d'arrivée avec le chemin et les tourments que la plupart ont rencontrés, de ce clivage entre le milieu d'origine, le milieu d'arrivée. Dans le même ordre d'idée, il pense que la honte ressentie et exprimée dans ces écrits est surjouée, comme si les auteurs n'avaient pas eu de capacité à singer les usages du nouveau monde, alors qu'ils ont su faire preuve de suffisamment d'habilité pour parvenir là où ils sont. Il fustige cette façon de dire (Edouard Louis, Didier Eribon...) que la honte sexuelle est moins forte que la honte sociale. Il minimise cet effet de honte, en disant que la gêne guette chacun qui entre sur un marché social inconnu, ni plus ni moins (p. 49). Il attache ce sentiment doloriste à l'envie de singer les mœurs bourgeoises, mais de ne pouvoir réellement y parvenir, comme si tout dépendait de décisions purement individuelles.
Plus encore, il pointe dans les familles populaires (dont la sienne), l'absence d'histoire et de mémoire car il n'y aurait rien à raconter, sinon l'ordinaire plat de la vie. C'est comme s'il n'avait pas entendu parler des travaux de Pierre Sansot ou de Michel Verret…
Comment expliquer dès lors ces parcours atypiques ? Il prend l'exemple de Romain Gary, qui, dans la promesse de l'aube, évoque le discours de sa mère qui prédit qu'il deviendra quelqu'un. Ce sont ces petites phrases qui, selon lui donnent « une forme d'élan. Une condition non suffisante, mais peut-être assez nécessaire» (70). Ce sont ces discours qui forment une sorte de prophétie auto réalisatrice. Je suppose, dit-il, « que la construction de son estime personnelle est plus facile à fonder lorsque ses premiers succès sont vus comme des victoires, plutôt que comme des obligations. » (72) Au détour d'une phrase, on le voit même douter des acquis de la sociologie de l'éducation des 60 dernières années qui avaient établi que l'école reproduit les inégalités : il écrit en effet que la réussite scolaire « dépendrait de la possession de capitaux culturels. » (75) Ce conditionnel, ne dit-il pas tout ?
Il oppose page 78 les théories de Boudon et de Bourdieu : pour le premier, la reproduction des inégalités sociales n'est qu'un effet émergeant, c'est-à-dire globalement involontaire de logiques et situations locales. Pour le second il existe un élément d'intentionnalité car la reproduction des inégalités est dissimulée par une idéologie qui sert les intérêts des puissants. Contre ce fonctionnalisme trivial (le fonctionnalisme du pire ont dit certains), Bronner prône l'émergence en sociologie de modèles hybrides permettant de rendre compte de la complexité du phénomène de reproduction, des inégalités. Un souhait que ce travail est loin, et même très loin d'illustrer…
Car il surévalue les injonctions professorales ou parentales (« tu es quelqu'un d'exceptionnel » ou à l'inverse « reste à ta place tu n'as aucune chance d'y arriver ») dans le devenir des élèves (sans être d'ailleurs capable de les mesurer). Ces injonctions devenant pour certains des « trappes, à espérance » (89) et engendrant la confiance dans ce monde – libéral - où tout repose dessus.
Ainsi les choses posées, il ne dénie pas que la situation sociale puisse devenir explosive. À partir du moment où le désirable ne rencontre pas forcément ce qui est accessible, et donc la frustration collective grossit.
Il fait cas des dispositions ou stratégies mises en œuvre par les enfants des couches populaires pour « assécher les capitaux symboliques qu'ils ne possèdent pas » (104) en utilisant la moquerie, la drôlerie (il aurait pu aussi utiliser le terme d'ironie que Richard Hoggart emploie). Mais là encore, il minimise ces comportements ou il les déspécifie en posant la question des humiliations que les individus issus des classes aisées ont pu avoir à subir à l'école, dans la rue, dans les bars, etc. Mettre ainsi dos à dos ces luttes symboliques en est presque risible.
Enclin à réhabiliter les nomades sociaux (terme qu'il préfère à celui de transclasses), il se demande si ce n'est pas du côté de la créativité qu'ils possèdent quelque chose de spécifique. (112)
Au final nous dit-il, « le design social peut largement être contrarié par la puissance auto fictionnelle. » (121) Il se prend ici, comme exemple, : enfant d'un milieu défavorisé, il faisait en sorte d'être accepté par ses camarades, et sacrifier donc à leur pratiques petites délinquantes pour pouvoir être intégré. Mais il gardait en lui ce récit, cette puissance autofictionnelle qui lui permettrait de mener sa barque jusqu'au bout. Il donne cette explication sans voir que les raisons qu'il se donne à lui-même ont certainement été inculquées par ses parents. Ce sont les valeurs parentales qui lui permettent de mettre « la loi du milieu » à distance. Ainsi, se sentir différent, spécial, comme il affirme à son propos, n'est-il pas le produit d'un discours parental ?
« En effet, dans les conditions de la vie réelle, une partie statistiquement importante de la réussite professionnelle des individus est prédite par leur origine sociale. Cependant, exclure de la réalité de la réussite toute notion de mérite est aussi absurde que tout lui attribuer. » (149) Ce n'est pas avec ce genre de gloubiboulga théorique que l'on peut faire de la sociologie. Par exemple, il mentionne qu'il a fait des rencontres déterminantes (178) mais il n'en dit rien, sinon qu'il relève le terme employé par Norbert Alter de fées (au lieu, celui employé par Pasquali, d'alliés d'ascension), ce qui est tout dire de sa sociologie... Son credo au fond, c'est la recherche de l'attention des autres et une forme de prestige social, sans lequel on ne peut vivre (178).
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