Le témoignage d'un sociologue nantais sur sa trajectoire
Gilles Moreau, S'asseoir et se regarder passer. Itinéraire(s) d'un sociologue de province, La dispute 2022, 199 p.
Voir sa vie comme la résultante d'une triple action : socialisation dans un milieu social d'origine et scolarisation, croyances et mouvements sociaux encadrant l'époque et la génération d'appartenance, les politiques publiques et les interactions que l'histoire sociale offre et dont on se saisit ou pas.
Cette idée de génération laisse supposer à la suite de Gérard Noiriel que l'espace des possibles s'est resserré pour les enfants issus des couches populaires.
L'auteur annonce un livre « insolite, biscornu voir iconoclaste car alliage de récit et de sociologie » (18).
Socialisation
Père garde champêtre, mère au foyer. Abonnement à Sélection du reader's digest. Investissement dans l'encyclopédie tout l'univers. (24)
Un article paru sur l'ethnographie des paysans fut pour lui et d'une violence inouïe car il révélait la force de la sociologie pour décrypter le social : « je m'y voyais déshabillé en quelque sorte par la sociologie mais en même temps vêtu de la parure de la compréhension. » (31)
Une enfance dans un milieu rural dans laquelle les plaisirs sont rares : peu de sortie pas de vacances, pas de sport, pas de musique, ne sait pas nager, ne va pas au cinéma ; Les sorties à Nantes sont rares et calibrées, la ville paraissant « inquiétante » (33). Des dispositions somme toute durables puisqu'à l'âge adulte constat d'une vie ascétique tournée vers le travail, sans enfant.
Il existe néanmoins une petite différence entre les ruraux habitant dans le bourg comme lui et les habitants des villages : une proximité au lieu de pouvoir et de savoir. Précisément, le garde champêtre possède une notoriété locale et un savoir-faire interactionnel. (34)
Il découvre l'ambiance de la ville quand il devient lycéen à Chateaubriand. Le mercredi il ne suit pas les autres internes et déambule seul.
Il appartient à la génération qui voit la construction massive de collèges avec la décision de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans. Entre 1965 et 1975, 2354 collèges ont été bâtis, soit un par jour ouvrable pendant 10 ans. (54)
Sa propre trajectoire sincère dans une socialisation plus globale de la fratrie avec quatre conditions spécifiques (55 sq) :
un rapport au diplôme positif : un père titulaire du certificat d'études.
des interactions avec les élites locales : membres du conseil municipal, pharmacien, directeur d'école, etc. « Ce côtoiement lui offrait surtout l'accès à savoir, à des informations et des manières de voir différents de ceux de la parentèle. » (58)
un sentiment d'honorabilité : incombant à sa fonction.
une mobilisation scolaire : se manifestant par l'abonnement à des revues catholiques (Perlin et Pinpin, Fripounet) inscription à la « bibliothèque pour tous », remplissage du cahier de vacances, achat d'une encyclopédie. « Plus largement, mes parents restreignaient la sociabilité festive, amicale ou de voisinage. » (62)
« Beaucoup était donc fait pour censurer les désirs centrifuges et se concentrer sur le foyer, le paiement des traites de la maison neuve, l'investissement d'une vie, et l'amélioration des conditions économiques, peut-être en vue du financement des études des enfants, encore que nous ayons été boursiers. » (63) Ainsi que le note Olivier Schwartz dans le monde privé des ouvriers, « pour s'en sortir socialement, il faut s'enfermer familialement » (161). Avec le choix d'une fécondité réduite. Le choix aussi d'une école publique malgré un vote à droite et une pratique catholique.
Ce cadre de vie fait de lui un bon élève au primaire, pas bagarreur alors que cette pratique était fréquente dans les cours d'école. Elle relègue les bons élèves dans le camp féminin. Pour autant cette réussite ne suscitait pas de compliments dithyrambiques de la part de ses parents. (67)
Il est pris entre deux systèmes de valeurs, celui façonnée par l'école fortement intériorisé, et celui découvert au sein des réseaux juvénile de la contestation. (70)
Génération
Biberonné au fait électoral à cause de son père et de ses responsabilités au moment des élections. Sensibilisation à la politique continuée ensuite avec la MJC. Par la suite il devient antinucléaire, antimilitariste, anticlérical et anticapitaliste à l'image de sa génération.
Sa scolarité suit son cours mais il se décharge des contraintes inutiles comme l'allemand en seconde vivante ou le latin (83).
Il se déconfessionnalise même s'il admet « qu'il est relativement facile de sortir de l'Eglise, il est plus difficile de faire sortir l'Eglise de soi » en citant Étienne Anheim.
Bilan : « rupture par l'acculturation scolaire, rupture par une socialisation politique contraires aux opinions de mes parents ; mais héritage en quelque sorte par le choix d'un premier métier, animateur socioculturel, qui sous certains aspects relève de l'action publique comme celui de garde champêtre. » (86)
Il suit la pente de sa génération à devenir antimilitariste. En 1962 on comptait 14 % d'exemptés, en 1971 ils sont 31 %. L'armée est assimilée à un masculin repoussoir et au patriarcat. (94)
Institution
Il raccroche la faculté de sociologie après son expérience professionnelle dans l'animation culturelle directement en deuxième année. Il manifeste ses proximités (Martine Chaudron, Christian Baudelot, François de Singly), et ses distances (Molinari considéré comme trop sûr de lui, trop masculin, trop écrasant).(123)
La faculté de sociologie de Nantes est marquée par l'étude de la classe ouvrière est un enseignement soutenu des enquêtes et des méthodes de terrain. À tel point que cet esprit sociologique avait été identifié par Christian Baudelot sous le label de l'ENS (école nantaise de sociologie).
Les 8 premières thèses de troisième cycle soutenues à Nantes au début des années 1980 contiennent toutes le mot ouvrier dans leur titre. En 10 ans, de 1980 à 1990, sur les 32 thèses de troisième cycle, 24, soit 75 %, contiennent le mot ouvrier dans leur intitulé. Entre 1992 et 200 4, seules 5 (8,3 %) titrent encore sur les ouvriers et 3 sur la catégorie populaire. Ce déclin accompagne celui de la sociologie d'essence marxiste à Nantes qui venait de Michel Verret.
Après sa maîtrise avec François de Singly il est invité par ce dernier à poursuivre en DEA dans une faculté parisienne. Il renonce : « poursuivre mes études à Paris dépassait à l'évidence ressources et mes capacités de mobilisation sociale. » (135)
Il évoque une rupture avec son milieu familial (sans beaucoup d'affect) avec le sentiment profond « d'un décalage social ». Ce n'est que l'apprentissage de la sociologie qui le fait indirectement revenir vers son milieu social d'origine « sans nostalgie, ni misérabilisme, ni populisme. » (136)
Il entame dans le cadre d'une recherche collective une thèse sur les élèves de lycée professionnel. Il constate une constante : les enfants issus de milieux populaires ont 7,6 fois plus de chances que les enfants issus des milieux favorisés à demander une orientation professionnelle plutôt que toute autre orientation (vers 2010).
Avec son doctorat il met peu de temps à intégrer l'université. Après quelques candidatures dans d'autres fac de province c'est finalement à Nantes qu'il est recruté. S'il a quelques publications à son compteur c'est tout à fait par hasard. C'est une époque où on pouvait beaucoup plus facilement faute de concurrence intégrer le supérieur avec un nombre croissant de postes au fur et à mesure que les effectifs étudiant augmentaient : 6200 titulaires en 1985 à 11 000 en 1995. Surtout que François de Singly était membre du CNU et lui avait envoyé un petit courrier lui notifiant que « tout s'était bien passé. » (180) La prime au local est évidente puisque son année de recrutement il passe devant Olivier Schwartz auteur d'un livre réputé.
En définitive il résume son destin social en quelques leçons : celui d'un transfuge, celui d'une rencontre avec la sociologie nantaise où l'objet les classes populaires offre une possibilité de conciliation des opposés, celui de l'objet proposé par Christian Baudelot autour de la formation professionnelle, celui enfin d'une connaissance de la société qui ne peut se confondre avec le discours sur la société.
Une trajectoire qui signale son désenchantement d'une progression sociale somme toute limitée.
Une sorte de neutralité dans le récit qui recouvre une sorte d'ascèse triste et qui incite à prendre au pied de la lettre « se regarder passer ». Une description assez froide manifestant peu d'émotion malgré une trajectoire ascendante. Il est où le bonheur ? De même il semble en guerre perpétuelle, comme une colère sourde. Aurait-il quelque chose de non assumé ? Il y a un culte de la singularité (fausse et illusoire). Vouloir se démarquer ou ne pouvoir se rattacher au collectif sans voir que cette disposition est le produit de son milieu familial. On observe pas de détachement par rapport à soi, pas d'usage de la psychanalyse. Le je semble tout-puissant et ignore les soubassements de ce qui l'agite malgré une année de fac en psychologie à Nantes !
Commentaires
Enregistrer un commentaire