Une trajectoire sociale inattendue

 


Norbert Alter, Sans classe ni place. L'improbable histoire d'un garçon venu de nulle part, Puf (epub), 2022, 207 p.


Biographie, mais aussi dialogue, voire autofiction, ce livre est le fruit d'un long compagnonnage entre le personnage principal (dénommé Pierre) et celui qui raconte sa vie. Objectivement, la vie du dénommé Pierre est atypique à tous points de vue puisque parti de moins que rien il devient professeur d'Université. Mais cette particularité est renforcée par le mode de narration qui empreinte plus au roman qu'à l'analyse sociologique, réduite à un sociologisme : « Et puis, son destin échappe aux idées simples, du sociologisme , selon lequel, tout s'expliquerait par la place, la classe, la catégorie et le contrôle social. Il convainc que les individus ne sont pas que « les marionnettes de l'histoire ». » (9)

Son père fait régulièrement des séjours en prison, et sa mère s'occupe à peine de lui : « ses parents ne font pas partie de ce monde, sans pour autant appartenir à un autre. Ils habitent un nulle part sociologique. » (12)

Malgré cela, c'est un bon élève. Ce qui surprend ses parents. Soumis aux déménagements incessants, puis pensionnaire, il subit la vie collective avec d'autres élèves avec leurs bizutages comme la moquerie public pour un pipi au lit (14).

Il est tellement désorienté, qu'il n'est pas capable de se situer sur la carte de la ville quand l'institutrice demande à chaque élève de le faire. Pas de maison protectrice, pas de chaleur de foyer. (16) Ce n'est que chez des amis, qu'il découvre la fonction des cloisons et des portes. Ainsi, la chambre des parents toujours fermée consacre leur intimité même en leur absence. L'intimité voilà quelque chose qu'il ne connaît pas. Le calme non plus, d'ailleurs tant ses parents se bagarrent. Sa famille représente une sorte de no man's land : « trop pauvre et trop inculte pour vivre dans le monde, des bourgeois ou des classes moyennes, trop scandaleuse et brouillonne pour pénétrer celui des ouvriers ou des employés. Chez lui, personne ne respecte sérieusement les règles du jeu » (25) ; sa famille est donc isolée. On peut parler de milieu anomique. Sa misère ne peut se confondre avec la seule misère économique : l'instabilité des ressources lui fait plus défaut que leur volume, et l'imprévisibilité des rôles le fait plus souffrir que n'importe quelle forme d'autorité. Dans sa vie, rien n'est prévisible. » (26) Il lui arrive de souffrir de la faim (28).

Toute sa tendre jeunesse, il est contraint de travailler comme serveur déménageur, etc. Dans certaines de ces occasions, il éprouve la honte à servir la petite bourgeoisie : « la honte, s'est immiscée en lui. Il l'a sentie empourprer son visage. Elle raidit maintenant son corps, jusqu'aux mains et aux pieds, en neutralisant toute autre sensation. » (41) Dans le milieu des cafés, (la limonade), il effectue des journées de 12 ou 13 heures de travail pour une rémunération au SMIC. Mais les garçons de salle multiplient par deux ou trois leurs revenus et quelquefois plus grâce aux pourboires non déclarés au Fisc. Dans tous les métiers qu'il effectue, il truande son patron.

Néanmoins, il obtient son baccalauréat, le premier obtenu dans sa famille. Son père, tellement fier de ce succès, lui fait parvenir une centaine de cartes de visite sur lesquels figurent son nom et son titre : bachelier. « Pierre ressent une légèreté, du corps et de l'esprit, absolument délicieuse, comme si on l'avait libéré de ses entraves, qu'on l'autorisait à vivre subjectivement, et pas seulement un cadre normatif. » (54)

Car à l'école, Pierre éprouve un sentiment de bien-être : « sa place d'élève, le dégage du désordre de son foyer pour le plonger dans un univers parfaitement réglé. » (63) Ainsi, « tout au long de sa scolarité, il rencontre quelques bonnes filles qui croient en son destin personnel, et qui l’aident à surmonter son destin social. Elles acceptent son incapacité à se soumettre au seul rôle de bon gars. » (78) « C'était pour moi un mystère. J'étais comme un handicapé inclus dans une classe de valides : on ignorait ma différence pour m'associer à la vie des normaux. Tacitement, l'administration et mes copains n'abordaient jamais la question. Ils semblaient m'avoir accepté comme ça. C'était vraiment surprenant : je vivais sur une planète personnelle, mais les autres acceptaient que je vienne aussi sur la leur. J'ai réussi ma scolarité grâce à cela. » (82) Une tolérance possible, à la condition que celui qui, en bénéficient, joue le jeu de l'institution.

Certaines pratiques lui ouvrent aussi les horizons comme le ciné club du lycée, « seul accès à l'art, relativement simple et égalitaire ». (83) « Les normes, en matière d'argumentation, y sont plus relâchées qu'à propos d'un texte de littérature, et infiniment plus qu'à propos d'une exposition ou d'une représentation théâtrale. » (83)

Il en va autrement à l'université, où dans les amphithéâtres se pressent des centaines d'étudiants, et « un professeur renommé impressionne par son esprit, mais se trouve totalement inaccessible. » (85) Le travail estudiantin déconcerte ces anciens lycéens : préparer des séances de travail en commun, se documenter en bibliothèque, prendre la parole, de manière réfléchie, découvrir les bonnes lectures, prendre des notes en dictée, choisir des projets de recherche personnels, découvrir finalement par soi-même, l'intérêt des savoirs dispensés. « Deux ou trois professeurs font par ailleurs preuve d'un art oratoire qui le transporte. » (89)

Un élément rarement abordé dans le cadre des autobiographies ou des biographies de transclasses est relatif à la place des affects et plus particulièrement de l'amour. Il y a de longs passages qui expliquent comment Pierre parvient à se libérer « de son être social pour n'être plus qu'un sujet » (96) dans les mains de son amoureuse. Précisément, il vit avec Véronique, une séquence intense où il passe beaucoup de temps dans la maison de sa copine, ses parents lui faisant bon accueil. Toute la difficulté pour lui est de faire bonne figure avec des manières qui ne sont pas éduquées : il ne sait pas se tenir à table. « C'est pour lui, une souffrance qu'il traînera très longtemps, bien après le lycée, comme si sa honte sociale s'était cristallisée dans cette scène de la vie quotidienne. Comment ranger le couteau ? Comment s'essuyer la bouche ? Comment prendre la parole ? Et à propos de quoi ? Doit-on dire ce qu'on pense ou simplement badiner ? Comment réclamer du pain ? Doit-on se servir ou se faire servir… ? Peut-on en reprendre ? Faut-il complimenter la cuisinière de manière systématique ? Peut-on saucer son assiette ? Utiliser ses doigts pour manger le bout d'ailes de poulet ? Peut-on parler la bouche un peu pleine ? Ça dépend : ces coutumes extrêmement malicieuses obéissent plus à des principes d'interaction et à des circonstances particulières qu'à des règles formelles et stables. Seuls les indigènes connaissent bien l'ambiguïté de ces coutumes et la capacité à y distinguer les bons usages. » (106) Mais cette relation atypique prend fin, car les parents de Véronique, un jour ne souhaitent plus l'héberger de manière aussi fréquente, « un jeune homme dont on ne connaît même pas la famille. » (108) Pierre établit même que, sans les amies fréquentées, il n'aurait pas pu sortir de sa galère sociale.

Quand il se retrouve avec des membres des classes supérieures, il ne rate pas de se trouver en décalage. Comme par exemple en voulant parler d'un bateau, un yacht, il prononce iachte. Il comprend que la tenue de son corps, ses conversations, tout ce qu'il est, tous ses arguments, ses projets de métier, tout le met en danger, « celui de risquer la honte. » (120) Il comprend aussi dans ces cénacles que son passé de déviant n'est pas connu des autres, car comme l'écrit Goffman, les déviants sont ceux qui sont identifiés comme tels. Tant qu'ils ne sont pas pris et sanctionnés, ils sont considérés comme normaux. (132) Et précisément, quand il est aux prises avec des représentants de l'ordre, certains adultes lui donnent la chance de ne pas être exclu du monde par des sanctions. Et c'est grâce à ces gestes qu'il ne reproduit finalement pas l'histoire de son père. (141)

C'est chez la mère de son ami Antonio qu'il éprouve « la certitude de pouvoir s'associer aux autres, sans crainte, ni honte. Il découvre chez elle, l'expression de la générosité et de l'amour familial, inconditionnel. Elle l'accueille comme un fils revenu d'ailleurs. Là, il sait qu'il ne risque plus rien. En ignorant, ses fautes (sa mauvaise éducation et ses méfaits), elle le rend confiant dans son rapport au monde. » (141)

Dans celui-ci, intervient la politique. Adolescent au moment de mai 68, il est comme beaucoup de ses comparses politisé de fait. Et il éprouve dans les moments de lutte et de manifestation le sentiment de fonder un être collectif s'appuyant sur une idéologie anti capitaliste.

Plus tard, il réalise avec son copain Antonio des voyages aux États-Unis et en Amérique du Sud y côtoyant des jeunes en marge du système, vivant, en communauté expérimentant tous azimuts. Il fait la connaissance des écrivains de la beat génération qui révolutionnent les engagements politiques traditionnels y compris de la gauche radicale. Ces écrivains rompent avec la soumission aux règles du jeu de la société. « Ils refusent d'intégrer des organisations composées de chefs, de petits chefs et de grands chefs. Ils se moquent de l'aspirateur, du crédit pour l'obtenir et honnissent le travail à la chaîne, le travail, idiot. Ils contestent les rôles traditionnels du père et de la mère, de l'homme et de la femme. Ils dénoncent les projets de société qui reposent sur les nouvelles lois, et qui, au nom du bien, asservissent et musèlent, justifient l'existence de la bombe atomique. Ils refusent de dissoudre leur individualité dans une idée de l'histoire. » Pierre comprend alors son détachement des idées de gauche qui se complaisent dans le confort matériel. Les auteurs de la beat génération « n'attendent pas la révolution pour changer de vie ; ils vivent autrement, selon leur valeur. » (165) Ces lectures sont pour lui une révélation. Quand en classe, il est amené à parler de ces écrivains, il peut masquer ses propres affects sous les citations des auteurs. Il raconte sa propre vie sans la nommer, et ça l'apaise. « J'ai eu la chance de rencontrer mai 68 et la beat. Cette période de l'histoire sollicitait les rêves, l'esprit critique, l'expression incorrecte de soi. J'ai trouvé le moyen de me dépatouiller avec mon histoire personnelle. » (167)

« Pierre n'avait pas de place, et donc pas grand-chose à perdre. S'inventer une vie représentait ainsi pour lui un coup de sortie plus faible que pour la plupart de ses copains et un coup d'entrée dont il ne pouvait avoir idée. Mais si des militants ou des experts en sciences sociales, avaient réussi à lui faire admettre que sa misère, provenait de la seule misère de classe, il y serait demeuré assigné, écrasé par un déterminisme, qui ne laisse de liberté à personne, sauf aux puissants et à ceux qui veulent renouveler l'histoire sans s'intéresser aux histoires personnelles » (203)

« Entre une société qui l'écrasait et une subjectivité fissurée, des fées se sont glissées, et lui ont tout dit, d'une manière ou d'une autre : « on t'aime pour ce que tu es ! » Sans elles, pas d'histoire, juste un destin. On considère trop souvent qu'une trajectoire de vie résulte de l'appartenance à une catégorie sociale, laquelle détermine la culture, les affects et les projets de chaque individu, seul face à l'histoire, ou prisonnier de son histoire de classe. Pas de fées, là-dedans. Rien que des faits majoritaires. » (204)



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