Rendre compte de la réalité sociale
Peter Berger & Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Ed. Méridiens Klincksieck, 1992, 288 p.
La réalité construite socialement : la réalité symbolique et matérielle, construite par des actes, des gestes, des paroles et des systèmes de pensée. Socialement : actes et paroles sont socialement produits et organisés.
Réalité : phénomène que nous connaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté (i.e que nous ne pouvons souhaiter)
Connaissance : certitude que les phénomènes sont réels et qu'ils possèdent des caractéristiques spécifiques.
Ainsi il existe trois types de connaissances :
1) connaissance commune ;
2) élaborée ou philosophique (qu'est-ce que le réel ? Qu'est-ce que connaître ? Comment connaître ?) ;
3) et enfin sociologique : à mi-chemin entre 1 (connaissance pratique : réflexivité comme condition d'un problème) et 2 (rien est évident, ne va de soi). Exemple de la liberté :
L'homme est libre, celui comme tel ;
Qu'est-ce que la liberté ?
La notion de la liberté est relative aux sociétés.
Donc le problème de la connaissance pour le sociologue s'oppose en terme de relativité sociale. Le réel n'est pas le même suivant les individus : il est socialement déterminé.
Pour le sociologue : quelles sont les formes sociales de cette connaissance de la réalité ? Quels sont les prérequis ? De plus, quels sont les moyens sociaux par lesquels la réalité est considérée comme connue ?
La sociologie de la connaissance = l'analyse de la construction sociale de la réalité.
Cette sous discipline a des antécédents:
1- Le marxisme
2- Nietzsche
3- Historicisme
1- Pour Marx : propositions fondamentales : la conscience de l'homme est déterminée par son être social. Deux concepts clés :
L'idéologie : idées servant d'armes aux intérêts sociaux.
Fausse conscience : pensée aliénée.
Marx distingue l'infrastructure de la superstructure : du point de vue de la pensée, infra = activité humaine (travail). Supra : monde produit par celle-ci. La pensée est produite par cette activité.
2- Nietzsche : l'illusion et l'auto illusion sont des conditions nécessaires de la vie.
3- historicisme (Dilthey) : relativité ou historicité de la pensée humaine. Accent mis sur la situation sociale de la pensée. On ne peut comprendre une situation historique sans prendre en compte les termes dans lesquels elle est saisie. La connaissance humaine et donc donner en société comme un a priori de l'expérience individuelle, fournissant à celle-ci ça règle de sens. Sept règles et relatives à une situation socio-historique, et naturelle aux yeux de l'individu qui utilise.
4- Mannheim : la société détermine l'apparence mais aussi le contenu des idées à l'exception de certaines sciences comme les mathématiques.
Préoccupation : l'idéologie. Distinguer trois niveaux :
L'idéologie particulière : elle constitue un segment de la pensée de l'adversaire.
L'idéologie totale : totalité de la pensée de l'adversaire.
L'idéologie générale : comme caractéristique non seulement d'un adversaire mais aussi de la pensée propre d'un individu. Aucune pensée humaine n'est imperméable à l'influence idéologisante de son contexte social.
Moyen de connaissance exacte : accumulation de différentes perspectives sur un objet.
Capacité sociale à l'excentration sont différentes suivant les groupes sociaux : les plus capables, « les intellectuels sans attaches » (dégagés des intérêts de classe).
5- Merton : il distingue la fonction manifeste et intentionnel des idées, des fonctions inconscientes et non intentionnelles.
Problème : inclure les questions épistémologiques dans un processus de connaissance, c'est être à la fois dans un bus et hors de lui. Comment peut-on être sûr d'une analyse sur une classe sociale si :
Les catégories sont historiques.
Chacun est déterminé par sa position sociale.
En particulier si on est membre de cette classe.
Si le commerce des idées, le domaine de la théorie est un champ restreint et spécialisé, chacun produit une connaissance sur la société, participe à la connaissance de la société.
Les connaissances scientifiques, philosophiques, mythologiques, idéologiques, n'épuisent pas toute la connaissance sur le réel : « la connaissance commune, plus que les idées va constituer le cœur de la sociologie de la connaissance. » (26)
Chapitre 3 : la société comme réalité subjective.
Il faut envisager la société en terme de processus dialectique continu composé de trois phrases : l'extériorisation, l'objectivation, l'intériorisation. La société et chacune de ses parties sont simultanément caractérisées par ces trois phrases, « si bien que toute analyse qui ne se réfère qu'à certaines d'entre elles tourne court. » (177)
Cela est aussi vrai pour tout individu qui « simultanément extériorise son propre être à l'intérieur du monde social et l'intériorise en tant que réalité objective. » (178) Intériorisation : « appréhension immédiate ou interprétation d'un événement objectif en tant que signification exacte, c'est-à-dire en tant que manifestation des processus subjectifs d'autrui qui, ainsi, deviennent pour moi subjectivement signifiants. » (178) Cette intériorisation suppose donc une compréhension des semblables ainsi qu'une appréhension du monde en tant que réalité sociale et signifiante. L'individu prend alors en charge le monde dans lequel les autres vivaient déjà. (178) Il existe alors un partage du temps qui relit intersubjectivement des séquences de situation. Et il existe entre les individus une identification mutuelle. « Nous ne vivons pas seulement dans le même monde, nous participons chacun à l'existence de l'autre. » (179) Le processus ontogénétique qui permet ce phénomène d'intégration est la socialisation qui peut être définie comme « l'installation consistante et étendue d'un individu à l'intérieur du monde objectif d'une société ou d'un secteur de celle-ci. La socialisation primaire est la première socialisation que l'individu subit dans son enfance, et grâce à laquelle il devient un membre de la société. La socialisation secondaire consiste en tout processus postérieur qui permet d'incorporer un individu déjà socialisé dans les nouveaux secteurs du monde objectif de sa société. » (179)
Il est évident que la socialisation primaire est habituellement la plus importante pour l'individu. Le monde social est filtré pour l'individu au moyen de la sélectivité du monde social objectif dont les parents sont le vecteur. « Ainsi, l'enfant des classes inférieures absorbe t-il une perspective propre à sa classe sur le monde social, mais selon une coloration idiosyncratique donnée par ses parents (ou par tout individu qui s'occupe de sa socialisation primaire). En découle une acceptation de son destin, une résignation, un ressentiment amer, ou une révolte fébrile. Cet enfant-là habite un monde très différent de celui des enfants des classes supérieures mais aussi peut se différencier de son voisin qui appartient pourtant à la même classe que lui.
Il ne s'agit pas d'un simple apprentissage cognitif, les circonstances sont aussi fortement chargées émotionnellement. Sans cet attachement émotionnel le processus d'apprentissage serait difficile à accomplir sinon impossible. Dans ce processus l'enfant devient « capable de s'identifier lui-même, d'acquérir une identité subjectivement cohérente et plausible. » (181) Cette identification est la particularisation dans la vie individuelle de la dialectique générale de la société.
La socialisation primaire crée par étape chez l'enfant une abstraction progressive des rôles et des attitudes à adopter, par exemple dans l'intériorisation des normes. "Cette abstraction est appelée l'autre généralisé". (182)
« La société, l'identité et la réalité sont subjectivement cristallisées dans le même processus d'intériorisation. » (183) Cette cristallisation est parallèle à l'intériorisation du langage. Lequel constitue le contenu et l'instrument le plus important de la socialisation.
« La relation entre l'individu et le monde social objectif est comme un processus d'équilibre continuel. » (184) Pendant la socialisation primaire l'enfant intériorise le monde comme le seul existant et concevable. C'est pour cela qu'il est « plus solidement incrusté dans la conscience que le monde intériorisé au cours de la socialisation secondaire. » (185) Elle s'achève quand le concept de l'autre généralisé a été établi dans la conscience de l'individu. Mais la socialisation n'est jamais totale ni terminée car l'identité et la réalité ne sont pas des phénomènes définis une fois pour toute.
La socialisation secondaire : elle est l'intériorisation de sous mondes institutionnels. C'est une acquisition de connaissances spécifiques de rôles, rôles directement ou indirectement enracinés dans la division du travail. Qui viennent « en contraste au monde de base acquis au cours de la socialisation primaire » (190). Ils comprennent aussi des composantes normatives et affectives aussi bien que cognitives. Mais venant en second lieu elle doit toujours composer avec la socialisation primaire. Ou « superposés à cette réalité déjà présente » (192).
« Alors que la socialisation primaire ne peut prendre place sans une identification émotionnellement chargée de l'enfant à ses autres significatifs, la socialisation secondaire, elle, peut le plus souvent se dispenser de ce type d'identification et effectuer avec la simple identification mutuelle qui s'intègre dans toute communication entre êtres humains. Ainsi, il est nécessaire d'aimer sa mère, mais pas son professeur. » (193) Il y a un haut degré d'anonymat dans le sens où les individus impliqués dans la socialisation secondaire sont aisément détachables de leur identité. Du point de vue des contenus aussi, ils sont moins subjectifs que ceux acquis préalablement. « Il faut plusieurs chocs biographiques pour désintégrer la réalité massive intériorisée au cours de la prime enfance. Il en faut beaucoup moins par contre, pour détruire les réalités intériorisées plus tard. » (195) Ce détachement identificatoire « permet des séquences d'apprentissage qui sont émotionnellement contrôlées et rationnelles. » (197)
Tant que les éléments de la socialisation primaire ne sont pas défiés socialement, ils ne constituent pas un problème pour l'individu. (202) Exemple de la pudeur.
La réalité est conservée au moyen des autres qui permettent de confirmer notre identité. Et le véhicule le plus important de conservation est la conversation : « on peut concevoir la vie quotidienne de l'individu en terme d'action d'un appareil de conversation qui continuellement maintient, modifie et reconstruit sa réalité subjective. » (208)
« La réalité subjective est toujours dépendante de structures spécifiques de plausibilité, c'est-à-dire, de la base sociale spécifique et des processus sociaux que sa conservation requiert. On ne peut maintenir sa propre identification à un homme important que si le milieu confirme cette identité. » (211) Au minimum l'individu transformé possède le même corps. Il existe des transformations totales par rapport à d'autres moindres. Celles-ci seront qualifiées d'alternations (= devenir autre, extase). L'alternation exige des processus de resocialisation. Pour qu'elle réussisse il faut des conditions sociales et conceptuelles, le social servant de matrice au conceptuel. « La condition la plus importante est la disponibilité d'une structure de plausibilité efficace c'est-à-dire d'une base sociale servant de laboratoire de transformation. Cette structure de plausibilité sera médiatisée pour l'individu au moyen d'autres significatifs, avec lesquels il doit établir une identification fortement chargée d'affectivité. » Avec la tendance à reproduire les expériences enfantines de dépendance émotionnelle. « Ces autres significatifs sont les guides qui conduisent à la nouvelle réalité. Ils représentent la structure des possibilités dans les rôles qu'ils jouent vis-à-vis de l'individu et médiatisent le nouveau monde pour l'individu. Le monde de l'individu trouve maintenant son centre affectif et cognitif dans la structure de possibilités en question. « Un exemple typique d'alternation est la conversion religieuse. « L'alternation implique donc une réorganisation de l'appareil de conversation. (...) Dans la conversation avec les nouveaux autres significatifs la réalité subjective est transformée. » (217) Ce qui implique souvent le rejet de schémas interprétatifs. « La rupture biographiques est ainsi identifiée à une séparation cognitive entre ténèbres et lumière. » (218) Par exemple dans le cas de mobilité sociale, on adopte des schémas interprétatifs tout faits expliquant ce qui est arrivé sans poser une métamorphose complète de l'individu concerné. Le nouveau est vu comme nécessaire et évident.
Le processus d'intériorisation et son étude doivent toujours s'accompagner en arrière-plan d'une compréhension macro sociologique de leurs aspects structurels. « Une socialisation réussie est l'établissement d'un haut degré de symétrie entre la réalité objective et subjective. Inversement, la socialisation ratée implique selon nous une asymétrie complète entre ces deux réalités. » (223)
Dans des sociétés caractérisées par une division du travail très simple, tout le monde est plus ou moins ce qu'il est censé être. Il n'y a pas de problème d'identité et la question « qui suis-je ? » a peu de chance d'apparaître dans la conscience. Dans de telles circonstances une socialisation ratée n'apparaît que comme le résultat d'accidents biographiques, soit biologiques soit sociaux (par exemple handicap physique).
Si des individus se rassemblent en vue de former un groupe socialement durable éloigné de la structure existante, alors « une contre réalité peut maintenant commencer à être objectivée dans le groupe marginal des individus mal socialisés. » (226) « Cependant, la normalité devient une possibilité biographique si une certaine compétition existe entre les définitions de la réalité, soulevant l'éventualité du choix entre ces dernières. » (229) L'enfant peut faire le mauvais choix, par exemple intérioriser les éléments impropres du monde féminin parce que son père est absent. Il y a alors asymétrie entre l'identité sociale imposée et son identité subjectivement réelle. « Quand des mondes très différents sont médiatisés au cours de la socialisation primaire, l'individu est confronté à un choix d'identités bien nettes qui sont appréhendées en tant que possibilités biographiques véritables. » (231) « De façon présumée, tous les hommes, une fois socialisés, sont des « traîtres à eux-mêmes » potentiels. Le problème interne d'une telle « trahison », cependant, devient plus compliqué s'il implique la question de savoir quel « moi » a été trahi à tel moment, question posée dès que l'identification à différents autres significatifs englobe différents autres généralisés. » (231)
L'appréhension de mondes contradictoires au cours de la socialisation secondaire n'a pas nécessairement besoin d'être accompagnée d'une identification effectivement chargée aux autres significatifs. L'individu va intérioriser différentes réalités sans s'identifier à elle. Dès lors l'individu peut manipuler le ou les mondes qui apparaissent à lui. L'individu intériorise la nouvelle réalité mais au lieu qu'elle soit sa réalité, elle n'est qu'une réalité qu'il utilise en fonction de buts spécifiques. » (234) « Une société dans laquelle des mondes contradictoires sont généralement disponibles au niveau du marché entraîne des constellations spécifiques de réalité et d'identité subjective. La conscience générale de la relativité de tous les mondes s'accroît, y compris celle de son propre monde qui est maintenant appréhendé subjectivement comme un monde, plutôt que que comme le monde. » (234)
Commentaires
Enregistrer un commentaire