L'enfance, un rapport au temps

 


Vincent Delecroix, Leur enfance, Rivages, 2022, 240 p.


Contre l'illusion de conserver en soi des strates intactes du passé, sans compter le regard nostalgique ou mélancolique que nous portons sur l'enfance. Le vieillissement ou la maturation n'achève pas l'édification de la personne : « ils construisent d'autres bâtiments simultanément et dans un autre espace qui est pourtant coextensif au premier. Cela ne signifie pas seulement que l'enfance est intacte, là-dessous, et que si nous avons l'impression de ne pouvoir percevoir que des ruines, c'est parce que nous ne pouvons y avoir accès que de manière partielle et compliquée – même lorsque, dans la maladie ou l'extrême vieillesse, on donne l'impression de retomber en enfance, comme si la vie irrésistiblement devait se recourber sur elle-même et coïncider avec son point d'origine. Son temps demeure et continue de s'écouler.

Le plus probable est donc que l'enfance n'a pas de fin. Les « âges » ne se succèdent pas, il s'accumulent. L'âge adulte n'abolit pas l'enfance mais en masque partiellement l'interminable développement autonome. » (28)

Les enfants sont comme des étrangers, des exilés. Notre tâche est de les accueillir de les nourrir et de les consoler. « Ils ne sont pas seulement étrangers : ils sont hagards et désemparés. Et par-dessus tout ils sont, absolument, seuls. » (39) « C'est comme si (...) il fallait les consoler de la condition humaine. » (39)

Donner une définition de l'enfance : ce serait « certaines modalités de l'expérience, certains états du langage, certaines positions du sujet, certaines configurations du temps, certaines façons d'avoir un corps ou de faire corps – toute chose dont la particularité appréciable est qu'ils ne sont justement pas circonscrits à l'âge officiel de l'enfance : à certains moments, dans certaines circonstances ou conditions, nous sommes enfants en ce sens. » (53) C'est la thèse principale du livre, quelque part on demeure tous des enfants. « Ma vie est faite aussi de ces modalités qui constituent une part irréductible des conditions de l'expérience, de moi-même comme du monde. » (54)

Il n'est pas question de mémoire qui s'ouvrirait dans l'observation de ses propres enfants. « Je coïncide avec eux dans une zone distinction entre leur état et le mien. En ces points, leur enfance c'est aussi la mienne, non pas celle que j'ai vécue mais celle que je vis. »

D'après Rousseau dans Émile, quand les enfants commencent à parler ils pleurent moins. (84) Et c'est parce qu'ils se mettent à parler qu'ils se mettent à penser : « la langue force leur conscience, elles s'empare d'eux, ils parlent sous sa dictée impersonnelle » (88).

L'idée de Max Weber d'un désenchantement du monde du à la croissance des rationalité instrumentale, bureaucratique et juridique s'applique au préjugé commun qui tient le monde de l'enfance pour un monde enchanté. Cette conception de l'histoire ne date pas de lui mais de la nostalgie romantique qui l'a fait s'épanouir dans le roman d'éducation et le désir de restauration. « Mais l'innocence n'est pas la condition de l'enchantement du monde et le désenchantement n'est pas la perte de l'innocence. » (97)  Le désenchantement désigne un seul phénomène : la dé-magification c'est-à-dire « l'abandon de la magie comme instrument de salut (Max Weber, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme). La magie c'est l'usage de moyens illicites pour atteindre le bonheur. (106) Contre donc l'idée que le bonheur se mérite par nos actions, la magie permet de l'atteindre à moindre frais : enchantement. La sortie de l'enfance est celle de cette perte. « La moralité bien connue des enfants (…) pourrait bien ne tenir en réalité qu'à ce qui reste en eux de cette définition du bonheur, une définition qui ne serait pas dé-magifiée ni moralisée. » (108) Pour les enfants le bonheur n'est pas ce dont on doit se rendre digne.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bernhard Schlink : La petite-fille

Lydie Salvayre : La Médaille

Radiographie d'un jeu spécifique