Sociologie de l'idée de mérite

 


Marie Duru-Bella, Le mérite contre la justice, Presses De Sciences Po (epub), 2019, 139 p.


Dans les sociétés modernes (comme celle issue de la révolution française), les inégalités sont jugées acceptables si elles découlent des qualités individuelles (talent, effort, etc.) et non de caractéristiques héritées (comme l'origine sociale).

Dans les sociétés dites égalitaires, c'est la notion d'égalité des chances qui est prioritaire. Elle est consubstantielle à celle de méritocratie. Celle-ci ne peut exister dans une concurrence faussée. Raymond Boudon : « la démocratie admet l'inégalité des résultats, elle ne saurait entériner l'inégalité des chances. » (cit. 10) C'est donc plus les notions d'équité et d'égalité des chances que celle d'égalité qui prévalent.


Chap 1.) Le mérite : justifications psychologiques, justifications sociales

Il y a une tendance à faire l'impasse sur le social, et donc à ne considérer que des « individus atomisés, dotés de potentialités individuelles, de qualités intrinsèques. La montée de la rhétorique du mérite participe de cette évolution qui met en exergue la responsabilité personnelle. » (17) Les dominant mettent en avant leurs caractéristiques personnelles, intègrent le mérite et l'excellence dans les critères d'accession au groupe de statut supérieur, légitimant ainsi leur parcours.

Le problème émerge au XIXe siècle, alors que la révolution a décrété l'égalité de tous et que subsiste malgré tout de fortes inégalités. C'est à cette époque que la notion d'aptitude est inventée et se trouve le plus souvent mobilisée parallèlement aux notions de mérite et de responsabilité individuelle. Le principe de l'égal accès des citoyens aux emplois publics ayant été posé, il faut trouver une manière juste de recruter. Les concours deviennent l'archétype du recrutement républicain, mettant tous les candidats sur la même ligne de départ. Dans la sphère dans le secteur privé, l'évolution des techniques exige un niveau de compétences accrue, notamment pour les postes de cadres, mettant ainsi fin au système de responsabilité familial.

Aux États-Unis, l'égalité renvoie aux chances de s'élever dans l'échelle sociale et au mythe du self-made-man pilier de l'idéologie américaine. Même si la mobilité sociale ne se révèle pas significativement supérieure à celle de la France, chacun est persuadé du contraire. (27)

En France à la question, « pensez-vous que les gens obtiennent ce qu'ils méritent ? », la réponse majoritaire est non à 45 % contre 24 % de réponses positives et 18 % de plus ou moins. Les Français estiment plus souvent que les habitants des pays voisins que les inégalités sociales n'ont pas de fondement légitime, qu'elles sont injustes. Ils voient plus fréquemment dans les causes de la pauvreté, l'injustice de la société et moins souvent des caractéristiques personnelles comme la paresse. Seuls les pays de l'Europe du Nord ont des pourcentages plus important que les Français.

Quand, dans les enquêtes, on demande aux Européens, ce qui fait qu'une société est juste, et on propose trois réponses : éliminer les grandes inégalités de revenus, garantir les besoins de base pour tous, reconnaître les personnes selon leur mérite. Un large consensus parmi les pays européens émerge, c'est le critère du besoin, suivi du mérite, l'égalité venant après. Les Français estiment le monde du travail injuste, parce que les capacités et les mérite n'y sont pas récompensés, et estiment que le diplôme détenu joue un rôle trop important.


Chapitre 2). Le mérite à travers le prisme du mérite scolaire

L'école doit organiser la sélection méritocratique d'une part et inculquer la croyance à l'effectivité de la méritocratie d'autre part. Émerge l'idée que des mesures de compensation assureront l'égalité des chances. Et dans ce cas seuls, les inégalités de mérite détermineront les trajectoires. Mais le constat est intraitable : les enfants de cadres supérieurs et profs représentent 17 % de la population des 20–24 ans, mais 34 % des effectifs de l'université, 52 % des classes préparatoires aux grandes écoles. Ils sont 54 % en école d'ingénieur, 51 % en école de commerce et 61 % dans les écoles normales supérieures.

Il existe un caractère à la fois précoce et cumulatif des inégalités sociales de cursus. « Les difficultés scolaires précoces se concentrent avec tellement de netteté dans certains groupes sociaux, qu'il est exclu qu'elles puissent relever du jeu du mérite, du moins de son seul jeu comme nous le verrons. » (42)

L'infériorité scolaire des élèves de milieux populaires s'explique en partie par le fait qu'ils ont accès à une offre scolaire de moindre qualité. De plus, les valeurs des maîtres composent une dimension et non la moindre, un avantage ou un handicap, dans le contexte de la classe, par la proximité ou la distance qui existe entre leur vision du monde et le système de valeurs des milieux sociaux des élèves. Dans une société où l'école et les critères académiques se sont développés, on se réfère à une définition de l'idéal de la personne cultivée (Max Weber). Des critères qui s'appuient sur des références culturelles non dépourvues d'arbitraire (le bon goût). Qu'est-ce que bien lire par exemple ? Selon les époques ou les lieux on valorise avant tout la qualité du déchiffrage ou celle de l'expressivité.

Possédant une fonction de sélection–orientation. L'école doit donc évaluer les mérites. Elle ne saurait accepter que les performances des élèves s'explique par des facteurs hors de son contrôle (héritage, quel qu'il soit) car la compétition scolaire serait d'emblée pipés. Il faut donc valoriser ce que les élèves font, leurs efforts et leur travail. « Par conséquent, les enseignants, par leurs notes, et leurs appréciations, mettent en exergue le travail, comme principe majeur d'explication, de la réussite ou l'échec scolaire. De la sorte, l'élève qui a choisi de travailler, est bien responsable de son succès et il le mérite sans conteste. » (50)


Chapitre 3). Le mérite dans la vraie vie

« De manière générale, on considère comme d'autant plus justifiées les sanctions économiques des diplômes que l'on doit sa situation personnelle à ses titres scolaires, et plus encore quand ces derniers ont été acquis au prix d'efforts importants. Les personnes dont la trajectoire sociale est ascendante, sont d'ailleurs plus portées, à adhérer à la méritocratie que celles en mobilité descendante. » (62)

Mais, les ouvriers français considèrent le profit et la richesse avec méfiance, soutiennent avec force que ce n'est pas le marché, ni le statut socio-économique qui étalonnent la valeur des individus et valorisent davantage l'égalité. Quand il s'agit d'expliquer et de justifier les hiérarchies sociales, les ouvriers invoquent plus souvent l'intelligence que leurs homologues américains. Ils avouent se sentir inférieurs à ceux qui sont cultivés.

Le salaire, comme indicateur univoque, est un indicateur des jugements de mérite qui exprime la société. Et de ce point de vue il est souvent corrélé avec le niveau de diplôme. Pourtant, les recruteurs ne se focalise pas sur ces derniers : Le travail de sélection consiste à déceler des propriétés personnelles qui rendront le candidat apte à occuper le poste, et qui, selon les emplois iront des caractéristiques physiques (beauté, ma sœur, présentation, etc.) à des caractéristiques psychologiques (qualité de contact, de travail en équipe, capacité à supporter le stress, et les flux tendus, créativité, confiance, en soi, etc.). Mais en France, par rapport au Royaume-Uni, ou l'Espagne, le poids des diplômes (notamment supérieur) est supérieur.

Mais, au terme de la compétition pour un poste, nombre de candidats possédant les compétences requises ne l'obtiendront pas. De fait, leur mérite ne sera pas reconnu. Il existe au niveau planétaire une concurrence entre les talents. Il existe un facteur chance, celle de se trouver au bon moment au bon endroit (74). « Par conséquent, l'aléa prime sur le mérite. » (75)

D'une manière générale, dans l'échelle sociale, tout le monde ne peut pas monter tout le temps. Un tel phénomène ne peut se produire au cours de certaines périodes exceptionnelles, comme ce fut le cas durant les 30 glorieuses, pour des raisons avant tout structurelles : en quelques décennies, le pourcentage d'emplois qualifiés a fortement augmenté, ce qui a créé un appel d'air généralement bénéfique. Non seulement, aux plus diplômés, aux enfants des milieux aisés, en premier lieu, mais aussi à tous les autres car il y avait de la place.

Le niveau de diplôme demeure la variable influençant le plus la position sociale : en France, le pourcentage de variance explique environ 35 %. Ainsi, un enfant de cadre supérieur a 4,5 fois plus de chances qu'un enfant d'ouvrier d'appartenir aux 20 % les plus aisés, un avantage qui s'explique pour moitié par le niveau de diplôme que son origine sociale lui a permis d'atteindre. À diplôme identique, l'origine sociale exerce une influence spécifique laquelle contre,carre le principe méritocratique.


Chapitre 4). L'enfer du (seul) mérite

« Si les coûts psychologiques de la course mérite exacerbée sont indéniables, les avantages idéologiques de ce mode de fonctionnement, tout comme ceux de la méritocratie de manière générale, ne sont pas mineurs : le discours encourageant la prise de responsabilité et le mérite – « Managez votre employabilité » – renvoie tous les problèmes d'emploi vers la responsabilité des individus, avec des conséquences multiples et non anodines sur le plan politique. Laisser entendre que la réussite résulte forcément des investissements de chacun, conforte la croyance en un monde juste et conduit à une certaine indifférence à l'égard des victimes, si ce n'est une attitude ouverte de blâme. » (97) En atteste aujourd'hui une suspicion croissante vis-à-vis des chômeurs.

Pour que le mérite soit défendable, il faudrait le ramener à ses effets pour le bien commun : Rawls suggère que l'on puisse récompenser les talents dès lors qu'ils sont mis au service du bien commun, et notamment les plus défavorisés.


Conclusion

La notion de mérite dépend largement de nos points de vue sur ce qui est une bonne société. Une action est estimée méritoire si elle produit un résultat que la société valorise.

« Ce n'est pas un hasard, si la tendance à invoquer le mérite enfle quand les opportunités se raréfient : aux yeux des sociologues, la valorisation du mérite s'inscrit dans un contexte où les inégalités semblent s'exacerbées et les « places » attractives devenir de plus en plus rares, et donc, la concurrence entre les personnes de plus en plus dure. Dans ce contexte, invoquer le mérite est d'autant plus nécessaire que les diplômes continuent d'apporter des avantages importants, alors que, comme le note avec force Patrick Savidan, « c'est souvent, aujourd'hui par le diplôme que s'opèrent les opérations inavouées de blanchiment d'avantages immérités ». (112)

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