Sociologie du concours

 

Annabelle Allouch, La société du concours. L'empire des classements scolaires, Seuil, 2017, 91 p.

La forme concours, incarne le principe d'égale admissibilité aux emplois publics affirmé par la déclaration des droits de l'homme. « Le candidat au concours, tout comme l'électeur dans les décennies suivantes, se présente comme la fiction de l'homo clausus, décrit par Norbert Elias : un individu « nu », « tel qu'en son talent », libéré de la société par son lien avec la République. » Se diffuse ainsi une culture du concours où les distinctions honorifiques ne sont plus le propre de la noblesse, mais sont reconnues comme résultat d'un effort. « La compétition que suscite le concours doit encourager une culture de l'émulation et ainsi développer la production par l'incitation plutôt que par la contrainte. » (23) Il se diffuse dans de nombreuses sphères sociales : comices agricoles, sociétés d'érudits, et peu à peu dans les grandes écoles et le système scolaire. « Cette expansion s'accompagne de l'émergence de la notion de mérite – entendu, comme un ensemble de capacités individuelles – qui devient, en France, comme aux États-Unis, le principe de recrutement dominant de l'administration. » (24)


Les trois logiques du concours :


Raison de la candidature

Attachement à la forme du concours

Type d'attachement au diplôme

logique corporatiste

Statut social et professionnel

Fort (expérience, ascétique de l'effort, rang)

Distancié

logique méritocratique

Classement scolaire

Fort (impartialité, anonymat)

Hédoniste

logique du « signal »

Signal sur le marché du travail

Fort (compétition, égalitaire)

Stratégique


« Des changements impactent de la sélection dans les sociétés modernes. Le premier concerne le glissement des normes de justice sociale, marqué par un passage de l'égalité de traitement à une individualisation des admissions. » Il apparaît comme une rupture « avec la morale égalitariste du concours. La justice sociale ne relève plus de l'égalité de traitement pleine et entière entre les candidats, incarnée par la standardisation des épreuves et la copie anonyme du concours, mais la reconnaissance de son identité sociale, ethnique et genrée. » (66). Ce changement de forme ne serait que le volet scolaire du nouvel esprit du capitalisme. « Prônant un besoin de singularité, il apparaît désormais nécessaire de produire des travailleurs, en particulier des cadres, capables, non seulement d'identifier cette singularité, mais de s'identifier à elle. D'où l'émergence d'une rhétorique relative à la différence, à la diversité, à la reconnaissance d'un moi authentique, naturel et spontané, débarrassé des conventions sociales associées à la bourgeoisie. » (67) « Cette configuration favorise la mise en œuvre de formes de discrimination positive, dont l'élan fondateur est pourtant d'origine politique, dû aux mouvements pour les droits civiques des afro-américains initiés par les leaders comme Martin Luther King. » (67)

Aussi en France, la justice du concours ne relève plus des preuves écrites, mais des preuves orales individualisées, qui permettent d'établir la motivation du candidat, ainsi que de tester sa personnalité par rapport aux besoins du corps, de l'administration ou de l'identité institutionnelle de l'université. « Tous ces dispositifs postulent l'existence d'un « talent pur », d'une « vérité » de l’être sans la société, qui était déjà à l'origine du développement des tests d'évaluation standardisés aux États-Unis. L'écrit étant disqualifié comme le produit des inégalités sociales reproduites et amplifiées par l'école, l'oral et les tests seraient de meilleurs indicateurs de la valeur des êtres. Les qualités des futurs élites relèvent d'une capacité à gouverner, qui évoque la pureté morale et la droiture. » (68)

Ainsi, « on attend des futurs « cadres de la nation » (selon l'expression consacrée en France) qu'ils soient moins académiques, plus sensibles à la morale individualiste dessinée par l'entreprise, qu'ils s'adaptent aux structures de l'économie et fassent valoir une forme de charisme compatible avec l'encadrement d'un ensemble d'employés de plus en plus divers, au point de vue du genre, de l'origine ethnique ou de la classe sociale. C'est ce qui explique qu'on mette en œuvre des principes de recrutement qui reposent de moins en moins sur des formes de standardisation du mérite et de plus en plus sur la base d'oraux, qui permettent d'identifier des compétences sociales. » (77)

Un risque est associé à la société du concours, qui est d'ordre moral. « Le concours devient un support de la concurrence qui s'impose comme une manière d'être au monde, à soi-même et à autrui. Il amplifie les situations de compétition agonistique entre les individus et les étend à de nouveaux domaines, à de nouveaux biens, tout en leur fournissant, un vernis scolaire qui les légitime. La compétition posée comme principe d'organisation du monde devient alors une sorte de concours permanent. La société du concours conforte en cela l'individualisme des sociétés. Si l'on peut se préparer à plusieurs, on n'est jamais le meilleur que seul. » (83)

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