Sociologie des rapports au travail
Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Érès, 2015, 158 p.
L'auteur participe à un débat un soir dans une salle. Il s'agit pour les participants de parler comment le travail affecte les corps, en l'occurrence le corps des femmes. Elles sont avalées, vampirisées par le travail. Et elles cherchent à se réconforter toute seules par des gestes simples. L'idée du livre : l'individu au travail a besoin de règles professionnelles renvoyant à des références collectives et l'éloignant d'une mise en question de soi trop personnalisée. Certes, la subjectivité, les émotions ont leur place au travail, mais elles doivent être encadrées par des logiques professionnelles. « Le drame du travail contemporain ne vient pas, paradoxalement, de ce qu'il est déshumanisant, mais, au contraire du fait qu'il joue sur les aspects les plus profondément humains des individus, au lieu de s'adresser aux registres professionnels qui permettent d'établir une délimitation entre ce que ces individus engagent au travail et ce qu'ils sont. » (11)
1) Voyage au pays des enthropreneurs
Afin d' accroître la performance des entreprises, les discours managériaux s'appuient sur plusieurs leviers : orchestrer l’oubli, promouvoir l'idée d'une sélection attentive, miser sur les qualités humaines (plus que professionnelles). Il s'agit donc d'une « révolution humaniste » (15).
Organiser l'amnésie : que les travailleurs oublient ce qu'ils étaient auparavant, comment ils travaillaient, pourquoi ils travaillaient. Les directions d'entreprise ont besoin de gens capables de comprendre que les temps changent, et que les employés sont capables d'adopter des comportements professionnels différents, de raisonner différemment. Le Management veut transformer ses salariés en militants inconditionnels de leur entreprise. (23) Il y a une spécificité française observée par Philippe d’Irribarne : la logique de l'honneur par laquelle les salariés investissent leur travail. Contrairement à d'autres pays, où la dimension contractuelle domine. Ainsi, le salarié français joue son identité, l’image de soi, sa valeur dans le travail et donc est plus enclin à s'interroger sur la pertinence, la validité et la qualité de la façon dont on organise son travail par rapport à ses homologues étrangers pour qui c'est l'employeur qui porte la responsabilité du travail.
Or, tout travail nécessite une distance critique, un quant-à-soi. Il existe une distance entre le travail prescrit, et ce que les salariés font réellement. En décrétant que les salariés doivent être heureux au travail, le management investit les zones les plus intimes des salariés. Ainsi, il leur permet de s'investir dans des actions humanitaires ou associatives : « mais n'est-ce pas là, indirectement, un terrible aveu de renoncement, une manière de reconnaître que ce n'est pas dans le cas de leur activité professionnelle, au sein de l'entreprise, que les salariés peuvent trouver la possibilité de satisfaire leurs besoins d’altruisme de contribution à la société ? » (31)
Les séminaires de management invitent des militaires ou des hommes de religion pour réfléchir à ce rapport au travail. Car les directions constatent que les Français ont un indice de fébrilité élevé. (35) Les hommes de foi sont ainsi là pour mettre l'accent sur les qualités humaines naturelles. (36) Sont aussi convoqués des sportifs, présents pour exalter l'endurance, l'effort, le dépassement de soi, l'esprit d'équipe et le désir de gagner. (36) Sont ainsi oubliés la professionnalité des salariés, leur éthique professionnelle, leurs besoins, de marquer leur entreprise de leur empreinte, de s'y reconnaître, etc. Désormais, ils ont affaire à un travail qui se « procédurise », et donc « à un rétrécissement des marges de manœuvre ». (38) L'enclenchement de ce processus remonte aux années 1990, avec l'idée qu'il faut gérer les affects, les émotions, la subjectivité. Car dans l'entreprise, « on partage avant tout la condition humaine. Et le manager est celui qui fait vivre et fructifier au mieux la contribution essentiellement humaine de chacun. » (43) Cette tendance à vouloir assimiler les salariés non pas à des professionnels mais des êtres humains avec leurs talents, leurs prédispositions, leurs désirs, avait déjà été mise en valeur par des enquêtes comme celle de Kergoat et Maruani, montrant que les pratiques patronales visaient à recruter des jeunes femmes munies d'un CAP de coiffure ou de couture, tout en les considérant sans qualification, pour utiliser leur rapidité, leur concentration et précision, « des qualités spécifiquement féminine » (44).
2) La grandeur du taylorisme et du fordisme. De la volonté de pouvoir au pouvoir de la volonté.
L'idée de Taylor c'est d'abandonner temporairement, chaque jour, l'indépendance d'esprit et d'accepter de faire partie d'un groupe dans lequel le travail est limité et spécialisé à fin de mieux produire, pour pouvoir profiter le reste du temps de cette production supplémentaire qui est le résultat des efforts. Autrement, dit Taylor achète l'aliénation contre une consommation élargie. Son organisation est scientifique (OST) : rendre les hommes plus efficients, sans leur donner une plus grande charge de travail. Il s'agit ainsi de transférer la responsabilité des ouvriers vers la direction. En supprimant la flânerie, le salaire augmente de 30 à 100 %, dit-il.
Cette nouvelle organisation, vois l'émergence de nouveaux professionnels, comme les ingénieurs et techniciens, détenant une masse de connaissances et d'informations pour gérer et organiser. Et ainsi, encadrer, diriger et contraindre les ouvriers, dont les tâches sont au contraire vidées de toute une partie de leur substance, notamment celles faisant appel à l'esprit d'initiative et aux dimensions cognitives liées à leur métier. Apparaissent en effet, le bureau d'ordonnancement, l'étude exacte des temps, la normalisation des méthodes et des outillages, le lancement du travail, la formation des moniteurs, l'établissement de fiches d'instruction, etc. (73) Il y a aussi une approche individuelle de chacun des salariés afin de leur faire atteindre leur plus haut niveau d'efficience. La sélection en fonction des postes devient un enjeu décisif. (75) L'individualisation du management moderne fait donc déjà partie de la stratégie taylorienne. Il met en garde contre le travail d'équipe. Car ainsi les ouvriers perdent ambition et initiative. Il faut donc stimuler individuellement les ambitions. Pour lui, il n'y a pas de discussion collective et de syndicats qui tiennent. On est désormais entre amis : « Mon but unique était de faire disparaître l'antagonisme qui existait entre le patron et les membres de son personnel, d'essayer d'en faire des amis, au lieu d'être par principe des ennemis. » (cité. p. 77)
Henry Ford fait encore progresser la domination que l'employeur exerce sur ses ouvriers en deux sens : « en empiétant sur leur vie privée par un contrôle qu’il prétend paternelle, mais qui n'en est pas moins impérieux ; et en accentuant la contrainte sur le rythme de travail par l'instauration des chaînes de montage. » (80) Les gains de productivité sont spectaculaires : l'assemblage par voiture passe d'une moyenne de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914, soit une progression de 70 %. (81) Mais le problème qu'il rencontre, c'est l'augmentation du turnover : le taux de rotation du personnel s'élève à 380 %. C'est ainsi qu'en 1914 Ford décide de doubler la paie. Le taux de rotation atteint alors 16 %. Il a gagné son pari. De plus, il cherche à diminuer l'apparence de l'autorité laquelle doit être incorporée dans l'organisation du travail elle-même. Pour lui, un dirigeant doit passer inaperçu. Il faut faire en sorte que l'organisation matérielle, l'équipement, la simplification des opérations, rende les ordres superflus.
Par ailleurs, il met sur pieds un département de sociologie où des inspecteurs sont chargés d'aller vérifier au domicile privé des ouvriers qu’ils respectent bien les conditions de vie, l'hygiène, la morale, le sens des économies nécessaires pour mériter le double salaire. C'est donc la mise en place du contrôle du mode de vie des ouvriers. Ce paternalisme ai répondu depuis le début de la révolution industrielle. On peut déceler trois modèles :
- le paternalisme matériel : réseau d'institutions accompagnant le salarié et sa famille du berceau à la tombe.
- Le paternalisme moral se manifestant par une intervention au niveau de la vie privée de l'individu, et prenant souvent un caractère religieux.
- Le paternalisme politique où le chef d'entreprise et sa famille détiennent des mandats politiques ou professionnels .
En France, c'est surtout le paternalisme, matériel et moral qui se développe : le patron investit dans la construction de logements, voire de cités ouvrières, d'hôpitaux, d'écoles, de bibliothèques. Ils met en place des systèmes de prévoyance, des coopératives de consommation. (89)
Dans ces dispositifs, les travailleurs continue de détenir des compétences que les directions ne combattent pas, car dans le quotidien du travail concret, elles rendent opérationnelle des prescriptions présentant des défauts. « La mobilisation de ces savoirs est indispensable pour le bon déroulement des opérations, et les contremaîtres sont bien placé pour le savoir. Mais il n'est pas question de les reconnaître pour autant. Occulter ces savoirs et compétences présente des avantages financiers non négligeables et justifie d'exclure les ouvriers de toute influence officielle sur la définition de leurs tâches et de leur travail. » (92)
3) Redéfinitions du travail, de la morale et du bonheur : le nouveau modèle managérial
« Le monde du travail et intéresse les romanciers, les auteurs de pièce de théâtre, les réalisateurs de films et de documentaires. On observe chez eux un regain d’intérêt frappant depuis une quinzaine d'années pour le travail qui est associé à la violence, au suicide, au meurtre, à la dépression et à la folie. Dans cet univers, le travail prend une tournure tragique ; il devient une question de vie et de mort, ou les « héros » se trouvent confrontés à de véritables descentes aux enfers. Surtout, ils sont terriblement seuls. » (97)
Les raisons de cette vision noire font consensus au sein des spécialistes du travail : intensification avec des missions et des objectifs de plus en plus exigeants, le manque de moyens adaptés, une disponibilité de plus en plus forte exigées par la dictature des e-mails, une accélération temporelle, le renouvellement incessant des méthodes et des technologies, des évaluations pas toujours objectives du travail réalisé (98). Cette atteinte au psychisme des travailleurs n'est pas nouvelle, ces aspects apparaissaient même dans les occupations d'usines en mai 68 où des revendications portant sur la dignité et la reconnaissance au travail voyaient le jour. Le management répondit à ses demandes par une individualisation. Ainsi, les horaires variables apparaissant au début des années 1970 sont un gain dans la vie de chacun, mais contribuent à déstructurer la vie collective. Il en va de même avec la polyvalence qui ne permet plus aux salariés de travailler côte à côte de manière durable. Les augmentations individuelles de prime et de salaire ont les mêmes effets, puisqu'il y a là une reconnaissance des qualités, des efforts de chacun, mais induit en même temps des logiques de compétition. Les entretiens individuels brisent aussi cet aspect du collectif, en définissant à chacun des objectifs à atteindre. Ceux qui ne peuvent pas les atteindre se trouvent en état de souffrance. Les ressources humaines font « miroiter des occasions de satisfaction narcissique, là où on pourrait voir des risques psychosociaux » (114). Dans cette démarche, on s'adresse aux jeunes : « la démesure, l'aventure, les défis, l'instantanéité, sont autant de composantes du modèle managérial censées correspondre à certaines caractéristiques de la jeunesse, au point qu'on est en droit de se demander si le management moderne ne serait pas un modèle conçu pour les jeunes… » » (114) Ainsi, par exemple, chez McDonald's, les jeunes vivent comme un tourbillon, les incitations à se dépasser, à se prouver à eux-mêmes l'étendue de leurs qualités, surtout quand ils furent par le passé en situation d'échec scolaire.
Cette nouvelle organisation du travail n'abolit pas la séparation rigoureuse entre le travail de conception et celui d'exécution, ni les principes de l'économie des coûts et des délais comme base de la définition des actes professionnels. (126) « En somme, il est demandé à chaque salarié de se transformer en petit bureau des temps et méthodes pour s'appliquer constamment à lui-même les principes tayloriens afin d' organiser son propre travail. Les salariés ont à mobiliser leurs pensées contre eux-mêmes, en utilisant les outils organisationnels imposés par la hiérarchie et qui véhiculent les seuls valeurs et objectifs de leurs employeurs, indépendamment de leur propre ethos professionnel. » (126) Du même coup, les salariés se sentent en permanence sur le fil du rasoir et vivent une précarité subjective. À côté de cela, la précarité objective est un moyen coercitif efficace : les CDD, les intérim, le temps partiel imposé, les contrats saisonniers, les stages, etc.
Dans la continuité des principes tayloriens, on observe une déstabilisation des métiers au profit des compétences dont la capacité d'adaptation devient un élément primordial. Tous les discours managériaux, notamment du Medef, insistent sur l'importance cruciale des savoir-être, de la capacité d'adaptation. Le métier, les connaissances validées par les diplômes sont dépréciées par rapport au savoir être. (130) Ces dispositifs touchent tous les milieux, y compris celui de l'hôpital où l'autonomie des professionnels est atteinte puisqu'il s'agit de suivre un manuel. Tout se passe comme si l'expertise gestionnaire agissait comme si elle pouvait se passer des médecins. (137)
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