La question juive

 


Maxime Rodinson,
Peuple juif ou problème juif ? Petite collection Maspero, 1981, 361 p.



Le terme, même de judaïsme, renvoie (19-21) :

- aux adhérents d'une religion, ayant des dogmes comme l'unité de Dieu, de peuple, élu, etc.

- Aux descendants d'adhérents au judaïsme qui ne se considèrent pas comme des fidèles de cette religion. Contrairement aux religions universalistes comme le christianisme, l’islam, ou le bouddhisme, le judaïsme, malgré de fortes tendances universalistes à certaines époques, a toujours maintenu bien des traces de son origine, comme religion ethnique, spéciale à un peuple donné du Proche-Orient antique : le peuple d'Israël, dit aussi peuple hébreu. « La frontière est faible entre, d'une part, juif au sens religieux mais, souvent peu religieux, mettant dans cette appartenance une connotation ethnico–raciale, et, d'autre part, juif, se considérant comme membre d'un peuple, auquel appartiennent également les juifs religieux.

- Les descendants également ayant rejeté toute affiliation à cette religion, mais étant considéré comme tels par les autres, au moins à certaines occasions.

- Enfin, ceux descendants d'adhérents du judaïsme dont l'ascendance est ignorée par les autres et souvent par eux-mêmes.

Dans le monde musulman, les trois premières catégories sont considérés institutionnellement (sauf acte de conversion) comme membre d'une communauté juive. On appartient à cette communauté par naissance et on y reste jusqu'à la mort, quelle que soit les convictions intimes. Les juifs originaires du monde musulman ont intériorisé très fortement cette conception et l'ont transportée avec eux dans leur migration. C'est le cas par exemple, des juifs maghrébins immigrés récemment, alors qu’existait une autre conception depuis la Révolution française où une religion n'est qu'une religion.


Une analyse marxiste est opposée à la vision sioniste des problèmes juifs. L’Union soviétique avait combattu l'antisémitisme, et le sionisme rejoignait l'antisémitisme dans son analyse des juifs comme nation particulière, étrangère, établie par malheur au milieu d'autres nations et qui devait rompre avec ces étrangers pour rejoindre son ancienne et nouvelle patrie. Le sionisme et l'État d'Israël ne sont pas par nature socialistes, ils n'offrent pas aux juifs du monde une solution miracle à leurs maux, ni n'imposent un coup d'arrêt à la diffusion de l'antisémitisme. Mais si regrettable qu'était la création de l'État et de son mode de réalisation, Israël est maintenant un fait, et ses habitants ne peuvent être jetés à la mer. (49)

L'instrument idéologique utilisé « pour conquérir l'opinion juive et non juive, a été l'identification répétée du sionisme et de la judéité, des juifs et des sionistes et, par voie de conséquence, l’assimilation de l'antisionisme, de la critique du sionisme à la judéophobie essentialiste, communément appelée antisémitisme. Beaucoup de ceux qu’avaient révolté les massacres et persécutions de juifs, qui se sentaient coupables d'y avoir au moins insuffisamment, réagi, se sont ralliés à cette identification. » (63)


Rappel : la plupart des ethnies, peuples et nations sont inscrites dans des données concrètes, toujours les mêmes, durables, stables : communautés de territoire, de langue, d'histoire, de culture, etc. Au contraire, la catégorie des juifs se définit au cours des millénaires par des critères constamment différents. On a pu donc lui daigner la qualité d’ethnie, de peuple, de nation, au sens plein du terme pendant 2000 ans.

En Judée, les juifs étaient dominés par les Romains. Si ces derniers voulaient la soumission, ils ne cherchaient pas à niveler tous les particularismes. Ils se contentaient de combattre les coutumes qui semblaient choquantes et leur conception ethnocentrique de la civilisation. Ainsi, par exemple, des sacrifices humains chez certains Gaulois, alors que les combats de gladiateurs semblaient normaux, ou de la circoncision, qui était assimilée à la castration. (100)

L'idéologie païenne admettait bien des pluralismes. Dans l'Empire romain, un libre jeu était laissé à la libre concurrence des cultes, dans certaines limites. Des Romains de souche pouvaient adorer par exemple des dieux égyptiens. Toutefois, un processus d'unification eut lieu. Celui-ci favorisait les cultes orientaux à la fois par supériorité culturelle de l’Orient, mais, surtout, parce que ceux-ci « avaient pris un caractère de religion à mystères, universalistes et individualistes proposant aux hommes des méthodes pour faire leur salut personnel, indépendamment des liens tribaux. (...) Le judaïsme lui-même, avait pris ce caractère et, à ce titre, reçut l'adhésion d'un nombre considérable de prosélytes. Cet individualisme religieux était en corrélation évidente avec l'individualisme social, que favorisaient les conditions politiques, sociales et économiques » (102)

Si l'empire romain avait favorisé la fusion de certaines ethnies et de certains cultes, les juifs étaient protégés contre cette fusion par le réseau serré de pratiques spécifiques qu’avait imposé le Yahwisme strict aux premiers sionistes revenus de Babylonie, en Judée, à la fin du sixième siècle avant Jésus-Christ. Quoique dispersée, l'ethnie juive persista dans son existence. Dans le monde latin, ils sont soumis aux mêmes lois que les chrétiens. Ils parlent la même langue qu’eux, sont habillés de la même manière et exercent la même profession. En dehors des fonctions publiques, il n'y a aucune activité dont ils soient formellement exclus. Seule la religion les distingue.

Certes, le commerce est une de leurs spécialités en raison de leur instruction, et du fait qu'ils sont demi citoyens des empires en présence (franc, byzantin, musulman) échappant ainsi aux restrictions qui atteignent les autres. Mais même à l'époque de leur apogée au neuvième siècle, alors qu'ils sont débarrassés de leurs concurrents syriens et grecs, seule une infime minorité, participe à ce commerce. « La persistance de l'entité juive dans l'Occident latin avant les croisades dans le monde musulman jusqu'à nos jours vient simplement du caractère pluraliste de ses sociétés. » (113)

Les traits culturels des juifs : religion commune, sentiment d'une origine commune, façons de se nourrir, langue ; donc définition : « religion, ayant certaines caractéristiques d'une ethnie. » (114)

Il y a eu des persécutions, mais il n'y a pas d'efforts durables, persistants, systématiques, généralisés, pour faire disparaître le groupe juif. Persécuté, il pouvait trouver refuge ailleurs, notamment dans le monde musulman. C'est aussi à cette époque des croisades qu'il endosse une spécialisation fonctionnelle. (118) Cependant, le prêt d'argent ne devient pas en France la profession principale des juifs avant le XIIIe siècle, date encore plus tardive en Allemagne. Ils ne furent d'ailleurs pas les seuls à prêter de l'argent, l'Eglise ne réussissant pas à éliminer le prêt entre marchands.

L'avènement de monarchies centralisatrices visait à supprimer tout droit communautaire particulier, tout État dans l'État. « La multiplication des sectes dans les pays de refuge comme les Pays-Bas, dans les pays neufs peuplés d'immigrants comme les États-Unis, le libéralisme pacificateur succédant aux luttes religieuses en Angleterre, la volonté de centralisation autoritaire comme en France, celle de s'affranchir de toute tutelle de la part de Rome comme en Autriche aboutissait, en conjonction avec la philosophie des Lumières, à tenir tout sujet ou citoyen d'un État comme membre d'une communauté nationale avec le même statut que tous les autres. L'appartenance à une Eglise, à une religion, à une secte devenait une simple opinion qui justifiait tout au plus l'adhésion à une association libre. » (124) Dans ces sociétés pluralistes, les juifs étaient de plus en plus amenés à se débarrasser des pratiques rituelles devenues encombrantes et archaïques. « Le judaïsme fut conservé par l'antisémitisme et par le sionisme politique moderne qui en fut la conséquence. » (126) La haine du juif, dans les pays arabes ou l'antisémitisme était pratiquement inconnu auparavant provient du sionisme. (128)

Le nationalisme séculier apparaît chez les juifs après 1840. On assiste alors à une réinterprétation de l'eschatologie juive. Tandis que le socialiste juif Moses Hess développe un projet palestinien dans une ligne résolument irréligieuse en 1862. Mais cette tendance est presque sans écho dans le milieu juif. Les projets palestiniens recueillent l'appui d'une base plus importante grâce « à l'essor de l'antisémitisme après 1881, à la généralisation de la conception du monde européen comme espace colonisable, à la dégradation du pouvoir ottoman. C'est alors que les masses juive les plus brimées et les plus persécutées, et, en même temps les moins assimilées, celles d'Europe orientale, poussées à une émigration assez massive, deviennent réceptives à de tels projets, quoi que de façon très minoritaire : une très faible partie des émigrés se dirigent vers la Palestine. » (142) Ils représentent un ensemble humain varié : « juifs de religion, juifs irréligieux mais voulant garder quelques liens avec une identité juive, juifs assimilés sans intérêt pour le judaïsme ni la judaïté, mais regardés par les autres, comme juifs. À part l'ascendance, il n'avait d'unité que dans ce regard des autres. » (143)

Sur ces bases, le mouvement sioniste créé par une poignée de juifs et n'ayant mobilisé qu'une minorité force l'ensemble des juifs à se déterminer par rapport à lui. La création de l'État d'Israël, les contraint à prendre parti sur des problèmes de politique internationale moyen-orientale qui normalement les aurait peu intéressés. Un sentiment de solidarité émerge que les autorités sionistes et israéliennes s’attache à élargir et à utiliser. «La propagande sioniste, dès le début, leur avait d'ailleurs présenté l'option sioniste comme un devoir, comme l'aboutissement normal de tendances latentes chez tous juifs. Israël, en maintes occasions, se proclame leur représentant. Dès lors, l'ensemble des juifs a tendu a paraître aux yeux des autres, comme un groupe de type national, ce qui semblait confirmer la dénonciation traditionnelle des antisémites. » (149)

Les juifs se sont défendus de toute politique coloniale : pas de militaires prêtant main forte aux missionnaires par exemple. D'autre part, l'achat des terres arabes n'était nullement une spoliation, dans le sens rousseauiste ou marxien que la terre n'appartient qu'à ceux qui la cultivent. D'ailleurs, quand ils arrivèrent sur place, les juifs ne trouvèrent que des terres incultes et des déserts. Mais il y avait un détail qui paraissait sans importance : la Palestine était occupée par un autre peuple. Quelles idées se faisaient donc les masses juifs d'Europe orientale sur les populations autochtones de la Palestine ? (166)

Herzl, qui est le premier à énoncer la politique sioniste écrit : « si sa majesté, le sultan, nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. Pour l'Europe, nous constituerions là-bas, un morceau de rempart contre l'Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. Nous demeurerions, comme Etat neutre, en rapport constant avec toute l'Europe qui devrait garantir notre existence. » (172) Autrement dit, le sionisme se place directement dans le cadre des politiques impérialistes européennes. Cette stratégie utilisait aussi la puissance électorale ou financière des juifs dans les pays européens ou autres, ou au contraire, tablait sur leur antisémitisme et leur désir de se débarrasser de leur population juive. C'est ainsi que Herzl obtient en 1903 un accord de principe du ministre de l'intérieur tsariste organisateur de pogroms. Mais au même moment, le nationalisme des pays musulmans, prenait forme. C'est ainsi que la résistance en Palestine à la colonisation sioniste a commencé dès le début, bien avant la guerre de 1914.

Les sionistes considèrent que le départ de l'État juif remonte à la première colonisation en Palestine, avec la première vague d'immigration 1882 à 1903. La guerre dite d'indépendance de 1948, met l'accent sur le refus des Arabes d'accepter la décision de partage de l'ONU. En 1943, la Palestine comprend 539 000 juifs, soit 31,5 % de la population totale alors qu'elle n'était que de 11 % en 1922. Cette immigration massive n'a été possible que grâce à la protection britannique. En effet, les organisations sionistes avaient contre elle la majorité du pays, elles devaient donc pour transformer cette situation accroître la proportion des juifs. (191) Cette guerre d'indépendance se fit contre la Grande-Bretagne. Les indigènes, les deux tiers de la population, restèrent spectateurs. La radicalisation de la lutte anti britannique,était partie des groupes juifs extrémistes, qui regardaient vraiment les Britanniques comme des oppresseurs et avaient vis-à-vis d’eux les réactions classiques des colonisés. (200) Auparavant, entre 1936 et 1939, se déroula une révolte des Arabes palestiniens contre le régime britannique et la colonisation sioniste qui tourna vite à la révolte paysanne contre les grands propriétaires palestiniens. Elle fut réprimée par l'armée britannique, aidée par les milices juives.

L'idée d'un état binational équilibré, qui avait séduit avant la deuxième guerre mondiale, une minorité importante de juifs de gauche et même au-delà, devenait inactuelle. « L'exaltation de la lutte contre la tyrannie britannique, la bonne conscience donnée au maximum par la tâche sacrée de sauvetage des rescapés de la tragédie des juifs d'Europe avaient fait passer au second plan et presque oublié le problème arabe. En lisant les mémoires sur la lutte terroriste anti britannique, on est frappé de voir à quel point les jeunes exaltés qui veulent délivrer leur pays de la tyrannie, ignorent les indigènes, figurants qui se fondent dans le paysage, du moins en tant que sujets éventuellement actifs d'une revendication propre sur ce même pays. » (203) L'action terroriste et la force de pression de l'organisation sioniste en particulier sur les États-Unis avait convaincu les Britanniques que le mieux était de s'en aller et de laisser les juifs et Arabes face-à-face. Pour les arabes, l’Europe avait envoyé collectivement des colons pour objectif de se saisir d'une partie du territoire national. « Dans la chaîne des évènements, il devient vite difficile de dire quelles étaient les attaques, et quelles étaient les représailles ; mais tout dérivait de la décision arabe de rejeter le vote de l'ONU. » (J. et D. Kimche, 210)

Une commission d'enquête vint en 1946 en Palestine, et demanda à Golda Meir : « si les juifs en tant que minorité avait les mêmes privilèges que ce que vous promettez aux Arabes, en tant que minorité, vous estimeriez vous satisfaits ? » Sa réponse fut : « non, monsieur, car il faut qu'il y ait un endroit au monde où les juifs ne soient pas une minorité. » Ainsi les droits de l'autre était dédaignés. (216)

« Ainsi, la formation de l'État d'Israël sur la terre palestinienne est l'aboutissement d'un processus qui s'insère parfaitement dans le grand mouvement d'expansion européo–américain des XIXe et XXe siècle pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres. » Il s'agit donc d'un processus colonial. (233)

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