Vers l'auto-exploitation ?

 


Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, Puf, 2020, 243 p.


Hypothèse : les rémunérations comme moyen de mettre à jour les idéologies patronales et les transformations de la société industrielle, un nouvel esprit du capitalisme diffusant des valeurs individualistes et méritocratiques. Les rémunérations des salariés comprennent à la fois des éléments fixes et variables, individuels et collectifs : plus de 80 % des salariés bénéficient de primes, les éléments variables représentant en moyenne près de 20 % de la rémunération brute globale. Les managers utilisent cette part variable comme outil de mobilisation des salariés. Ainsi L'autonomie est contrôlée. « En les enjoignant à faire leur salaire, il s'agit de responsabiliser les salariés pour obtenir leur implication en leur donnant le sentiment que, tels des travailleurs indépendants, il ne s'inscrivent pas dans un lien de subordination vis-à-vis de l'employeur, mais qu'ils travaillent pour leur propre compte. » (12) Ainsi, dans les années 1980 s’opère un déplacement dans les entreprises : « d'une autonomie malgré l'organisation, on passe à une autonomie pour l'organisation. » (18) Ces nouvelles formes répondraient aux attentes de réalisation de soi, des salariés. On passe d'un modèle de la qualification à celui de la compétence. Les salariés sont dorénavant évalués en fonction de qualités personnelles (le savoir-être). Autrefois, l'initiative était combattue dans les organisations tayloriennes–fordiennes. Aujourd'hui, elle est exigée. Il faut en effet mobiliser entièrement la personne, opérer un enrôlement de la subjectivité. « Le management par objectifs, l'organisation du travail par projets, la référence systématique à la figure du client, visent à responsabiliser les salariés. » (19) De ce fait l'autonomie paraît davantage exigée qu'accordée. Apparaissent de nouvelles contraintes et de nouveaux indicateurs venant cadrer le travail. Comme les indices de satisfaction des clients ou des indicateurs quantitatifs mesurant la performance des salariés. Ce n'est pas l'exécution du travail qui est contrôlé mais les résultats.


Chapitre 1 : Le salarié « associé » : le partage des bénéfices

Dans la grande distribution, cette autonomie suppose d'ajuster sans cesse les stocks, ce qui complique fortement la tâche des employés de rayon dans l'activité est ainsi soumise à une forte d'incertitude. Ajoutée au manque structurel de personnel, le magasin fonctionne dans l'urgence. Les managers de rayon sont responsables de la rentabilité du rayon. Aussi leurs durées de travail sont longues : environ 50 heures hebdomadaires et même 70 heures au moment des fêtes. Il n'est pas rare de les voir venir travailler sur leurs jours de repos.

On observe la même chose en caisse où l'objectif est d'assurer un flux continu. Leur travail présente ainsi de nombreuses similitudes avec le travail ouvrier de l'industrie. Mais certaines enseignes de Distribution ont mis en place un partage des bénéfices visant à favoriser l'autonomie des salariés tout en les responsabilisant. C'est la prime d'intéressement. Elle favorise l'intériorisation du contrôle et provoque une émulation collective : « amener les gens à faire, d'eux-mêmes, et comme sous l'effet d'une décision volontaire et autonome, ce qu'on désire leur voir faire ». (Luc Boltanski et Eve Chiapello, cités, p. 58). Les salariés ne sont ainsi plus assignés à une tâche, mais se voient comme des actionnaires qui ne comptent pas leurs heures et n'hésitent pas à prendre en charge des tâches ne relevant pas de leur poste (surtout valable pour les chefs). Cette stratégie du gagnant-gagnant a fonctionné pendant une trentaine d'années jusqu'à ce que la crise de 2008 provoque une évolution négative confirmée de nouveau en 2015, provoquant une chute des rémunérations des salariés. Pour autant, du fait que les salariés se considèrent comme des actionnaires, la contestation est faible, car la moindre interruption de travail se répercuterait sur les résultats de l'entreprise, et ceux-ci se trouveraient directement pénalisés par leur mobilisation. Leur mode ordinaire d'existence est l'insécurité ou l'incertitude à propos des sommes qu'ils vont toucher ce qui rend toute prévision impossible car même le salaire fixe peut être l'objet de variation. Pour les cadres, ce dispositif est un avantage dans la mesure où il est souple : ils ne le conçoivent pas comme une forme d'attachement à l'entreprise. Il ne se perçoivent pas comme actionnaires.


Chapitre 2 : Le salarié « méritant » : les primes sur objectifs

« Dans les années 1950–1960 se construit un système d'emploi « à statut » conduisant à la mise en place d'un marché du travail fermé. Pour fidéliser la main-d'œuvre, les employeurs proposent des salaires relativement élevés et, grâce à un système de formation performant, favorisent la promotion interne qui induit une forte notion d'appartenance à l'entreprise. » (88) Les salaires sont donc en relation avec l'ancienneté et les diplômes bancaires détenus donnent une majoration. Mais dans les années 2000 les rémunérations ne sont plus indexées sur l'ancienneté. Un mouvement d'individualisation s'observe avec des rémunérations au mérite. Pour les managers, c'est une manière de gérer les salariés et d'imposer leurs propres normes. Pour les salariés, c'est le sentiment que les primes sont attribuées arbitrairement. Pourtant, les enquêtes montrent que les salariés adhèrent au modèle méritocratique : 85 % des personnes interrogées s'affirment tout à fait d'accord ou d'accord avec l'idée que les différences de revenus sont acceptables lorsqu'elles rémunèrent des mérites individuels différents. De même une grande majorité estime que le salaire fondé sur la performance dans le travail est plus juste que fondé sur l'ancienneté. « « Cette représentation du travail sous un mode compétitif, participe, plus spécifiquement pour les commerciaux, de la construction d'une identité professionnelle. » (101)

Une partie des employés conteste pourtant certains critères d'évaluation : la mesure de la satisfaction client, qui s'inspire d'un modèle scolaire (la notation de la prestation par le client).

Mais, afin de préserver la paix sociale et d'éviter un désengagement de leurs subordonnés, les managers renoncent le plus souvent à établir des écarts discriminants et adoptent la stratégie du soupoudrage. (132) Par ailleurs, des tensions émergent entre les jeunes, plus diplômés, et les anciens peu diplômés. La réduction de certaines injustices est amenée à en créer d'autres. Par exemple, les inégalités salariales entre hommes et femmes ne sont pas vraiment considérées. Ces inégalités vont croissantes au fur et à mesure que hommes et femmes vieillissent : elles gagnent 6 % de moins à 25 ans, 13 % à 35 ans, et 20 % à 45 ans. Ces écarts sont encore plus grands si on considère les mères et les pères (25 % de moins à 45 ans pour les mères).


Chapitre 3 : Le salarié « quasi indépendant » : les commissions

Dans le monde des commerciaux (VRP), même avec un petit diplôme (type CAP), on peut parvenir à des salaires confortables (exemple d'un vendeur de produits chimiques qui perçoit entre 12 et 15 1000 € net par mois), les commerciaux présentent de fortes proximités avec les travailleurs indépendants, avec le démarchage de clientèle sur un secteur géographique donné, l'exercice de leur activité loin de l'encadrement, une relation très particulière à la clientèle : ils disposent donc d'une forte autonomie au travail. La contrepartie de cette liberté est celle d'un report des risques et des contraintes de l'entreprise sur eux. Ils sont rémunérés à la commission et donc c'est à eux de faire leur salaire et de se confronter à la concurrence et à l'imprévisibilité des commandes. (166) Ils n'ont pas le sentiment de contracter avec une entreprise ou une marque, mais avec un individu. Ils établissent ainsi un lien de confiance, et il n'est pas rare que même en changeant d'employeur, ils conservent leur clientèle : c'est « l'encastrement de la relation marchande dans les relations sociales » (Karl Polyani). Il semble ainsi que la transaction commerciale dépend plus de la relation sociale que du produit proposé. « L'opposition entre le jeu de surface consistant à feindre des émotions et le jeu en profondeur, correspondant aux émotions ressenties réellement n'est pas aussi nette à partir du moment où ce n'est pas l'encadrement qui impose les émotions à manifester. Une partie du temps de travail des commerciaux est donc consacrée à maintenir cette proximité avec les clients pour s'assurer de leur fidélité, condition pour conserver leur autonomie au travail. » (174) En tant que travailleurs itinérants, ils n'ont pas à se coordonner à d'autres, n’ont pas à partager un espace de travail, et échappent à la surveillance directe de l'encadrement. La liberté est donc la première cause d'attachement à ce type de travail. Ils ont le sentiment d'être leur propre patron. L'encadrement essaie de maintenir un lien de subordination à travers des comptes rendus demandés de plus en plus détaillés. Si les commerciaux possèdent les mêmes droits que les autres salariés, du fait qu'ils sont payés à la commission, ils sont dans une situation d'incertitude sans garantie de salaire. Cette incertitude, ils peuvent la retourner contre l'employeur pour revendiquer leur liberté. Tendanciellement, ils peuvent être soumis à la concurrence extérieure mais aussi interne. Pour lutter contre celle-ci il leur arrive de falsifier les coordonnées des clients afin que leur propre entreprise ne puisse intervenir. Ils sont dans une logique d'action entrepreneuriale : projection vers l'avenir, incertitude, recherche de contrôle, et dimension narrative (197). Les qualités requises correspondent à du capital culturel non certifié, du savoir-être, comme « avoir de l’aplomb, faire face aux clients, oser, ne pas se mettre de barrière, suivre son instinct, ne pas perdre sa spontanéité », etc. Mais on remarque qu'entre 1982 et 2014, la part des non diplômés a été divisée par quatre passant de 46 % à 12 %. 29 % sont désormais détenteurs d'un bac. (Un exemple significatif de ce genre de posture, page 202) « L'argent et le premier motif d'entrée dans le métier, un salaire élevé étant pour les commerciaux,le signe de la réussite de leur ascension sociale. » (207) Ils apprécient le bon stress résultant de cette quête permanente de résultats. Leur temps de travail hebdomadaire est important (autour de 70 heures).


Conclusion

On constate l'émergence d'un nouvel esprit du salariat valorisant, une autonomie pour l'organisation et consistant à responsabiliser les salariés pour les convaincre que leur salaire est à la hauteur de leur travail et leurs efforts. Ils ont donc intégré l'idéologie méritocratique. « Cette stratégie patronale vise à l’euphémisation du lien de subordination, favorisant de la sorte le passage du contrôle à l'autocontrôle, de l'exploitation à l'auto exploitation. » (229) L'entreprise opère ainsi un report des risques des contraintes sur les salariés dorénavant chargés de faire leur salaire. Cette diffusion de valeurs individualistes participe donc d'une remontée de l'incertitude. Selon Robert castel la concurrence entre égaux tend à se substituer à la société des semblables. Ces changements ne sont pas sans présenter des attraits pour les salariés : mettre à distance le contrôle hiérarchique et éprouver un sentiment de liberté. Mais du même coup les protections sautent car selon le mot de Robert castel elles sont collectives ou elles ne sont pas. Le salaire peu formalisé devient la responsabilité du manager qui produit ainsi que des bilais, notamment de genre. « En réduisant le salariat à sa dimension marchande et contractuelle, le déploiement de ces formes de rémunération variables et individualisées, participe à brouiller la frontière entre travail, salarié et travail indépendant. (235)

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