Genèse de la Révolution russe
Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolutions, Perrin, 2017, 528 p.
Introduction
Après février 1917 le patriotisme valeur de rigueur depuis 1914 n'a plus cours, sauf chez les victimes de guerre et l'élite sociale.
Ici la proposition d'une histoire totale, histoire matérielle et représentations, utilisant des sources diverses dont les images de film, les témoignages divers. Une histoire politique, puisqu'elle implique un gouvernement, des partis, des leaders. La nature d'Octobre fait débat : coup d'Etat ou véritable insurrection populaire ? Mais tout le monde s'accorde sur le rôle prédictif et surimposé de Lénine.
Prologue : chroniques de l'année 1917
Plusieurs chronologies (politique, sociale, culturelle), se recoupent et interfèrent. D'autre part, on assiste à une accélération subite du rythme de la vie politique. Une dynastie régnant depuis plus de trois siècles s’effondre en quelques jours, et un régime autocratique oppressif cède la place à l'idée du socialisme, la démocratie se concrétisant rapidement. Se manifestent alors de fortes attentes. Dans la période initiale, on assiste à une amnistie de tous les révolutionnaires, une réforme de la police, la liberté d'expression, l'égalité entre tous les citoyens sans distinction de nationalité, de religion ou de sexe, l'abolition de la peine de mort, la convocation d'une assemblée constituante élue au suffrage universel. « En échange de la poursuite de la guerre et d'un délai supplémentaire pour la convocation de la Constituante, les socialistes obtiennent la régulation de l'économie, la protection du travail, la taxation des plus riches et la préparation de la réforme agraire. » (27) Mais la question de la poursuite de la guerre va vite devenir le point de bascule. Deux temps se télescopent : « le temps long de l'évolution entravée d'une nation vers une forme de modernité politique et économique ; et le temps court de huit mois très denses avec deux récits qui vont s'opposer après la guerre civile, celui des bolcheviks en Russie, celui des partisans du Gouvernement provisoire en exil. » (28)
Plusieurs acteurs interviennent : « les gouvernants de la Russie désirent la permanence d'un système patriarcal, quasi militarisé, où l’élite forme son peuple, jugé incapable de se gouverner par lui-même. Les paysans se distinguent par la quête de leur ordre propre, fondé sur la notion de justice. L'intelligentsia, qui idolâtre le peuple et s'estime victime d'une intolérable oppression étatique, rêve d'un ordre nouveau, où État autocratique et capitalisme seraient abolis dans le même élan pour laisser la place à une société égalitaire libre. Enfin, comme dans le reste de l'Europe industrielle, les ouvriers se sont peu à peu organisés et, guidés par les partis marxistes, aspirent à imposer un modèle de société socialiste. La révolution se déclenche lorsque coïncide ces aspirations sociales et politiques héritées du siècle précédent, dans le contexte d'une crise multiforme provoquée par l'état de guerre. » (29)
Ainsi que le manifeste un représentant des socialistes révolutionnaires, « la faim a été la peau d'orange sur laquelle a glissé l'ancien régime. » (40) Car en février 1917, une nouvelle crise de subsistance émerge et se transforme en révolution. Pourquoi ? Chacun a été surpris. Le mouvement a été rapide. Une solution bonne à 10h, ne valait plus rien à midi. La monarchie constitutionnelle, peut-être encore possible le lundi matin, était inadmissible à minuit : « la révolution a été brusque, inattendue, explosive. » (41) Le 6 mars, le gouvernement provisoire proclame les libertés civiles, amnistie les révolutionnaires emprisonnés ou exilés, abolit la peine de mort, supprime toute discriminations de caste, de race et de religion, reconnaît le droit de la Pologne et de la Finlande à l'indépendance et promet l’autonomie aux minorités nationales de l'empire russe. Une tendance libertaire accompagnée d'une exigence d'une politique égalitaire se manifeste qu'on saisit à travers les missives parvenant quotidiennement au Soviet.
La débandade militaire avec fuite de soldats n’obéissant plus à personne coïncide avec la première tentative de putsch dans la capitale début juillet. La manifestation soutenue par les bolcheviks oblige Kerenski à faire tirer sur la foule et à lancer la chasse au parti de Lénine. La dictature militaire menace alors un régime qui prétendait s'éloigner de la monarchie. Mais cette option échoue. La gauche radicale en sort renforcée avec des milices ouvrières. Même la proclamation de la république le 1er septembre ne séduit personne à gauche. L'histoire de l'année 1917 est celle de l'impressionnante ascension du parti bolchevique au départ ultra minoritaire, passé de la clandestinité à la popularité. Lénine a vu juste : il avait théorisé que la Russie était le maillon le plus faible de la chaîne capitaliste, et donc dans ce pays qu'une révolution socialiste avait le plus de chances d'aboutir. L'image du parti est préservée, puisque son leader refuse la participation à aucune combinaison gouvernementale en 1917 : « sa formation, gagnera ainsi une réputation d'intégrité révolutionnaire. » (63) Les défaites militaires, la crise alimentaire dans les villes, les jacqueries paysannes sont autant de facteurs participant de la crise continue du pays, et, catalysées par la guerre, indiquent la décomposition de l'État. Lénine décide donc le coup d’État au regard de la faiblesse numérique et organisationnelle de la classe ouvrière en Russie. Lénine : « si nous frappons d'un coup à l'improviste à partir de trois points, à Petrograd, à Moscou, dans la flotte de la Baltique, nous avons 99 chances sur 100 de vaincre avec moins de pertes que nous en avons eu les 3-5 juillet, car les troupes ne marcheront pas contre un gouvernement de paix. » (68) Car c'est la paix, sans annexion ni contribution, qui est le mot d'ordre principal. Et c'est bien l'armistice signée le 4 décembre qui assure le soutien ou la neutralité des soldats. « Le décret fait ainsi coïncider le pacifisme internationaliste de Lénine et le rejet catégorique par les combattants d'une guerre inutile. » (72)
Première partie : Petrograd, creuset de la révolution
1) La désintégration de la monarchie
Le mot révolution est polysémique : il signifie autant la vie, la liberté, la patrie, le nouveau régime, ou l'internationale antimilitariste.
« La monarchie emporte dans sa chute, l'empire, l’Église, l'administration, l'autorité. En un peu plus d'une année, de nouveaux acteurs se sont substitués aux traditionnels responsables et ont totalement transformé l'espace politique et symbolique de la capitale de l'empire. » (109)
2) La capitale, théâtre de la révolution
Un témoin raconte : « les partisans de Lénine s’emparent des plates-formes et règnent dans les groupes. Ils y rencontrent des contradicteurs, mais je constate que l'on ne parle plus du tout de la guerre sur le champ de Mars, sinon pour en demander la fin immédiate, et le bourgeois que je suis est moins bien accueilli. « Vous n'êtes pas des nôtres. Vous portez des gants ». » (117) La garnison, active en février, devient neutre ou en faveur des bolcheviks, alors que les écoles militaires assaillies après le coup d’État demeurent du côté de l'ancien régime. Le gouvernement provisoire ne laisse qu'une empreinte peu profonde. Les actualités filmées montrent trois groupes dans les rues : les soldats du front, les marins de la Baltique, et les ouvriers des faubourgs. Les grèves de 1917 ne sont pas le fait d'une avant-garde conscientisée, mais un phénomène de masse. (135) Dans l'été 1917, la population de Petrograd et d’ailleurs s’empare de fusils.
« La peur du sous-emploi et du déménagement des usines en province se généralise et radicalise une partie des plus fragiles, notamment les jeunes sans expérience : en entrant dans la garde rouge, ils gagnent un statut à part et un salaire. Ce sont ces hommes auxquels les bolcheviks font d'abord appel pour leur insurrection, de préférence aux soldats des garnisons et en attendant le renfort des marins de Kronstadt. » (146) La tentation impériale demeure, comme peut le constater un député menchevik venu animer une réunion d'un comité de soldats qui seraient prêts à l’élire tsar…
Du côté des forces socialistes, il y a deux camps.
Les classes moyennes sont à l’aise matériellement et ont obtenu en février tout ce qu'elles désiraient : droits civiques, liberté d'entreprendre, garantie de la propriété privée. Elles attendent donc stabilité, sécurité, État de droit. Et sont plutôt enclines « à privilégier l'option dictatoriale quoique non absolutiste et répressive. Cette figure autoritaire, doit savoir s'appuyer sur l'appareil administratif et manier la démagogie. C'est le portrait de Kerenski. » (148) Mais sa notoriété et son goût personnel pour la popularité, si peu socialiste, lui garantissent l'hostilité des autres leaders socialistes. Eisenstein dresse ainsi son portrait en contrepoint de Lénine, « posture contre stature. » (152)
Dans le camp bolchevique, le mouvement ouvrier opère un virage très serré d'une autonomie à une direction de la classe par une élite de chefs. Ce qui définit le bolchevik : sa capacité à diriger les masses vers la révolution, et à les détourner de leurs tendances naturelles au réformisme. Lénine est « plus redouté qu'admiré parmi les révolutionnaires. » (154) « Son discours, élastique et cherchant toujours à s'accommoder du contexte, ne varie pourtant qu'en apparence. » (154) Tchernov, un adversaire politique dit de lui, qu'il ne cherche pas à briller en public à la manière de Kerenski : « Lénine en impose par son intégrité. On le dirait d'un seul bloc de granit. Et il est tout rond et poli comme une boule de billard. On n’a pas prise sur lui. Il roule à une vitesse irrépressible. » (155)
3) Recomposition et polarisation du champ politique
Le parti de la liberté populaire, les KD, se présente comme celui de l'État de droit dans l'intérêt de toutes les classes. Il plaide le transfert de la terre à la paysannerie et la compensation des propriétaires ; l'octroi des libertés civiques aux nationalités et la loyauté à l'empire ; la journée de huit heures, mais sans droit de grève ; l'établissement d'une monarchie constitutionnelle au suffrage universel direct, sans discrimination de religion ou de sexe. Il prône aussi la poursuite de la guerre depuis 1914. Pour eux, la révolution est avant tout politique et non sociale.
Il existe aussi une tradition socialiste. Deux groupes s'opposent : socialiste et marxiste. Ces mouvements sont eux-mêmes divisés. Les socialistes s’affrontent sur le problème de la violence terroriste et sur le problème de l'alliance de gouvernement avec les libéraux. Les marxistes s’opposent entre eux sur la question de l'organisation (centralisation et autoritarisme du parti), de la tactique (alliance ou non des ouvriers avec les autres classes), de la stratégie (la Russie prête pour le socialisme ?) et de la philosophie (foi révolutionnaire ou raison, scientifique).
Le soutien à l'union paysanne en 1905, l'engagement des militants locaux auprès des paysans ou dans le système coopératif, le programme d'une redistribution des terres sans indemnisation, font du parti socialiste révolutionnaire (PSR) le plus populaire des partis au sein de la paysannerie. Il prône l'autonomie aux provinces et aux régions voire aux communes. Leur ennemi est moins l'État que le pouvoir central. Il y a en son sein une aile, l'aile gauche, qui devient en octobre un parti indépendant et qui participe à la coalition gouvernementale jusqu'au début mars 1918 et le traité de Brest-Litovsk. Cette mouvance est partagée entre les excès du bolchevisme de Lénine et la condamnation de la traîtrise de Tchernov. La grande différence avec les bolcheviks réside dans le marxisme léninisme, c'est-à-dire dans l'idée que la révolution doit être l'œuvre du prolétariat et non des paysans. Il rejette également le terrorisme dans le droit fil du désaccord entre Marx et Bakounine qui a sonné le glas de la première Internationale en 1872. C'est son apport principal : pas de courant au sein du parti.
Lénine quant à lui impose le primat de l'organisation centralisée sur une fédération de groupes plus ou moins autonomes. C'est son apport principal : pas de courants au sein du parti. Et surtout, les bolcheviks sont les seuls à s'opposer à la guerre et empêcher la mobilisation générale en 1914. «Cette intransigeance due à Lénine et Trotsky, réunis par la même conviction d'avoir emprunté la seule voix révolutionnaire, possible, distingue de façon éclatante le parti de tous ses rivaux, même s’il aboutit à de nombreuses défections et met en danger sa cohésion. La violence d'État assumée est aussi sa marque de fabrique. Elle permet de résoudre par la force l'équation qu’a posée l'éclatement de l'autorité. » (182)
Ils n'ont pas l’apanage de la radicalité et du travail auprès des masses, puisque les anarchistes ont aussi une tradition ancienne d'implantation en Russie. Le revendications et moyens d'action se révèlent proches de ceux des bolcheviks.
Le cours des choses clarifie les positions des uns et des autres, puisque les mencheviks choisissent une coalition contre la masse populaire. Leur participation au gouvernement ne les protège alors plus de ses échecs et aliène la confiance ouvrière.
« Février a bouleversé radicalement l'équilibre politique en balayant l'option monarchiste de droite et en déplaçant le pays vers la gauche, faisant des libéraux les nouveaux conservateurs, et poussant à la division les socialistes entre modérés et radicaux. Ainsi naquit la coalition centriste entre gauche modérée et droite non socialiste. On relève de nombreux points communs entre les différents partis : liberté civique, séparation de l’Église et de l'État, conditions et rémunérations du travail, redistribution de la terre, droit des nationalités. Mais il n'y a pas d’accord sur le contenu de ces slogans. Outre les questions brûlantes de 1917 (la terre et la paix), les mouvements socialistes s'opposent sur trois questions : la transition entre le capitalisme et le socialisme, le degré de changement social réalisable lors de cette phase de transition, et les rôles respectifs de la bourgeoisie et du prolétariat dans cette transformation. Les partisans de la coalition plaident pour un ensemble de progrès raisonnables, excluant la journée de huit heures, la redistribution de la terre et la création d'une république démocratique. (201) Cette timidité révolutionnaire ne fait que renforcer une génération traumatisée par l'échec de 1905. Ce sont moins les masses en définitive qui se radicalisent que les partis de la révolution qui deviennent conservateurs à l'exception des bolcheviks, des SR de gauche et des anarchistes.
Deuxième partie : les révolutions du peuple russe
4) Une démocratisation accélérée
Au fil des résultats électoraux, on remarque que le pays se coupe en quatre : en ville, bolcheviks contre KD, à la campagne SR et bolcheviks. Se constitue un marché de l'opinion avec l'amplification de la diffusion d'imprimés. Même si le retard est évident par rapport à d'autres pays comme la France ou les États-Unis (un journal diffusé pour 64 000 lecteurs en Russie contre un pour 5900 en France).
Aux élections successives depuis le printemps jusqu'à l'élection de la Constituante, le pays est progressivement coupé en deux. Parmi les soldats aussi la distribution se fait entre les SR et les bolcheviks, lesquels l'emportent sans conteste dans les 200 garnisons de l'arrière qui forment donc les principales bataillons des électeurs pour le parti, jouant un rôle semblable à celui des paysans pour les SR. Les partis de gouvernement s'accordent sur la représentation des groupes constitutifs de l'empire. La population est alors estimée à 164 millions dans 12 millions de soldats. Près de 52 % de personnes âgées de plus de 20 ans seulement.
Le discours de Lénine est clair : il ne parle que de contrôle, suppression, contrainte, discipline, dictature. Cette assurance, ainsi que la brutalité des premières mesures, laissent penser que s’en est fini de la démocratie, du bulletin de vote, du journal et des partis politiques. Des journaux sont fermés, en invoquant l'incitation à la résistance ouverte, la désobéissance, ou la sédition. Mais le régime ne semble pas appelé à durer. Il rencontre des obstacles sérieux au niveau local. (242) L'aile droite des cadets tente un putsch à la fin 1918 accélérant la destruction de la démocratie entamée par Kornilov et avancée par le parti de Lénine. « L'éradication des modérés profite aux Rouges comme aux Blancs pressés d’en découdre. » (250)
Le terme même de démocratie est polysémique : les monarchistes voient la fin d'un monde, les libéraux l'entendent au sens juridique (les droits civiques), les socialistes comme une conception plus juste de la représentation et de l'organisation du travail. Le fonctionnement du système entier se trouve bouleversé. L'administration, la police, la justice, l'armée se voient soumises aux suffrages répétés des citoyens. Outre les élections, on relève nombre de résolutions, d'adresses et de discours de meeting, qui révèlent dans la population ouvrière et paysanne une forte attente fondée sur l'égalitarisme.
5) Le triomphe de l'égalitarisme
Il existe déjà en Russie, nombre d'expériences mettant en pratique l'utopie collectiviste : la commune paysanne, les associations ouvrières de solidarité, les communes d'intellectuels idéalistes… La commune est une notion importée de France (commune de Paris). Une nouvelle responsabilité collective émerge à la campagne par la participation au pillage et à la distribution.
Les femmes qui ont pris le relais dans les usines au moment de la guerre, ne voient pas leurs conditions s'améliorer sur le plan salarial. Tout juste obtiennent elles le droit de vote au printemps, 1917. Quoi que largement présentes dans les rues en février, elles n'entrent pas au soviet. Elles représentent 4 % des délégués à la conférence des comités d'usine alors qu'elles sont un tiers des effectifs industriels de la cité. Mais leur syndicalisation progresse fortement. Ce n'est qu'une fois les bolcheviks parvenus au pouvoir que les avancées sont réelles : huit heures de travail journalier, droit de discuter du montant des salaires, de garder son emploi pendant la grossesse, l'accouchement et l'allaitement, le droit au divorce, le développement des jardins d'enfants, des droits civiques pleins. À la campagne, cette égalité des droits inquiète les paysans qui se demandent si cette révolution ne va pas conduire à la destruction des familles et donc à la ruine des exploitations. Les femmes elles-mêmes redoutent que cette libération coïncide avec un recul de la moralité et de la religion.
L'égalitarisme pousse à un resserrement de la grille salariale de 2,40 roubles pour les enfants à 6 pour les ouvriers spécialisés. (261) « Par ailleurs, la demande récurrente de l'interdiction des fouilles, suggère la violence des relations avec l'encadrement. » (262) Mais les entrepreneurs résistent à ces changements, ce qui incite les ministres socialistes à demander l'instauration d'un monopole d'État sur la production et la distribution. Le soviet adopte cette ligne le 16 mai, en rappelant au gouvernement « sa revendication d'un contrôle par l'État immédiat, total et systématique sur l'économie. » (263) En rétorsion, la bourgeoisie refuse de prêter son argent au gouvernement qui a lancé l'emprunt pour la liberté fin avril. Au lieu des 3-4 milliards de roubles attendus, il ne rapporte que quelques centaines de millions dans seulement 43 issus des caisses des entrepreneurs du textile. Les banques jouent contre le gouvernement en encourageant l'évasion des capitaux, entraînant une baisse brutale du rouble. La planche à billets s’envole. « Le durcissement des positions patronales après juillet et la radicalisation en parallèle des ouvriers de base rend de plus en plus difficile le travail de négociation. » (269) Le peuple se dresse petit à petit contre son Etat et contre le soviet qui semblait intouchable. Le désaveu éclate le 12 août 1917 avec la grève générale organisée par le parti bolchevique. En septembre les grèves se propagent. « Au terme de plusieurs mois de mouvements sociaux et deux luttes intenses entre mencheviks et bolcheviks, usines et quartiers, comités et syndicats, les convergences entre la classe ouvrière et le parti de Lénine se sont affirmées sans perdre leurs importantes nuances. » Les deux branches revendiquent tout le pouvoir aux soviets et refusent tout accord avec les partis bourgeois. Ils veulent la supervision des usines par les travailleurs, alors que les bolcheviks envisagent la nationalisation quand les ouvriers pensent syndicats et comités. La base apparaît souvent plus violente que le parti : elle exige par exemple une loi contre le lock-out assortie de la peine de mort. La dissolution de la Douma est un minimum, l'armement des prolétaires une nécessité. La base demande aussi la suppression des journaux bourgeois et l'arrestation des contre-révolutionnaires. Mais le nouveau régime met fin à l'autonomie des comités, la sixième et dernière conférence se tient en janvier 1918. La politique de régulation de la production passe définitivement aux syndicats.
À la campagne, « l'intérêt collectif local qui s'incarne dans la commune paysanne, autonome, garante de l’égalité, doit-il primer sur l'intérêt national porté par l'État, qui exige plus de production ? » (275) Les doléances, formulées par les paysans, portent principalement sur la question agraire, qu'on imagine résolue par la saisie des terres d'État et des grands propriétaires, sans indemnité, pour la remettre à ceux qui travaillent. Les confiscations sont toujours collectives et les écarts entre exploitation se réduisent un petit peu : la révolution égalitaire prend corps. Quand quelque part la violence s’exerce, elle contamine rapidement les environs. L'attaque des grands propriétaires représente une tendance lourde. Les paysans agissent notamment par l'incendie des propriétés de l'aristocratie. Ces destructions de grands domaines se font sous la direction de soldats. Lesquels font aussi pression au moment des élections sur les électeurs. (287)
« Préoccupations socio-économiques locales et ambitions universelles de transformation sociale, discours résolus et actes violents censés établir un ordre plus juste scellent l'originalité de la révolution paysanne russe en 1917. » (288)
En 1917, le collectif triomphe. « La disjonction entre l'élite politique urbaine et les classes populaires saute aux yeux. L'emploi massif d'un vocabulaire commun revendiquant l'égalité, la justice et le bien-être signale une forte conjonction des attentes de la population paysanne et ouvrière. Les saisies agricoles et la violence exercée par la paysannerie, plus ou moins légale et destructrice, ou la supervision ouvrière de la production et la pression des gardes rouges sont les armes choisies pour précipiter la révolution sociale. » (288) Les classes laborieuses envoient résolutions, motions au soviet, regorgeant de mots-clés servant de justificatif à l’action révolutionnaire sur le terrain, « toujours en avance sur les décisions prises dans la capitale. » (288)
6) L'armée, champ de bataille politique
« Violence de guerre et violence de classe s’alimentent mutuellement au sein de ce groupe social singulier masculin et très inégalitaire qu’est l'armée. » (290)
Depuis 1915, le moral de l'armée a empiré et l'aspiration à la paix est généralisée. L'étude des lettres inspectées par la censure révèle une attente de paix immédiate chez une part des combattants. Fin de 1916, 93 % des lettres affichent l'indifférence par rapport au résultat du conflit et 50 % des soldats expriment leur abattement. Cette aspiration déborde même les bolcheviks et se manifeste par une désertion croissante, mais qui ne représente jamais plus de 150 000 soldats quittant les rangs de l'armée en même temps sur 7,5 millions d'hommes qui combattent. La politisation sur le front voit le jour au sein des comités de soldats dans lesquels les officiers peuvent jouer un rôle, ce qui explique certains choix conservateurs. « La haine de classe est palpable, et le ressentiment contre la dynastie déchue irrémédiable. » (307) Une enquête en juin 1917 révèle que la très très grande majorité des soldats est favorable à une république démocratique. La troupe finit par s'intéresser au discours bolchevique qui refuse le compromis avec les bourgeois et veut la paix quel qu’en soit le prix. Les comités votent de plus en plus de résolutions dans le sens bolchevique. Mais surtout c'est la défaite et la retraite qui détruisent l'armée en tant que force militaire et la métamorphose en actrice politique par l'envoi continue d'hommes à l'arrière du front. » Là, leurs camarades des garnisons font et sont la révolution. » (317) Car c'est surtout à l'arrière que les désertions sont nombreuses. Et les soldats désœuvrés sont omniprésents. Début 1917, 2,3 millions de soldats sont cantonnés à l'arrière. Des hommes trop âgés, des officiers planqués, des combattants évacués, des indésirables car agitateurs. « Il est indéniable que l'attitude des garnisons de Petrograd – attentisme, indifférence, soutien actif, aux bolcheviks – à largement servi ce dernier dans leur prise de pouvoir. » (318)
Troisième partie : l'empire entre révolution et guerre civile
7) Dynamiques provinciales du phénomène révolutionnaire
La lutte pour le pouvoir ne se limite pas à la capitale, mais existe aussi localement autant sur le plan des oppositions de classe, qu’entre la ville et la campagne ou encore les tensions interethniques.
Si le multipartisme est une chose nouvelle, beaucoup de localités se contentent encore d'un seul. La présence partisane organisée est réservée aux centres provinciaux et d'arrondissement. Situation qui évolue sous l'influence des réfugiés venus des provinces occidentales ainsi que des garnisons dont la présence « totalement aléatoire » de révolutionnaires influence la volonté des habitants de favoriser un parti plutôt qu'un autre. Les bolcheviks insistent sur la participation populaire, car ils ne conçoivent pas leur pouvoir sans le soutien des masses et entraînent des couches entières autrefois privées de droits d'expression dans l'action politique : ouvriers, paysans, femmes, jeunes, minorités nationales (356). Mais en quelques mois, la population est passée « de l'ivresse de la fête à l'amertume de la désillusion, du carnaval révolutionnaire à la violence impitoyable de la guerre civile (...) élargissant le fossé entre villes et campagnes pendant que la famine arrivait aux portes du pays. » (357)
Il en va ainsi avec les grèves : elles ont connu un progrès sensible dans leurs résultats pendant la guerre puisque en 1917, on recense 48 % de grèves réussies et 70 % de grévistes vainqueurs. Elles impliquent en priorité les métallos et les ouvriers du textile. Elles éclatent partout, sauf en Sibérie et au Turkestan et atteignent leur intensité maximale dans les deux régions capitale. « Il en découle une expérience partagée de la mobilisation et de la lutte qui s'étend de nombreuses zones du territoire impérial, et forge une identité commune, au-delà des barrières spatiales où la presse pèse de façon évidente. » (363)
Le monopole étatique sur les céréales a des effets délétères suite au refus individuel et collectif, des paysans de livrer le blé. C'est ce qui cause la pénurie plus sûrement que les mauvaises récoltes.
La guerre civile, excitée par l'insurrection bolchevique contraint les partis politiques à dépendre de plus en plus de bandes armées, ce qui aggrave la brutalisation de la société.
8) Éclats d'empire
Le 8 mars, le gouvernement provisoire durcit la politique nationaliste en restaurant le duché de Finlande dans ses droits. Des questions se posent autour de la liberté dont on se demande si elle peut être un principe unificateur en lieu et place de la contrainte autocratique. Pourtant, nationalité et socialisme font cause commune pour faire avancer la cause de l'autonomie culturelle et territoriale plutôt que de l'indépendance. Un débat s'ouvre entre une vision russe des libertés des individus garanties par l'État et le désir d'un fédéralisme promu par les nationalistes indigènes. Mais le refus de Petrograd provoque la radicalisation des nationalités dans l'horizon de l'indépendance. De même, l'apparition de la laïcité fait de la religion un vecteur identitaire. Mais les Juifs bénéficient d'une reconnaissance en tant que nationalité et non comme confession. En tant qu’intelligentsia, ils figurent surtout dans le parti KD. Le nombre de musulmans fait débat : au moins 17 millions d'après les statistiques de l'époque, mais sans doute en réalité 27 millions voir 40. Pour cette religion, le socialisme est résolument considéré comme une conception du monde étrangère. Mais comme tous les autres, les musulmans profitent de la moindre ouverture pour plaider leur cause.
Ce n'est ni la prise du pouvoir par la force, ni le programme des bolcheviks qui assure le soutien ou la neutralité des soldats, mais l'armistice signé le 4 décembre.
Le pouvoir affiche son intention de laisser les peuples décider de leur destin, mais en réalité tend à maintenir le pouvoir centralisateur. Mais il échoue en Ukraine, où il doit cesser le feu, évacuer ses bases navales, livrer aux puissances centrales sa flotte de la mère noire, et abandonner toute propagande révolutionnaire. La perte s’élève à 800000 km², 26 % de la population d'avant-guerre, 32 % de la production agricole, 23 % de la production industrielle, 75 % du charbon et du fer extraits, 90 % du sucre raffiné. L'accord financier signé avec l'Allemagne le 27 août 1918, impose le paiement d'une dette de 6 milliards de marks.
« Après octobre 1917, la demande d'autonomie nationale se fait plus pressante, à la fois parce que le gouvernement russe est perçu comme affaibli, et parce que la position de Lénine sur l'autodétermination se voit réaffirmée dans la Déclaration des droits des peuples du 2 novembre. » (411) Cette question des minorités est restée sous-estimée par l'élite bourgeoise aux commandes dans l'année 1917. Lénine a su saisir la demande à l'autodétermination des peuples quand « l'internationalisme des partis socialistes se heurte par essence à la revendication d'une identité nationale. » (417)
« En résumé, la révolution de Février comporte une évidente dimension nationale, de même que l'accession au statut d'État recèle, une forte composante révolutionnaire. C'est là le nœud gordien de la guerre civile, entre impérialismes concurrents et discours croisés de libération. » (417)
9) La fin de la révolution ? 1917–1921
La contre-révolution englobe aussi bien la fidélité aux idéaux anciens, principes libéraux (monarchie constitutionnelle ou république, modérée), socialistes (République démocratique), anarchistes (abolition de toute forme de domination), ouvriers (supervision des usines) et paysans (révolution agraire). Tout ce qui est contre-révolutionnaire ne s’unit pas forcément contre le bolchevisme. « La victoire finale des bolcheviks dans la guerre civile est militaire, idéologique et organisationnelle. » (421) Ils n'ont tout d'abord autorité que sur un territoire compris entre les deux capitales et le centre industriel. Deux foyers de résistance se distinguent en Ukraine et en Sibérie. Mais la guerre civile implique deux fois moins de combattants que la Grande guerre. Face au manque de discipline dans les rangs rouges qui entraîne des échecs militaires, Trotski entreprend de rallier 55 000 officiers tsaristes. Si dans un premier temps ceux-ci s'engagent d'abord avec les Blancs, les succès des Rouges et la menace étrangère font pencher la balance du côté communiste, dans un souci de rétablissement de l'ordre et d'éviter d'être démembré par les autres puissances, avec souvent aussi en arrière-plan le souci de la poursuite de la carrière.
Les Rouges l'emportent contre toute attente, se distinguant par leur cohésion et la nouveauté attractive de l'idéologie communiste, ainsi que par un système de mobilisation efficace : alphabétisation des recrues, spectacle (théâtre, cinéma) et culture physique. Un placard retrouvé dans les archives permet de saisir cette mobilisation : « camarades ! Dans le train d'agitation et d'éducation Lénine venu de Moscou est ouverte une salle de lecture, vous pouvez lire de nouveaux livres, journaux et revues. La salle de lecture est ouverte de midi à 22h. Passez lire et discuter ! » (438) Dans les neuf wagons dirigés par un bolchevik prennent place des représentants de presque tous les commissariats du peuple. Une République des soviets ambulante va ainsi au-devant des populations des zones de combats.
Le pouvoir qui se développe est interventionniste dans tous les domaines (santé, culture, éducation) et surtout sur le plan économique. Les premières mesures touchent logiquement l'industrie avec la nationalisation de 81 entreprises et la réquisition des grandes banques. Mais cet interventionnisme rencontre l'opposition du monde rural. Se développe aussi un bureaucratisme, analysé par Trotski en 1924 comme « phénomène social en tant que système déterminé d'administration, des hommes et des choses. Il a pour cause profonde l'hétérogénéité de la société, la différence des intérêts quotidiens et fondamentaux des différents groupes de la population. Le bureaucratisme se combine du fait du manque de culture. Chez nous, la source essentielle du bureaucratisme réside dans la nécessité de créer et de soutenir un appareil d'État alliant les intérêts du prolétariat et ceux de la paysannerie dans une harmonie économique parfaite dont nous sommes encore très loin. La nécessité d'entretenir une armée permanente est également une source importante de bureaucratisme. » (449) Il prospère d'autant mieux que la société est décomposée.
Le parti bolchevique voit ses effectifs expérimentés diminuer, par la guerre civile, les morts de vieillesse, les départs et les purges : de 24 000 en 1917 à seulement 12 000 en 1922. Dans sa globalité, il passe de 350 000 à 150 000 membres. La politique terroriste de ses dirigeants y compris de Lénine est manifeste. Contre une insurrection de gardes blancs prévue, Lénine déclare : « il faut faire le maximum, déclencher une action terroriste de masse, fusiller et déporter des centaines de prostituées qui enivrent les soldats, etc. Ne pas perdre une seule minute. Fusiller les détenteurs d'armes. Déportation massive des mencheviks et des éléments peu sûrs. » (454) La peine de mort est abolie par le gouvernement provisoire puis restaurée par Kerenski et de nouveau été abrogée par les bolcheviks en octobre. Elle sera rétablie en juin 18. De nombreux communistes découvrent avec une surprise sincère que la tchéka a commis des dizaines d'exécutions sommaires.
Seuls les comités d'usine, anarchisants, échappent encore au contrôle bolchevique. Mais l’étau se resserre sur la base prolétarienne, en remettant en vigueur le livret ouvrier, contre lequel le parti de Lénine avait tant lutté. Au même moment, le Xe congrès interdit les fractions au sein du parti : « la révolution est terminée. » (459)
La nouvelle politique économique est adoptée qui met fin à la politique de réquisition. On attend le passage à une forme de capitalisme d'État. Le terme de révolution est donc désormais figé dans la seule conception acceptée en Russie soviétique, celle des bolcheviks. « Monopolisée, elle est défigurée aux yeux de tous les opposants socialistes. » (461)
Conclusion
La guerre civile s'achève en 1921 laissant derrière elle une population décimée par les déplacements forcés, les épidémies, les pogroms et la famine. La Russie n'a plus le choix. Elle doit faire appel à l'aide internationale.
Dans sa grande majorité, le peuple est « mutineries, émeutes et grèves. Il résiste, déferle, se déchaîne, il prend sa liberté et rend justice selon sa conception, l'instant d'une parenthèse d'exceptionnelle violence sociale. » (466) Il y a donc un écart entre lui et les intellectuels révolutionnaires, dirigeant la révolution. Ce qui rapproche Lénine des masses, c'est cette fièvre révolutionnaire qu'ils ont en partage : « l'intransigeance sociale, l'entêtement, séditieux, les emportement rageurs, la férocité verbale. Car il s'agit aussi d'une révolution de la parole. (...) Tout est dit, rien n’est caché. Tout le monde s'est tu trop longtemps, chacun veut s'exprimer et prendre position, quitte à en changer plusieurs fois dans l'année. » (466) Car par ailleurs, « les révolutions russes de 1917 sont polymorphes : à la fois élitaires et populaires, nationales et locales, centralisées et éclatées, politiques et sociales. » (467)
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