Réflexions sur un parcours de transclasse
Didier Eribon, La société, comme verdict, Fayard, 2013, 280 p.
Retour à Reims fonctionne comme une « introspection sociologique » (oxymore). (11)
L'auteur montre une très grande différence entre ce qu'il était, et ce qu'il est devenu : « montrer ce que l'on est devenu est agréable et valorisant. Montrer ce qu'on était auparavant l’est beaucoup moins. » Tout cela à propos de son enquête basée sur des photos personnelles. Mais on ne peut se départir de ses origines : le cercle familial, nous en possédons « une carte de membre » (citation de John Edgar Wildeman, 23). La famille, la force de la famille comme corps, vient toujours contrecarrer celle de la famille comme champ (Bourdieu), « c'est-à-dire que la famille comme fusion, continue toujours, ou en tout cas souvent, de s'insinuer dans les processus de la famille comme fission. » (24)
C'est pourquoi les affects ont une longue portée. « On peut avoir écrit un livre sur la honte et n'avoir pas réussi à la dépasser. » (39) C'est ainsi qu'il est amené à découper une photo afin de masquer une partie de celle-ci, puisque elle doit être utilisée sur la couverture d'un de ses livres. Il ne suffit pas de ne plus être assujetti pour ne plus se soumettre à la violence du monde. « L'assujettissement perdure, et avec lui, la soumission, car la conscience de la violence qu'on subit n'annule pas la force qui sous-tend celle-ci. » (39)
Dans La promenade au phare de Virginia Woolf, le personnage du père semble être un homme qui est un enfant jouant à être un homme, c'est-à-dire qu'il doit « à chaque instant, accomplir un effort désespéré, assez pathétique, dans son inconscience triomphante pour être à la hauteur de son idée enfantine de l'homme. (Bourdieu, La domination masculine).
Bourdieu est l'auteur qui, par excellence, touche les transfuges de classe en rapportant leurs pratiques culturelles différenciées à leur parcours. Pour Didier Eribon c'est patant avec La distinction. D'ailleurs, il présente son travail comme une entreprise de « psychanalyse sociale » au début de La distinction.
.Contre l'idée naïve d'émancipation totale, il faut affirmer « qu'il n'y a pas de politique sans reste : on est toujours, dans une large mesure, parlé et agi par le monde social, même quand on s'efforce de dissoudre, par la parole et par les actes, les adhérences de notre vie, de notre pensée et surtout de notre impensé, aux formes du passé, aux modèles qu'on a reçus et dont on voudrait se débarrasser. » (68)
Même Pierre Bourdieu ne parvient pas à mettre à jour ou ne veut pas mettre à jour toutes les forces constitutives de son habitus. Son auto-analyse s'apparente plutôt à un écran. (77) Le cheminement peut être long. « Ce qui fait toute la difficulté du cheminement vers la réconciliation avec soi, c'est que les instruments qui permettent de se réapproprier la culture reniée sont fournis par la culture qui a imposé le reniement. » (92)
La place qu’occupe Pierre Bourdieu dans sa vie serait celle d'une figure d'un père intellectuel. Mais il ne parle pas de père de substitution, refusant l'idée du transfert et même de toute psychanalyse. (105) Il explique comment il a été fasciné et même grisé par la vie intellectuelle parisienne. Il était attiré par cette lumière-là : « j'aspirais à appartenir (…) à ce monde intellectuel. » (130)
Il semble ignorer la quantité de travaux par exemple ceux de Maitron ou du LERSCO produit sur les gens de peu, les ouvriers ou plus largement les classes populaires. (138) Déplorant le manque de mémoire familiale ouvrière, il ne cite que Richard Hoggart. Contrairement aux lignées bourgeoises ou aristocratiques qui peuvent fantasmer leur inscription dans une lignée généalogique, les milieux populaires ne donnent souvent pas la possibilité d'une maîtrise symbolique du passé et donc de soi dans le passé, ne serait-ce que par l'habitat, puisque les logements occupés sont le plus souvent récents, et ne s'y déposent pas de « strates du passé ». (164) De la même façon dans les lignée familiales sont notés et connotés les métiers. (Alors que, dans le cheminement du transclasse, on s'attachera souvent à masquer le métier de son père ou de sa mère, notamment dans les classes de lycée). [De ce point de vue, il existe une grande différence au sein des classes populaires entre les ouvriers et les paysans.] Même si pour les deux classes on pourrait souscrire au constat formulé par Nizan : « les hommes desquels je procède ne commandaient point : ils étaient éternellement commandés et conseillés, redressés et avertis par des patrons, par des prêtres, par des magistrats et par des officiers. » (190)
Eribon reproche à Richard Hoggart, une approche sélective de la culture populaire et surtout légitimant un ordre et une domination notamment masculine, y voyant une forme d'imposition de problématique ou de valeurs en surplomb allant de soi. Mais cette critique-là, n'est-elle pas elle-même habitée par ce qu’elle dénonce ? D'ailleurs, l'enquête de Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise tourne aussi quasi exclusivement autour du périmètre masculin. Il y a donc un point aveugle aux enquêtes socio-historiques de ces auteurs. Mais Didier Eribon tend à jeter le bébé avec l'eau du bain, en ne voyant pas que les cultures populaires secrètent, même sous domination, des formes autonomes d'expression. Il opère une critique caricaturale de la critique du légitimisme, car même Pierre Bourdieu laisserait des marges d’action à ces cultures dominées...
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