La philosophie au service des dominants

 


Paul Nizan, Les chiens de garde, Rieder, 1932, 139 p. 


La philosophie « est bonne à tout, elle est docile à tout ; cette passive femelle, s’accouple avec n'importe qui. Intelligence utile au vrai, au faux, à la paix, à la guerre, à la haine, à l'amour. » (11)
À quoi sert la philosophie ? « Est-elle dirigée réellement et non plus en discours et croyances en faveur des hommes concrets ? Que fait-elle pour les hommes ? Que fait-elle contre eux ? » (14) Tout se passe, comme si les philosophes étaient « des êtres qui n'ont ni lieu ni temps, et qui ne sont pas unis à un corps, par des êtres qui n'ont point de coordonnées. » (15) Alors que chez les Grecs, la philosophie était engagée dans la matière humaine. « Leur sagesse vise à des solutions immédiatement applicables. Il y a un commerce perpétuel entre le philosophe et le passant : la philosophie d’Épicure garde un ton quotidien dont nous avons perdu le secret ; le platonisme même malgré ses appels célestes est encore lié à l'argile de la vie humaine. » (19)
Va-t-elle « demeurer longtemps encore un ouvrage de dames, une broderie de vieilles filles stériles ? » (24) La philosophie renvoie à la situation concrète des philosophes, comme ce personnage de Proust (Sodome et Gomorrhe), qui ne quittait « la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d'acharnement à chercher à s’y faire avant de mourir, une bonne position.
Les philosophes ont plus de parti pris que les profanes dont ils traduisent l'esprit. Et il n'y a jamais eu que deux positions à prendre, celle des oppresseurs et celle des opprimés. Du temps de son adolescence, la philosophie prenait le parti des opprimés qui était celui de la bourgeoisie opprimée. (33) Ces philosophes défendent la Liberté. « Mais ils détournent le regard de vierges du monde, où se consomme réellement la ruine de la liberté. Ils transportent tous les débats dans un monde si pur, dans un ciel si lavé, que nul d'entre eux ne risque de s’y salir les mains. Et ils nomment cette hygiène Philosophie. » (45) C'est le vieux problème de Parménide : « le poil, la crasse, la boue ne sont-ils pas assez nobles ? Tout se passe encore comme s’il y avait des objets philosophiquement distingués, des objets philosophiquement vulgaires. Comme s'il était obscène et ridicule de parler des colonies. » (46)
Aussi, « en dépit de ses apparences, de ces grands airs d'absence et de distance qu'elle sut prendre, elle est uniquement plongée dans l'actualité de la satisfaction passive qu'un bourgeois éprouve lorsqu'il se contemple. Elle n'est jamais atteinte par le désir de se transformer, de renoncer à ce qu'elle est. » (56)
« Toute cette philosophie sert à voiler les misères de l'époque, le vide spirituel des hommes, la division fondamentale de leur conscience, et cette séparation, chaque jour plus angoissante entre leurs pouvoirs et la limite réelle de leur accomplissement. Elle dissimule le vrai visage de la domination bourgeoise. » (62)
Dans cette tâche, la philosophie est par des appareils : « l'ensemble des perceptions fausses est précisément enseigné par l'école, qui prépare l'entrée en jeu de la presse et des persuasions politiques. L’usine qui les fabrique à l'usage de l'école est justement l'université. » (76) Et de fait, il existe « un immense écart entre ce que les clercs promettent et ce qu’ils tiennent. » (89)
Si les philosophes rougissent d'avouer qu'ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie, nous qui « trahissons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d'avouer que nous sommes des traîtres. » (92)

Documents joints :
Dans le programme officiel des écoles primaires du 18 janvier 1887, on lit : « l'instituteur leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu : il associe étroitement dans leur esprit à l'idée de la Cause première et de l’Être parfait, un sentiment de respect et de vénération : et il habitue chacun d’eux à environner le même respect cette notion de Dieu, alors même qu'elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celle de sa propre religion. Ensuite… l'instituteur s'attache à faire comprendre et sentir à l'enfant que le premier hommage qu'il doit à la Divinité, c'est l'obéissance aux lois de Dieu, telle qu'elle lui révèle sa conscience et sa raison » (120)

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