La campagne française : réalité et imaginaires
Sarah Farmer, La modernité est dans le pré. La campagne française après 1945, Flammarion, 2023, 336 p.
1) Le système agraire français est caractérisé par la domination de petites exploitations avec une main-d'œuvre nombreuse. Le code napoléonien accentue ce phénomène avec le partage équitable de la terre entre héritiers. Un système renforcé à la fin du XIXe siècle, car les régimes politiques voient dans la paysannerie un rempart contre le radicalisme des classes urbaines. L’agrarisme est donc cette croyance en la supériorité morale et civique de la paysannerie, et, sous le régime de Vichy, cette république paysanne se mue en une vision autoritaire et essentialiste dans laquelle la terre fait l'objet d'un véritable culte. (29)
Mais avec l'aide du plan Marshall, à la fin de la guerre, le gouvernement distribue des engins mécaniques et des fertilisants chimiques, favorise le remembrement ainsi que l'accès des exploitants au crédit. L’Inra, tout récemment créée, se charge de développer de nouvelles variétés et de favoriser la hausse des rendements. C'est la modernisation dont le tracteur devient l'objet emblématique. En effet, on assiste à la dissolution du lien ancestral entre l'homme et l'animal qui représente donc une étape dans le déclin du monde paysan. 56 000 tracteurs en 1946, 135 000 en 1950, 1 million en 1963. En 1960, 13 % des exploitants en possèdent un, en 1963 ils sont plus de 50 %. « Les investissements en capital productif (équipements, intrants et terres) engendrent une course aux profits et aux rendements. » (34) Après 1955, 30 000 petites exploitations de 10 ha au moins font faillite chaque année.
Les ruraux partent de la campagne, notamment les femmes et les filles qui émigrent en masse. Si les paysans attendent que leur fils reprenne l'exploitation, la majorité des épouses encourage les filles à partir. Parallèlement, la modernisation touche aussi le mode de vie campagnard sous la férule des femmes. Une envie de vivre avec un environnement moderne avec machine à laver et cuisine aménagée. Les femmes sont en partie influencées par les touristes : elle ne veulent plus faire femmes de paysans. Elles ont comme un sentiment « de honte à l'égard, de leur tenue, de leurs gestes, de leurs manières et même de leur corps ». (43) La modernisation est lente : elle se traduit le plus souvent par une dalle de béton pour remplacer le sol en terre battue et l'installation d'un réseau électrique. Leur niveau de vie reste faible, en 1952, deux exploitants sur cinq n'atteignent pas le revenu minimum garanti par la loi.
L'espace rural lui-même est repensé et planifié grâce à un organisme, la datar. Les responsables organisent cet espace en fonction de nouvelles attentes : résidentielles, touristiques, récréatives, environnementales et industrielles. « La campagne française était transformée en paysage polyvalent, le plus souvent au profit d'habitants extérieurs. Non, seulement les paysans étaient devenus des exploitants, mais la campagne n'était plus un simple espace agricole. » (56) En particulier, les infrastructures pour le tourisme de masse illustrent cette transformation avec par exemple le développement de 200 km de linéaire côtier en Languedoc (la Grande Motte).
2) Constat du développement d'un marché immobilier spécialisé dans les raisons résidences secondaires en milieu rural en France à partir des années 50–60, domaine dans lequel la France devient leader mondial (en 1978) et qui aboutit à une explosion des prix. L’INSEE invente le terme de résidence secondaire en 1946. En 1954, il y en a 498 000, en 1962, 973 000, et 1 232 000 en 68, puis 1 600 000 en 77. La consommation globale des ménages français a augmenté de 45 % entre 1949 et 1958, notamment grâce au crédit. Est recherché le confort domestique avec l'équipement de la résidence principale en biens ménagers, puis l'achat d'une voiture et enfin la quête d’une résidence secondaire rendue possible avec la généralisation de la voiture. La presse nourrit cet imaginaire, lequel est concrètement organisé par les notaires qui sont les mieux placés pour faire fructifier ce capital immobilier inexploité. Parallèlement, les vacances se déroulent à la ferme en camping pour les classes populaires, en maison (résidence secondaire ou visite dans la famille) pour les plus aisés. Les ruraux ne voient pas forcément d'un bon œil. Ces arrivées massives des citadins engendrent une pénurie de logement bon marché pour les journaliers, saisonniers, artisans et employés des industries rurales. Et les maires pestent contre les dépenses imposées par les nouveaux résidents demandeurs d'amélioration, alors que le coût fiscal ne repose que sur les permanents.
3) Une autre tendance apparaît celle du retour à la terre, illustré par la résistance du Larzac. Celle-ci est hétérogène dans ses buts et ses croyances, puisque certains se déclarent solidaires des groupes minoritaires comme les peuples natifs des États-Unis, des paysans du tiers-monde ou encore de ceux qui combattent les États colonisateurs.
Un dénominateur commun des participants au mouvement de retour à la terre est «un esprit de rébellion, un désir d'en finir avec l'autorité et le paternalisme, une soif, d'inventer de nouvelles façons de vivre capable d'apporter une transformation radicale sur le plan personnel, comme sur les lieux investis. » (114)
On observe une grande diversité de néo-ruraux : informelle et libertaire, politique et militante, mystique, purement agricole. Liste à laquelle on peut ajouter les écologistes et les clochards (les drogués). Dans la plupart de ces communautés, on trouve des gens qui par leurs familles ou leurs vacances antérieures ont une expérience du monde rural et de l'agriculture. Leurs occupants ont en commun un niveau d'études élevé.
Une des difficultés pour ces communautés est de décrocher l'autorisation de la Safer pour obtenir des terres. Alors que les notables locaux et les autorités municipales ne voient pas ces installations forcément d'un bon œil. Quand ils y parviennent, le plus souvent ils adoptent les pratiques de leurs voisins agriculteurs convertis aux méthodes modernes et donc à l'utilisation massive d'engrais. (140) Beaucoup de choses différencient les autochtones de ces nouveaux arrivants : la conception de l'école et des rapports sociaux, la promiscuité, le tutoiement généralisé, le comportement avec les femmes, le rôle des hommes dans l'exploitation, et le phénomène des communautés. Des aides et des formations sont néanmoins entreprises avec les CFPPA pour former ses nouveaux aspirants. Lesquels sont hétéroclites : chauffeur de taxi, mannequin, ingénieur, médecin, secrétaire, infirmière, etc. qui expriment le ras-le-bol de la vie citadine. La deuxième vague de retour à la terre est plus facile à ranger dans la case du pastoralisme traditionnel ; elle favorise la renaissance agricole en adhérant à des normes familiales plus conventionnelles, est plus acceptée en raison de la progressions des préoccupations écologiques.
4) Le retour à la terre s'exprime aussi à travers des collections de livres qui donnent à entendre la mémoire des paysans français. S’élabore ainsi une vaste bibliothèque ethnographique, accessible à un large public. C'est la collection Terre humaine qui symbolise le mieux cette expression à la fois des peuples indigènes du tiers-monde et des paysans européens comme cultures menacées par la modernisation européenne. Pierre Bourdieu de son côté exprime les liens entre les indigènes des colonies et les paysans de la métropole. Il y a donc bien « une fascination française pour les récits autobiographiques de paysans pendant les années 1970 ». (170) Déjà entre les deux guerres se développe un courant littéraire du roman rustique. Et dans l'immédiat après guerre paraît une série de romans idéalisant la vie villageoise.
Cet engouement exprime une nostalgie. « La nostalgie, maladie liée à l'éloignement géographique est devenue, depuis la fin du XVIIIe siècle, une expérience liée à un éloignement temporel. (…) De ce point de vue, la nostalgie pour les mondes ruraux, réels ou imaginés, était une réponse prévisible au traumatisme spatial, social et culturel des Trente Glorieuses. » (187) Ces différents ouvrages témoignent aussi d'une réflexion sur le progrès.
5) En 1983, est lancée la mission photographique de la datar (MPD) avec pour objectif de faire l'état des paysages, des lieux de vie et de travail dans la France des années 80. La photographie comme ressource pour comprendre le changement environnemental et social s'inscrit dans une longue tradition franco-américaine. Il vient après une utilisation de la photographie aérienne dans les années 1950–60 pour évaluer le potentiel du territoire. Cette approche abstraite et technocratique est rejetée par la MPD, « au profit d'une approche sensible et artistique, qui privilégie le regard singulier d'un photographe parcourant les paysages à pied. » (210) Certains photographes insistent sur la nature, plutôt que sur le rôle des hommes. Mais l'entreprise dans son ensemble se montre désintéressée à l'égard de l'impact de l'industrialisation sur l'agriculture. Cette « révolution silencieuse » est donc ignorée par la MPD, à l'exception de Raymond Depardon. Car pour lui, raconter cette histoire relève de l'intime. Fils de paysan, le frère ayant repris l'exploitation, celle-ci est frappée par les projets d'aménagement périurbain et son travail photographique témoigne de ces transformations douloureuses.
Conclusion. Quand François Mitterrand se fait photographier en 1981 devant un village à l'occasion de la campagne présidentielle, il utilise alors les codes visuels habituellement associés à la droite. Il reprend sans complexe les éléments centraux de l'idéologie agrarienne du XIXe siècle qui avait été réactivés sous le régime de Vichy. « Le message était donc ambigu et pouvait renvoyer l'idée d'un monde rural, conçu comme un rempart contre le cosmopolitisme, le métissage et la décadence morale. » [Mais] « en choisissant un paysage rural idéalisé comme symbole de force tranquille, Mitterrand joua avec habilité de la vogue, dont jouissait alors les campagnes dans l'opinion publique. Il courtisait les nostalgiques et les catégories les plus âgées, celles qui avaient plébiscité La montagne de Jean Ferrat en 1964 ou les émissions de Pierre Bonte. Mais le résultat des élections laisse penser qu'elle inspira également la jeunesse progressiste de gauche, marquée par Mai 68 et par les mouvements utopistes, et qui voyaient dans cette France rurale le lieu de tous les possibles. (238)
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