La dénazification en question


 

Harald Jähner, Le temps des loups. L'Allemagne et les Allemands (1945-1955), Actes Sud, 2024, 528 p. (epub) (avril 2024)

« La Shoah joua dans la conscience de la plupart des Allemands de après-guerre un rôle tellement mineur qu'on pourrait en être choqué. Certains étaient certes conscients des crimes commis sur le front de l'Est et reconnaissaient une sorte de culpabilité fondamentale liée au fait que l'Allemagne avait déclaré la guerre, mais l'assassinat de millions de juifs allemand européens ne trouvait aucune place dans la pensée et la sensibilité.Très rares furent ceux qui l’évoquèrent publiquement, à l'instar du philosophe Karl Jasper. Les juifs n'étaient même pas mentionnés explicitement dans les reconnaissances de culpabilité des Églises protestantes et catholiques, qui firent l'objet de longues discussions. » (15) Sans doute que « l'instinct de survie élimine les sentiments de culpabilité ». (16) « Bien, que des livres comme Le journal d'Anne Frank ou L’État SS d’Eugen Kogon aient perturbé le processus de refoulement, beaucoup d'Allemands attendirent le second procès d’Auschwitz, à partir de 1963, pour se confronter aux crimes qui avaient été commis. » (16)

1) La remise à zéro des compteurs n'eut pas tout à fait lieu à la fin de la guerre. Par exemple un condamné sous le régime national-socialiste pour violation des règles de l'économie de guerre demeura en prison. Pendant ce temps-là, l'ordre public s'effondrait. Les policiers ne savaient plus s'ils occupaient encore leurs fonctions. « Quiconque portait un uniforme, l’ôtait, le brûlait ou le teignait. Des fonctionnaires s'empoisonnaient, de plus modestes se jetaient par la fenêtre, s'ouvraient les veines. Le no-man’s-time commença ; les lois n'avaient plus cours, nul n'était plus responsable de rien. Rien n'appartenait plus à personne, sauf à être assis dessus. Nul n'était plus responsable, personne n'assurait plus la protection. L'ancien pouvoir était parti en courant, l'autre n'était pas encore là. » (24)

2) Les anciens nazis étaient convoqués, nominalement. Avec cette menace : « si vous ne vous présentez pas, des détenus politiques libérés veilleront à ce que vous vous présentiez. » (38) Ces convocations signées d'un « comité d'action reconstruction », une coalition antinazi qui voulait prendre en main de manière non bureaucratique la dénazification et la reconstruction. Les maires et autres directeurs de service furent dans un premier temps licenciés, alors que les employés, fonctionnaires de niveau moyen et inférieur conservèrent d'abord leur poste. Ainsi, les administrations militaires pouvaient s'appuyer sur des rouages administratifs bien rodés. « le chaos et la routine étaient en équilibre. » (40)

Les femmes devenaient les figures centrales du déblaiement : on les appelait « les femmes des ruines ». Les films consacré à ces ruines étaient populaires. Ils offraient une vue renversante. « On se tromperait en affirmant qu'elle était seulement épouvantable. Certains ne se lassaient pas de contempler les ruines. Ils y voyaient un reflet de leur propre état intérieur ; quelques-uns avaient même le sentiment de connaître enfin ce qui constituait le monde avant la guerre. » (51) Avec cet effondrement, une aversion envers l'enjolivement et le crépi, née précédemment, se prolongea à la fin de la guerre, et produisit un phénomène auquel on donna le nom de déstucage : « on détacha ce qu'il restait de décoration pour que les même les derniers bâtiments de prestige, paraissent déshabillés, et d'une certaine manière plus authentiques. » (57) De la même façon les architectes avaient quantité de prétexte à se réjouir, car cette destruction portait la liberté de bâtir.

3) À l'été 1945, sur 75 millions de personnes qui vivaient dans les quatre zones d'occupation, bien plus de la moitié, ne se trouvait pas là où elles auraient voulu être. « La guerre agit comme une gigantesque machine de mobilisation, d'expulsion et de déplacement. » (63) 40 millions de déracinés : 10 millions de soldats, 9 millions de citadins évacués à la campagne, 10 millions de déportés nouvellement libérés des camps de concentration et de travail forcé. 12 millions d'autres gens expulsés des territoires de l'Est et qui traversaient l'Allemagne dans des régions où on leur faisait comprendre qu'ils n'étaient pas les bienvenus. Le nombre de prisonniers de guerre était tel que les alliés les parquaient dans des camps de prairie, en plein air sans même un toit au-dessus de leur tête. Ces soldats entassés par centaines de milliers, assis à même le sol, « constituaient un symbole choquant de ce à quoi le régime national-socialiste et la guerre avaient rabaissé la société : une masse à l'état pur. » (64)

45 % des habitations étaient détruites, si bien que certains dormaient dans des jardins ouvriers, dans des appartements surpeuplés, dans des bunkers, sur des bancs publics, sur le trottoir, dans des descentes de cave, sous des ponts, ou dans les ruines. Ils étaient menacés par des individus plus ou moins louches. « Le nombre de vols recensés par la police augmenta de 800 % ; les victimes, ne voyant guère l'intérêt de porter plainte, la  hausse réelle de cette criminalité fut sans doute bien supérieure. » (66) La violence était déchaînée. Les anciens détenus étaient transformés en brutes. « Les assassinats de masse commis contre leurs compagnons de souffrance, avaient engendré haine et soif de vengeance. Il arriva fréquemment après la Libération, que des groupes de prisonniers s'abattent sur des villages et sur des maisons isolées en pillant et en assassinant. Capturés par des soldats alliés, ils s'étonnaient qu'on leur demande de répondre de leurs actes. Au cours de leur interrogatoire, les délinquants, le plus souvent russes, polonais ou hongrois, se montraient sincèrement convaincus d'avoir agi légalement ; ils avaient considéré que les Allemands étaient désormais du gibier à abattre, comme eux-mêmes l'avaient été sous leur joug. » (72)

L'élimination des juifs avait été massive : par exemple à Munich sur 11 000 membres recensés en 1933, ils n'étaient pas 400 à avoir survécu. La plupart étaient des juifs baptisés ou avaient réalisé un mariage mixte. La plupart de ses membres vivait déjà en marge de la religion juive en 1933, et se considérait donc comme membres d'un monde moderne et sécularisé. Ceux qui arrivaient à présent d'Europe orientale avec leurs coutumes, auraient été presque aussi étrangers que les munichois non juifs, et ils craignaient d’être dominés par ces juifs venu de l'Est. Les juifs d'Europe orientale étaient des orthodoxes et avaient la volonté d'émigrer vers la terre promise. (82)

Les accords de Yalta prévoyaient que les prisonniers et les travailleurs forcés russes, retournent dans leur pays, au besoin par la force, car l'Union Soviétique avait besoin de cette main d’œuvre vive étant donné le tribut humain concédé à la victoire : pour un soldat des troupes alliées occidentales, 16 à 20 morts dans l'armée rouge. Mais beaucoup d'entre eux se défendaient avec acharnement contre leur reconduction, si bien que les soldats britanniques ou américains durent les pousser dans les wagons à coup de matraque et de crosses de fusil.

De la même façon, les 12 millions de personnes déplacées étaient accueillis avec virulence dans les nouvelles régions, et il fallait parfois la protection des pistolets-mitrailleurs pour conduire les expulsés aux logements qui leur avaient été attribués. «L'obstination avec laquelle les paysans refusaient de voir leur détresse, dépassait largement celle de leur bœufs. » (96) L'amour cependant aida l'intégration des expulsés. « C'était un moteur de modernisation particulièrement efficace. Des jeunes femmes et des jeunes hommes dépassaient les animosités ethniques pour se rapprocher les uns des autres. » (101)

La dureté des conflits tenait aussi à la transformation que ces réfugiés entraînait. Avant la guerre, l'Allemagne occidentale comptait 160 habitants par kilomètres carrés, et désormais ils étaient 200. On ne le ressentait guère dans les grandes villes, mais dans certains endroits ruraux la proportion d'expulsés dans la population totale était de 45 % : « ici, l'immigration des étrangers minait patiemment la certitude que le mode de vie locale était le seul valable. » (102) « Le paradoxe est qu’aussi réactionnaires qu’aient pu être beaucoup d'expulsés des anciens territoires de l'Est, ils tinrent dans la société d'après-guerre un rôle d'agents de la modernisation. Ils occupèrent une place déterminante dans cette mixité culturelle et sociale dont la jeune République fit si grand cas par la suite. » Dans leur nouvelle patrie, le plus souvent mal-aimée, ils constituaient le fermement d'une déprovincialisation qui remodela justement les terres paysannes traditionnellement hostiles au changement. (104) En ayant perdu leurs biens et leur patrie, « ils avaient aussi perdu beaucoup d'illusions, ils se comportaient avec plus d'agilité et d'ambition. Deux tiers de ceux qui étaient arrivés à l'époque de manière autonome, changèrent de profession après leur déplacement géographique. » (105)

Mais pour d'autres l'errance devint un mode d'être normal. La criminologie enregistra un nouveau type d'instables qui tiraient profit de la mobilité forcée. L'Allemagne, grouillait de faux médecins, de faux faux nobles et d'escrocs au mariage. « Si l'art de l'imposture et de l'escroquerie put connaître un tel sort, c'est parce qu'on trouvait partout des gens qui semblaient sortir du néant. Pas d'amis, pas d'entourage social, pas de fonction, rien ne pouvait les relier à leur ancienne identité. » (112) Dans cet ensemble, on retrouvait les bigames.

Mais on aspirait à se déplacer, et les trains étaient en nombre limité. Donc souvent ils étaient bondés, et il n'y avait de places que sur le toit ou entre les wagons. Il n'était pas rare qu'on mette une semaine pour aller de Hambourg à Munich.

4) Il y avait dans le pays, un besoin d'amusement très fort. Il se manifesta notamment par la fréquentation des cinémas, des théâtres, mais aussi du bal du samedi soir ou encore du carnaval. « Il faut se représenter l'activité sans fard du carnaval au cours des années de l’après-guerre dans un espace mental qui était marqué, à un point inimaginable, par l'outrance et par un pathos en croissance rapide. Les contemporains rivalisaient pour habiller la situation politique de l'époque de tournures maximalistes sans cesse renouvelées et qui faisaient de surcroît passer la souffrance allemande au-dessus de celle de leurs victimes. » (142) « Le carnaval devint une métaphore courante pour désigner le double visage des Allemands d'après-guerre. La société de capitulation cédait lentement le pas à la société des loisirs. » (145)

5) Si le mot « retour chez soi » incarne toutes les nostalgies, après la guerre il avait perdu une partie de son charme. Car il fut « un long processus au bout duquel il était fréquent que l'on n'arrive jamais. » On parlait surtout de ceux qui étaient revenus, comme si le retour « était un état, une désignation professionnelle, ou, mieux, une incapacité professionnelle. Le retour en finissait pas ; on était arrivé chez soi, et pourtant, ce n'était pas le cas. » (148) Toutefois le retour avait été préparé avec les photos prises sur le front qui incitaient les enfants à visualiser leur père et à l'imaginer. Mais le père réel qui rentrait, parfois en haillon, déclenchait un choc par le spectacle qu'il offrait. « Ses yeux, d’où toute envie de vivre semblait s'être échappée, étaient enfoncés dans des orbites sombres. Le crâne tondu, les joues affaissées, renforçaient l'impression d'avoir à faire à un mort-vivant. La plupart des enfants refusaient avec force de s'asseoir sur les genoux de ce spectre. » (150)

Les femmes occupaient donc une place nouvelle, car elles avaient vu pendant la guerre, qu'elles étaient capables de gérer une grande ville en l'absence des hommes : « elles avaient appris à conduire les tramways, les grues et les pelleteuses, elles avaient taillé des vis filetées et laminé des tôles, elles avaient assuré des parties de l'administration publique et la direction d'entreprise où ce n'était toutefois pas elles, mais les travailleurs forcés qui devaient accomplir le travail le plus dur. Elles avaient appris à réparer des vélos, à poser des gouttières, rétablir des lignes électriques. Elles avaient désenchanté tous les tours de mains mystérieux qui, avant la guerre, permettaient aux hommes de maîtriser les emplois qui leur aurait été réservés. Et elles s'étaient habituées à prendre elles-mêmes les décisions les plus importantes. » (152) Les hommes éprouvaient donc des difficultés à retrouver une place, et c'était dans le rapport avec les enfants que c'était le plus problématique. En effet, ils n'avaient pratiquement pas connu leurs enfants et pour certains ne les avaient encore jamais vus. En fait, de chaque côté, hommes et femmes ressentaient le manque de reconnaissance de l'autre. Et « beaucoup de soldats comprirent seulement au moment du retour dans leur famille, en ultime conséquence, qu'ils avaient perdu la guerre. » (156) En se sentant humiliés de percevoir le regard de compassion porté par la femme. En avril 1945, la journaliste, Martha Hillers écrivait : « chez les femmes, une espèce de déception collective couve sous la surface. Le monde nazi dominé par les hommes, glorifiant l'homme fort, et avec lui, le mythe de l' « homme ». Dans les guerres d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous, les femmes, nous partageons ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. À la fin de cette guerre, et à côté des nombreuses défaites, il y a aussi la défaite des hommes en tant que sexe. » (158) Mais cette nouvelle place des femmes avaient été niée dans un premier temps, comme pouvait l'indiquer la vague de viols perpétrés par l’armée Rouge (suivant les sources jusqu'à 2 millions de femmes violées) ou les agressions commises par les soldats dans les zones d'occupation occidentale. « Des criminels errants, des vétérans qui n'avaient plus aucun domicile, des travailleurs forcés libérés, mais, animés par une profonde colère, et des gens éparpillés souffrant de toutes sortes de lubies, faisaient peser un danger de mort sur le quotidien des femmes. » (170) Dans ce contexte, « le taux de divorce avait atteint le double de ce qu'il était avant le conflit ; il est connu son apogée en 1948. » (181) Auquel succéda un boom sans précédent des mariages, les hommes des classes d'âge 1922 à 1926 se mariant à près de 100 %.

Parmi les soldats soviétiques, le moteur de la vengeance était puissant. Ils ne comprenaient pas pourquoi l'Allemagne les avait attaqués alors qu'elle était beaucoup plus riche et plus développée que leur pays. « Je me suis vengé, et je continuerai à me venger, expliquer un membre de l'armée rouge, un dénommé Gofman, dont l'épouse et les enfants avaient été assassinés lors d'un massacre près de Krasnopolie. J'ai vu des champs recouverts d’Allemands morts, mais ça ne suffit pas. » (190)

Du côté américain, l'arrivée des vainqueurs se grava à jamais dans la mémoire des petits garçons, de l'époque. « Les plus âgés constataient souvent aussi choqués que leur père, l’attrait qu'ils exerçaient sur beaucoup de femmes. Les hommes, en revanche, admiraient avant tout la motorisation des Américains - une légende qui se mit à circuler rapidement prétendait qu'elle était l'unique raison de la défaite allemande. Mais eux aussi relevaient une certaine civilité dans le comportement des vainqueurs en uniforme ; ils constataient avec étonnement que des subordonnés pouvait tendre un document à leur supérieur sans se lever de leur chaise, et qu'on pouvait gagner une guerre sans claquer des talons à la moindre occasion. Ce qui impressionnait le plus, c'est l'absence de rigidité dans le comportement des soldats. La manière américaine de se vautrer sur les sièges, la capacité à se faire la vie belle où que ce soit était ressentie comme une forme universelle de vie casanière, qui en choquait certains » tandis que d'autres la trouvaient séduisante. » Les femmes allemandes attendaient de leurs hommes qu'ils adoptent « une attitude aussi décontractée, des formes inconnues d'intimité privée et de bien-être : la virilité sans stress. » (199) L'amour pour les Américains exprimait chez les femmes, « une protestation contre le passé allemand ». (201)

6) Face à l'incapacité de répondre à la demande en raison de l'appareil productif désorganisé, sont mis en place des cartes de rationnement. On n’achète pas des marchandises on retire sa ration. « Le terme de ration était omniprésent. Dans les cabaret de l’après-guerre, on persiflait à propos des gens à ration ou du caractère rationné. » Un personnage caricatural, le normalverbraucher, fut créé. C'est l'homme qui avait droit à ses 1550 calories et qui n'était jamais rassasié. (221) Les États-Unis fournirent une aide massive avec le plan Marshall : l'Allemagne reçut 10 % de cette aide destinée à l'Europe. La guerre froide s'annonçait clairement et incita les deux parties à accorder au vaincu plus d'attention qu'elles n'avaient compté le faire. « Plus on avait besoin des Allemands comme partenaires d'alliance fiables, plus l'envie de représailles et de dédommagement passait au second plan. Les exigences de réparation se firent plus discrètes, et l'on revint sur le démontage des installations industrielles. » (227)

Les notions de pauvreté et de richesse étaient transformées. Il suffisait de posséder un modeste jardin pour être riche. Le vol devenait chose courante, et il était même plus ou moins accepté lors de sermons de prêtres. Ces « temps de la misère » furent une école de la morale. On était portés à la relativisation et au scepticisme. Car les valeurs étaient ambivalentes. Il suffisait de regarder les variations du cours des croix de fer pour regretter d'avoir jeté à l'eau ou brûlé ces insignes nazis, lorsque les alliés avaient débarqué. Car, dès le mois de novembre, ils étaient devenus des objets de commémoration particulièrement convoités, les vainqueurs offrant des cartouches entière de cigarettes en échange de ces souvenirs nazis de toute nature. Le marché noir était particulièrement développé : à Berlin, on comptait 60 points de marché noir, le plus connu étant celui de l'Alexanderplatz. Un tiers ou peut-être même la moitié de la circulation des marchandises à Berlin s'opérait dans l'illégalité.

« Comme la cigarette servait de monnaie, le fumeur était semblable à un homme qui brûle ses billets de banque. Fumer devint encore plus qu'à ordinaire une célébration de l'instant qui permettait de triompher des réflexions concernant le futur. (255)

Deux marchés se faisaient donc face : d'un côté, le jeu sauvage des forces du marché à l'état brut (le marché noir) ; de l'autre, la distribution rationnée par tête. Chacun faisait le grand écart entre ces deux systèmes y compris quotidiennement, ces deux logiques de redistribution présentaient toutes les deux des failles. Cette gymnastique explique que par la suite les Allemands de l'Ouest allaient adhérer au système de l'économie sociale de marché qui devint à partir de 1948, « le slogan breveté de l'Allemagne fédérale en genèse. À lui seul, ce concept ressemblait à une formule magique, parce qu'il réconciliait les deux parties : l’État bienveillant, qui faisait en sorte que chacun reçoive quelque chose, et un système de marché libre, guidé par la demande et qui mettait le client au centre de tout. » (257)

7) Dans cette rénovation de la vie sociale, une nouvelle monnaie fut créée : « 93 % de l'ancienne masse de Reichsmarks fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu'un total de 6,5 % de leur patrimoine. La résistance à cette opération d'expropriation unique dans l'histoire resta modérée. » (260) Si le droit de retrouver des élections libres fut important, il était moindre que celui de clients. « Aller faire ses courses normalement constitue aussi un moment de liberté que seul peut qualifier d'inessentiel celui qui a eu toute sa vie l'habitude de pratiquer son shopping sans le moindre frein. » (267) Ainsi, en 1948, les marchandises refaisaient leur apparition. Les villes étaient encore en ruine, les baraques misérables, la voiture inaccessible, etc. mais la conversion des monnaies opérée, l'avenir semblait plus réjouissant. Cette reprise montrait que l'industrie avait été moins détruite qu'on le supposait. 3/4 du potentiel industriel avait été préservé. Et maintenant la production nouvelle bénéficiait de la modernisation entreprise sous le troisième Reich et la productivité industrielle était à peine inférieure au niveau de 1938. Les personnes déplacées de l'est fournissaient un gigantesque réservoir de main-d'œuvre. Ce sont ces deux éléments qui expliquent le miracle économique, et c'est sans doute la nouvelle monnaie qui instaura cette idée d'un nouveau départ et donc de sa magie. « Il y eut aussi un élément égalitaire dans la réussite de ce Take-off sur le plan de la psychologie de masse. En pourvoyant tous les citoyens de la même somme de 60 Deutsche Marks, en dévalorisant radicalement l'épargne et en replaçant tout le monde sur la case départ comme au Monopoly, la réforme monétaire mettait en scène le miracle d'une égalité des chances qui fait encore aujourd'hui partie des obligations de l'Allemagne fédérale. Aucun objet ne le montre mieux que la Volkswagen, bien qu'elle ait été (ou justement parce qu'elle avait été) l'un des projets privilégiés de Hitler. (269) Cette voiture fut d'abord fabriquée à Wolfsburg, qui était un produit de la construction hitlérienne d'une ville bâtie de toute pièces avec des autoroutes créées pour l'occasion. Ces usines étaient décrites comme totalement rationalisées, à l'image de la hiérarchie de la Wehrmacht, « les groupes de travail rappelant la communauté de combat sur les champs de bataille. » (286) Wolfsburg illustrait parfaitement la nouvelle appellation de capitalisme monopolistique d'État, ce système dans lequel l'État et le capital privé convergeaient, Et qui faisait dire à Adorno, qu'un voile technologique s'était déposé « sous forme d'un entremêlement dense d'industrie, d'administration et de politique, sur les rapports, forgés par le marché, entre le travail et le capital. » (287) Tout le monde pensait que l'usine appartenait à la collectivité, en réalité, c'était exactement l'inverse. La ville appartenait à l'usine.

Un autre marché apparut : le marché du sexe. Comme conséquence des traumatismes de guerre, de la captivité et de la faim, un très grand nombre d'hommes souffrait d'impuissance. Des produits virent donc le jour qui rencontraient la demande de ces hommes. Un médecin expliquait : « plusieurs années de malnutrition ont en effet provoqué l'extinction de la fonction de ses glandes génitales, si bien que ce n'est pas l'homme, mais le fils aîné qui rentre dans sa famille. Cette situation, bien entendu, ni l'homme ni la femme n'en ont réellement conscience. Elle débouche au contraire sur des malentendus tragiques, sur la jalousie et finalement sur la destruction complète du couple. » (299) Beate Uhse eut le nez assez creux pour se lancer dans la commercialisation d'objets divers ayant trait au sexe. En 1951, elle fut reconnue coupable de diffusions d’écrits et d'objets immoraux. Elle fit appel, mais il fut rejeté. Le juge indiquait que son prospectus « était un appel à la lubricité, qu’elle enfreignait la loi avec une observation et un aveuglement frappants. » (303) Mais on assista à une résistance contre la répression. En particulier la presse mena un combat contre la montée d'une conception autoritaire de l'État. Ainsi, le tempérament anti-autoritaire n'est pas une invention des années 60, car l'expression apparaissait dans le Spiegel dès 1952. Un combat de civilisation s'engagea autour de la frontière entre morale et débauche.

8) Désormais, se posait la question du pardon. « En interprétant le fascisme comme une dictature terroriste sur la classe ouvrière, les Soviétiques ouvraient une voie idéologique à un pardon très rapide. Ils considéraient certes que les masses allemandes étaient coupables de ne pas avoir suffisamment résisté, mais ils tendaient beaucoup moins à voir dans les Allemands le mal radical que beaucoup d'Américains leur attribuaient. » (321) Du côté américain, les soldats étaient tenus de ne pas fréquenter les Allemands. Mais il ne se tinrent pas longtemps à cette règle. Ils étaient surpris de constater à quel point le comportement des Allemands correspondait à l'image qu'on avait faite d’eux notamment autour du zèle. Certains combattaient cette interdiction de fraterniser. Pour eux, c'était le la condition de la dénazification. Le journal die Neue Zeitung fut publié dans cet esprit à partir du 17 octobre 1945, sous la direction de Hans Habe. Celui-ci constatait que des Allemands se solidarisaient avec d'anciens nazis suivant un certain sentiment de l'honneur, une forme d'esprit chevaleresque médiévale, et prenaient leurs distances avec la puissance vainqueure.

9) La reprise de la vie normale se fit aussi grâce à la culture. « Des centaines de récits racontent les larmes que l'on versa aux premiers concerts d'après la guerre. » (349) Le taux d'occupation des théâtres entre 1945 et 1948 était de plus de 80 %. Et si un sondage de 1956, montrait que la très grande majorité des gens était attachée à une peinture représentant des paysages et qu'une toute petite minorité était séduite par l’art moderne, c'est pourtant celui-ci qui marqua une rupture importante. « L’art abstrait devint la culture dominante de la république de Bonn au point que beaucoup d'adversaires le dénoncèrent comme un nouvel art d'État. » (363) Effectivement, les Américains utilisaient l'art abstrait comme « un programme esthétique adapté à la dénazification de l'imaginaire » mais surtout parce qu'il permettait de résister aux Soviétiques et de donner à l'ouest sa propre identité esthétique. « A l'aide de la peinture abstraite, les Américains pouvaient donner au réalisme socialiste, un aspect encore plus stylisé, rigide et limité qu'il l’était effectivement, expliqua le collaborateur des services secrets américains Donald Jameson. » (369) Et même si des hommes politiques américains de premier plan ridiculisaient les formes de l'abstrait, les services secrets l'utilisaient comme moyen de lutte dans la guerre froide. De la même façon, la CIA finança quantité de magazines intellectuels de premier ordre. Un autre élément expliqua la vague de l’abstrait, celui du rapprochement avec le design industriel. Même ceux qui critiquaient les nouvelles formes picturales, laissaient entrer chez eux sous la forme du tissu, de leurs rideaux ou de leurs meubles par exemple, une nouvelle esthétique. Ce changement du décor fut sans doute l'indice principal de la dénazification et d'ailleurs ce design est resté comme la principale survivance des années 1950.

10) Ce qui marquait aussi, les vainqueurs fut l'attitude des Allemands dès la fin de la guerre. Ils demeuraient dociles dès lors qu'ils avaient capitulé. « Ils semblaient se défaire de leur fanatisme, comme on quitte une seconde peau. Aucune résistance, aucune embuscade, aucun commando-suicide. » (385) Débutait ainsi un long processus de refoulement. Qu'on a pu assimiler à un processus silencieux. Mais c'est l'inverse qui est vrai. « Les superlatifs qui plaçait la souffrance des Allemands, bien au-dessus de celle des autres peuples coulaient avec le flot des journaux, des brochures et des traités. On peut aussi parler d'un refoulement au sens le plus littéral du terme : les auteurs s'ébattaient dans le bain de la souffrance, et y prenaient tellement de place qu'il n'y avait pas de place, ni de réflexion pour les véritables victimes. » (391) L'effondrement de la société déclenchait une production de sens débordante. C'est ce que remarqua Théodore Adorno de retour en Allemagne en 1949 : « même des formes intellectuelles comme la conversation, plongeant sans fin dans les profondeurs qui paraissaient révolues depuis longtemps et ont presque disparu dans le monde, se raniment aujourd'hui. » (393)

Mais toutes ces discussions occultaient un sujet, l'assassinat des juifs d'Europe. Si le pouvoir hitlérien avait pu fonctionné à la coercition, c'est qu'il savait compter sur la loyauté d'une majorité. Ce n'est que dans les derniers moments qu'il fit régner la terreur. C'est pourquoi les Allemands pouvaient considérer sur cette dernière séquence qu'ils étaient eux-mêmes les victimes d'Hitler. » Une autre manière de se dédouaner, consistait à présenter la guerre, en soi, comme la responsable de tout, une guerre, dont la logique criminelle avait précipité dans l'abîme la morale de tous les participants. » (400) Et ignorer ainsi qui l'avait déclenchée. Les procès de Nuremberg furent très largement marqués par l'indifférence ou même par le scepticisme. (406) Des tribunaux de citoyens furent chargés d'évaluer le degré d'implication des Allemands sous le régime nazi. 900 000 personnes furent ainsi jugées, et au bout du compte 25 000 furent classés parmi les coupables, dont seulement 1667 dans la catégorie coupables principaux. Dans la zone américaine, tous les fonctionnaires entrés au parti nazi avant 1937 avaient dû quitter leur bureau, mais ils seraient un tiers à avoir retrouvé leur place en 1950, et plus nombreux encore par la suite. On traita 3,7 millions de dossiers, mais il n’y eut de procédures que pour 1/4 d'entre eux.

« La convention collective consistant, pour la majorité des Allemands, à se compter parmi les victimes de Hitler, constitue une marque d'arrogance difficilement supportable eu égard aux millions de personnes assassinées. Vu depuis l'observatoire surplombant de la justice historique, cette manière de s'exonérer de ses fautes, comme le fait d'avoir pris des des gants avec la plupart des criminels, suscite l'indignation ; pour l'installation de la démocratie en Allemagne de l'Ouest, elle était une modalité acceptable et inévitable, parce qu'elle constituait la base mentale d'un nouveau départ. Car la conviction d'avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté envers le régime déchu, sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur. (…) Les deux constructions d'amitié, l'amitié entre les peuples allemand et russe à l'Est aussi bien que l'amitié entre la RFA et les Alliés occidentaux, ne fonctionnèrent que grâce à ce narratif victimaire qui culmina avec l'affirmation selon laquelle les Allemands avaient été libérés en 1945. Fort de la conviction d'avoir été trompé et utilisé, le cœur idéologique incandescent de chaque nazi sembla s'éteindre intégralement, et il pu se mettre à la disposition de la démocratie, sans la moindre réserve intérieure, comme s’il avait réussi, en menant un rude travail intellectuel sur lui-même, à produire le miracle d'une dénazification mentale. » (411) Il y eut ainsi comme cela plusieurs lois successives d’amnistie et de réintégration. La honte collective cessa au moment où les anciens fonctionnaires demandaient à ce que leur activité pour le régime nazi donne lieu à des droits complets à la retraite. Et « il est possible, ce serait l'interprétation la plus bienveillante, que les appels bruyants à l'amnistie des criminels nationaux-socialistes aient été liés aux sentiments qu'avaient les gens de leur propre complicité, aux soupçons que les personnes emprisonnées l'étaient à titre de substituts pour la majorité. Plaiderait en faveur de l'existence d'un tel sentiment de coresponsabilité le fait que la promulgation de l'article 131, qui réglait la réintégration des fonctionnaires nationaux-socialistes révoqués, n'ait pas été célébrée comme un triomphe du courant brun. » (417) « L'amnistie fut réclamée avec une telle virulence par la majorité que même le SPD se contenta d'un silence pragmatique dans la plupart des cas. Dénazification et démocratisation étaient comme deux sœurs ennemies ; l'une n'était pas concevable sans l'autre, et pourtant, elles préféraient s'exclure mutuellement. Si on avait suivi la volonté de la majorité populaire, il n'y aurait pas eu de dénazification digne de ce nom, mais sans dénazification, aucune démocratie stable dans laquelle la volonté du peuple ait plus s'exprimer convenablement n'aurait été concevable. Une impasse d'où l'on n’aurait pu sortir sans le refoulement. » (417)

« On aura beau condamner le manque d'amour de la vérité dont fit preuve la société allemande de l’après-guerre, on pourra difficilement nier qu'elle a réalisé une performance dans le domaine du refoulement et que ses descendants en ont tiré le plus grand profit. Que des sociétés épurées du national-socialisme se soit imposées dans les deux États, en dépit du refus répandu de se confronter avec le passé et du retour massif des élites national-socialistes dans les postes qu'elles occupaient antérieurement, constitue un miracle bien supérieur à ce que l'on appelait le miracle économique. L'assurance aveugle avec laquelle ce type de société a ensuite reconquis sa vie petite-bourgeoise est presque aussi inquiétante que la dimension dans laquelle l'Allemagne a pu devenir un cauchemar global. (419)


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Radiographie d'un jeu spécifique

Sociologie du concours

La mise à jour de son histoire personnelle