La fabrication historique du sexe
Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Gallimard, 1976, 211 p.
I Nous autres, victoriens
Au début du XVIIe siècle, une certaine franchise dans le langage s'exerçait encore, les codes du grossiers et de l'obscène étaient encore bien lâches. À partir de là, un circuit de la répression se met en place, et pour ce qui est de la sexualité, la maison close (mais on pourrait en dire autant pour les fous et les maisons de santé) devient le lieu où s'exercent des formes de liberté, en dehors du circuit de la répression. « Si le sexe est réprimé avec tant de rigueur, c'est qu'il est incompatible avec une mise au travail général et intensive. » (12) Évoquer cette répression, c'est transgresser le discours dominant et donc le pouvoir. « Il s'agit en somme d'interroger le cas d'une société qui, depuis plus d'un siècle siècle, se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne à détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu'elle exerce et promet de libérer les lois qui l'ont fait fonctionner. » (16) De là émergent trois doutes :
• la répression du sexe est-elle bien une évidence historique ?
• La mécanique du pouvoir est-elle bien pour l'essentiel de l'ordre de la répression ? L'interdit, la censure, la dénégation sont-ils bien les formes selon lesquelles le pouvoir s'exerce d'une façon générale ?
• Le discours critique s'insère-t-il dans un réseau historique de contestation ?
Se pose aussi la question des chemins par lequel le pouvoir (répressif), « parvient jusqu'aux conduites les plus tenues et les plus individuelles », comment il contrôle le plaisir quotidien, bref, « les techniques polymorphes du pouvoir ». (20)
II L'hypothèse répressive
1) L'incitation au discours
Au cours des trois derniers siècles on constate une « explosion discursive » (25) relative au sexe, avec une codification sur ce qu'on peut dire et qu'on doit taire, et aussi la façon dont on peut en parler, dans quelles situations, à l'intérieur de quels rapports sociaux (parents/enfants, maître/élève, etc.) avec en filigrane une « économie restrictive » (26) différente donc des discours qui ne cessent de proliférer depuis le XVIIIe notamment dans le champ d'exercice du pouvoir, y compris le pouvoir religieux, avec par exemple l'extension de l’aveu de la chair par la confession. S'imposent ainsi « des règles méticuleuses d'examen de soi-même » (28) au sein desquelles tout doit être prise en compte : pensées, désirs, imaginations, délectations… Dans ce « grand assujettissement » (30), l'interdit de certains mots ou la décence des expressions ne sont que des dispositifs secondaires. Aussi, le puritanisme victorien n'apparaît que comme une péripétie, « un retournement tactique dans le grand processus de mise en discours du sexe. » (32) Cette maîtrise et ce détachement opérés par le discours, sont la marque d'une « reconversion spirituelle, de retournement vers Dieu, effet physique de bienheureuse douleur à sentir dans son corps les morsures de la tentation et l'amour qui lui résiste. » (32) Dans cet élan, le sexe relève aussi de la puissance publique, il s'administre, « il doit être pris en charge par des discours analytiques ». (34) Les conduites sexuelles sont donc prises pour objet et cible d'intervention dans une nouvelle économie politique [Malthus]. Chacun - État et individu - doit contrôler l'usage qu'il fait du sexe [Norbert Elias]. Les individus, notamment les jeunes et les adolescents sont dépossédés de leur manière d'en parler, ainsi « disqualifiée », comme « directe, crue, grossière » (42), la légitimité du discours revenant donc à la médecine, à la psychiatrie, à la justice. Un discours qui n'est pas unique car fonctionnant dans des institutions différentes loin de la pratique unitaire instaurée au Moyen Âge, unité qui vole en éclats en une « explosion de discursivités distinctes » (46) (démographie, biologie, médecine, psychiatrie, psychologie, morale, pédagogie, critique politique). « Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n'est pas qu'elles aient voué le sexe à rester dans l'ombre, c'est qu'elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret. » (49)
2) L'hypothèse répressive
« Toute cette attention bavarde dont nous faisons tapage autour de la sexualité, depuis deux ou trois siècles, n'est-elle pas ordonnée à un souci élémentaire : assurer le peuplement, reproduire la force de travail, reproduire la forme des rapports sociaux ; bref aménager une sexualité économiquement utile et politiquement conservatrice ? » (51) Pour autant, ce qui marque la société depuis le XIXe siècle, c'est la « dispersion des sexualités », leur hétérogénéité. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, trois grands codes existent : le droit canonique, la pastorale chrétienne, et la loi civile. Chacun partage le licite et l’illicite en étant centré sur les relations matrimoniales avec en son centre, le devoir conjugal. S'écarter du mariage ou chercher des plaisirs étranges est condamné. Notamment le sexe « contre nature ». L'explosion discursive fait subir deux modifications à ce système. D'une part, on parle de moins en moins de la monogamie, et on interroge peu la sexualité du couple légitime. Ce qui fait discours, c'est la sexualité des enfants, des fous, des criminels, ou encore des homosexuels. D'autre part, c'est précisément ce type de sexualité qui est autonomisé comme spécifique. La catégorie de débauche est-elle même moins mise en avant. Ce qui explique le prestige de la figure de Dom Juan à la fois libertin (voleur de femmes, séducteur des vierges, honte des familles, et insulte aux maris et aux pères) et pervers. Car un monde de la perversion se dessine. Si la sévérité juridique s'est desserrée, d'autres mécanismes de contrôle et de surveillance prennent le relais : la pédagogie ou la thérapeutique. La médecine invente en effet « une pathologie organique, fonctionnelle ou mentale, qui naît des pratiques sexuelles incomplètes. » (56) Elle en entreprend donc la gestion (et non plus le simple interdit). En premier lieu en masquant ces pratiques en les constituant comme secrets, c'est-à-dire en les contraignant à se cacher pour se permettre de les découvrir. Cette chasse nouvelle aux sexualités entraîne une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus : la sodomie était interdite, et leurs auteurs n'étaient pas qualifiés. Désormais, l'homosexuel devient un personnage décrit minutieusement et appartenant à une catégorie. « La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate, ne prétend le supprimer qu’en lui donnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l'enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d'intelligibilité, elle le constitue comme raison d'être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d'elles. Il s'agit en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l'individu. » (60) Ainsi, se faisant le pouvoir traque, non sans plaisir, les plaisirs tout en les renforçant (échapper au pouvoir). « Captation et séduction ; affrontement et renforcement réciproque » (62) : parents et enfants, adultes et adolescents, éducateurs et élèves, médecins et malades, psychiatres et hystériques jouent ce jeu. Aussi la croissance des perversions est le produit de cette interférence du pouvoir sur les corps. L'Occident définit ainsi de nouvelles règles au jeu des pouvoirs et des plaisirs, qui renforce le pouvoir sur les corps. « Plaisir et pouvoir ne s'annulent pas ; ils ne se retournent pas l'un contre l'autre ; ils se poursuivent, se chevauchent et se relancent. Ils s'enchaînent selon des mécanismes complexes et positifs d'excitation et d'incitation. » (67)
III Scienta Sexualis
Le sexe durant le XIXe siècle s'établit dans deux registres : une biologie de la reproduction (normes scientifiques) et une médecine du sexe (règles différentes). Mais ces registres de connaissance étaient traversés « d'aveuglements systématiques », lesquels exprimaient un « rapport fondamental à la vérité. L'esquiver, lui barrer l'accès, la masquer : autant de tactiques locales, qui viennent, comme en surimpression, et par un détour de dernière instance, donner une forme paradoxale à une pétition essentielle de savoir. Ne pas vouloir reconnaître, c'est encore une péripétie de la volonté de vérité. » (74) C'est comme si on avait construit autour du sexe, « un immense appareil à produire, quitte à la masquer au dernier moment, la vérité. » (76)
Il existe deux grandes procédures pour produire la vérité du sexe :
- L'art érotique par lequel la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris comme pratique (Chine, Japon, Inde, Rome, sociétés arabo-musulmanes). Le plaisir est analysé, selon « son intensité, sa qualité spécifique, sa durée, sa réverbération dans le corps et l'âme. » (77) Ce qui est visé : « maîtrise absolue du corps, jouissance, unique, oubli du temps et des limites, élixir de longue vie, exil de la mort et de ses menaces. » (77)
- Une science ordonnée à une forme de pouvoir–savoir s'appuyant sur l'aveu. « L'aveu de la vérité, s'est inscrit au cœur des procédures d'individualisation par le pouvoir. » (79) Cette forme se retrouve dans différentes sphères : justice, médecine, pédagogie, rapports familiaux, relations amoureuses, etc. dans lesquelles on avoue ses crimes, ses péchés, ses pensées et ses désirs, son passé et ses rêves, son enfance, ses maladies et ses misères etc. Cette transformation touche la littérature, qui est passée d'un plaisir de raconter centré sur le récit héroïque ou merveilleux, à « une tâche infinie, de faire lever du fond de soi-même, entre les mots, une vérité que la forme même de l’aveu fait miroiter comme l'inaccessible. » (80) L’aveu suppose l’existence du sujet qui parle en son nom propre. Il suppose aussi un rapport de pouvoir puisqu'il existe une instance qui requiert l'aveu et le jugera. Si l'Eglise était détentrice de ce pouvoir de juger, punir, pardonner, les formes modernes de l'aveu sont un peu différentes car il ne s'agit plus seulement de dire ce qui a été fait mais de restituer les pensées qui ont accompagné les actes. « Pour la première fois sans doute une société s'est penchée pour solliciter et entendre la confidence même des plaisirs individuels. » (85) Cette obtention sous couvert scientifique se fait :
- par une codification clinique du faire parler ;
- par le postulat d'une causalité générale et diffuse du sexuel innervant le reste de l'existence ;
- par le principe d'une latence intrinsèque à la sexualité qui rend invisible ses manifestations aux yeux du sujet lui-même ;
- par la méthode de l'interprétation qui installe celui qui écoute (et qui condamne) comme le maître de la vérité ;
- Par la médicalisation des effets de l'aveu avec les catégories du normal et du pathologique : il existe désormais « une morbidité propre au sexuel ». (90)
C'est ainsi qu'émerge « la sexualité » qui appelle potentiellement des interventions de « normalisation » (91-92). Ainsi, ce processus exige du sujet de dire la vérité, en même temps que celle-ci lui échappe et qu'un tiers (juge, médecin...) doit mettre à jour. C'est ainsi que « le projet d'une science du sujet s'est mis à graviter autour de la question du sexe » (94) comme un mécanisme positif, producteur de savoir.
IV Le dispositif de sexualité
Par rapport aux oppositions binaires traditionnelles (corps–âme, chair–esprit, instinct–raison, pulsion–conscience), le sexe devient la raison explicative centrale de la vie de l'homme.
1) Enjeu
Comment le pouvoir traite-t-il du sexe ?
- Par la relation négative : le rejet, l'exclusion, l'occultation ;
- En donnant des règles et en dictant sa loi (le permis et le défendu) ;
- En interdisant ;
- En censurant : interdir, empêcher que ce soit dit, nier que ça existe ;
- En assujettissant, c'est-à-dire en obligeant à obéir.
Mais « c’est à la condition de masquer une part importante de lui-même que le pouvoir est tolérable. » (113) Pour cela, il utilise le droit qui paraît succèder au pouvoir monarchique absolu, soupçonné de non-droit, d'arbitraire ou d'abus, de bon vouloir, de privilèges. En fait, de nouveaux procédés de pouvoir apparaissent qui fonctionnent moins au droit qu'à la technique, moins à la loi qu'à la normalisation moins au châtiment qu'au contrôle. Une société « où le juridique peut de moins en moins coder le pouvoir ou lui servir de système de représentation. » (118)
2) Méthode
Pouvoir : multiplicité des rapports de force immanents au domaine, où ils s’exercent et constitutifs de leur organisation, objet de luttes et d'affrontements incessants le transformant. Il y a donc des états de pouvoir « mais toujours locaux et instables. » Le pouvoir est partout. Il s'exerce « à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaire et mobiles » (123), non pas extérieurs à d'autres types de rapports, mais immanents. La famille, les groupes restreints, les institutions, les rapports de production servent de support aux clivages parcourant l'ensemble du corps social. Le pouvoir s'exprime au moyen d'objectifs à travers une rationalité ainsi que de tactiques lesquelles dessinent des dispositifs d'ensemble. Face à cette pression, il y a de la résistance ou plutôt des points de résistance, « mobiles et transitoires » traversant les individus eux-mêmes. Ainsi, le discours foisonnant sur le sexe s'insère-t-il dans des relations de pouvoir multiples et mobiles. La famille est un des ces lieux de construction du pouvoir. Le dispositif familial, « dans ce qu'il avait justement d'insulaire et d’hétéromorphe aux autres mécanismes de pouvoir, a pu servir de support aux grandes « manœuvres » pour le contrôle malthusien de la natalité, pour les incitations populationnistes, pour la médicalisation du sexe et la psychiatrisation de ces formes non génitales. » (132)
3) Domaine
Dans les relations de pouvoir (entre hommes et femmes, jeunes et vieux, parents et enfants, éducateurs et élèves, prêtres et laïcs, administration et population), la sexualité est « dotée de la plus grande instrumentalité ». (136) On peut déceler quatre ensembles stratégiques qui se développent à partir du XVIIIe siècle : systématisation du corps de la femme (son corps est saturé de sexualité) ; pédagogisation du sexe de l'enfant (guerre contre l'onanisme) ; socialisation des conduites procréatrices (incitations ou freins à la procréation) ; psychiatrisation du plaisir pervers (normalisation des conduites sexuelles). Se dessinent ainsi quatre figures principales : la femme hystérique, l'enfant masturbateur, le couple malthusien, l'adulte pervers. À travers ces stratégies, c'est la production même de la sexualité qui est en jeu. À travers le dispositif de l'alliance présent dans toute société est produit un lien entre partenaires avec un statut défini, alors qu'à travers le dispositif de sexualité sont définies les sensations du corps et la qualité des plaisirs. « « Le dispositif de sexualité a pour raison d'être non de se reproduire, mais de proliférer, d'innover, d'annexer, d'inventer, de pénétrer les corps de façon de plus en plus détaillée et de contrôler les populations de manière de plus en plus globale. » (141) C'est donc au sein de la famille, que ces dispositifs (alliance et sexualité) se nouent. Elle est le lieu obligatoire d'affects, de sentiments, d'amour. La question de l'inceste scelle les formes universelles de société, et donc « la sexualité se trouve depuis le fond des temps placée sous le signe de la loi et du droit. » (145)
4) Périodisation
L'histoire de la sexualité centrée sur les mécanismes de répression suppose deux ruptures : au XVIIe siècle, avec les grandes prohibitions, l'esquive du corps et la pudeur. L'autre au XXe siècle où on passe à une tolérance relative à l'égard des relations prénuptiales ou extra matrimoniales. Les techniques de répression remontent au christianisme médiéval avec l'aveu imposé par le Concile de Latran, ainsi que l'ascétisme et l'exercice spirituel. Au XVIIIe siècle, apparaît un nouveau discours empruntant à la pédagogie, la médecine et l'économie et ciblant la sexualité spécifique de l'enfant, la physiologie sexuelle des femmes, et la démographie, autant de domaines et de méthodes déjà présents dans le christianisme. Au XIXe siècle, ce qui est nouveau, c'est l'attention portée aux perversions ainsi que des programmes d'eugénisme. « L'ensemble perversion–hérédité–dégénérescence a constitué le noyau solide des nouvelles technologies du sexe. » (157) Mais au sein de ces instruments, la psychanalyse se démarque avec des technologies propres. Ces techniques ne sont d’abord reprises que dans les classes privilégiées pour lesquelles est cultivé l'autocontrôle. Les couches populaires demeurent distantes de ces dispositifs de sexualité. Ceux-ci ne développent pas des formes d'ascétisme, mais « au contraire, d'une intensification du corps, d'une problématisation de la santé et de ses conditions de fonctionnement ; il s'agit de nouvelles techniques pour maximiser la vie. (…) Il fut d'abord question du corps, de la vigueur, de la longévité, de la progéniture et de la descendance des classes qui dominaient. » (162) C'est en quelque sorte « l'auto affirmation d'une classe, plutôt que l’asservissement d'une autre. » (163) Il s’agit pour la bourgeoisie de montrer à travers son corps et sa sexualité sa maîtrise de classe, son pouvoir, et, à l’instar de la noblesse, sa distinction. Celle-ci valorisait le sang et les alliances, celle-là promeut le corps et sa descendance. Comme la classe qui la précède, la bourgeoisie porte « un racisme », mais « un racisme de l’expansion ». (166)
Les préoccupations autour du corps atteignent le prolétariat après qu'il a été victime des épidémies et des maladies vénériennes, à cause de la proximité, de la cohabitation ou de la prostitution. Se met ainsi en place toute une technologie de contrôle qui permet de surveiller les corps : l'école, la politique de l'habitat, l'hygiène publique, la médicalisation générale des populations.
Cette médicalisation, prend notamment la forme de la psychanalyse, théorie « de la loi et du désir et technique pour lever les effets de l'interdit là où sa rigueur le rend pathogène. ». (170) Ainsi, cette histoire du dispositif de la sexualité peut fonctionner comme « une archéologie de la psychanalyse » dans laquelle « l'injonction à lever le refoulement » succède à « l'exigence de l’aveu ». (173)
V Droit de mort et pouvoir sur la vie
Historiquement le pouvoir s'exerce comme « instance de prélèvement » et droit d'appropriation (des richesses, des produits, des biens, des services, des vies). Or, le prélèvement laisse la place à d'autres formes qui ont « des fonctions d'incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et d'organisation des forces » que le pouvoir soumet : « Un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, les faire plier ou les détruire. » (179) Certes, au XXe siècle, le pouvoir détruit des quantités de population, mais « ce formidable pouvoir de mort » se donne « maintenant comme le complémentaire d'un pouvoir qui s'exerce positivement sur la vie. » (180) Le pouvoir massacre au nom de l'espèce, de la race et des populations dont il estime qu'ils sont en danger de la même façon que la peine de mort est une manière pour lui d'assainir le corps social. Si le pouvoir désormais s'établit sur la vie et son déroulement, « la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l'existence, le plus privé. » (182)
Depuis le XVIIe siècle, ce pouvoir sur la vie s'est développé sous deux formes : le corps comme machine avec « son dressage, la majoration de ses aptitudes, l'extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques. » (183) La deuxième forme est celle d'une bio-politique de la population visant à contrôler et à réguler celle-ci, sur le plan des naissances, de la mortalité, du niveau de santé, de durée de vie, « les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployé l'organisation du pouvoir sur la vie. » (183) Le bio-pouvoir qui naît donc au XVIIIe siècle s'appuie du côté des disciplines sur l'armée ou l'école et du côté des régulations sur la démographie (comme estimation du rapport ressources/habitants). L'articulation de ces deux niveaux ne se fait pas par l'idéologie, mais par « des agencements concrets » dont « le dispositif de sexualité ». (185) « Ce bio–pouvoir a été, à n'en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n'a pu être assuré qu'au prix de l'insertion contrôlée des corps dans l'appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques : » (185) leur « utilisabilité », leur « docilité », afin de « majorer les forces ». Dans la formation du capitalisme, outre la morale acétique (Max Weber) est utilisée l'entrée de la vie dans l'histoire, après que la mort, à travers les épidémies et les famines, a harcelé, la vie : « l'homme occidental apprend peu à peu ce que c'est que d'être une espèce vivante, dans un monde vivant, d'avoir un corps, des conditions d'existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu'on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. » (187) La vie entre donc dans le champ du contrôle du savoir et de l'intervention du pouvoir à travers l'établissement de normes.
La sexualité est donc le point de rencontre de ces deux axes, dressage, intensification et distribution des forces d'une part, et régulation des population d'autre part. «Le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l'espèce. » (192) La « politique du sexe » depuis deux siècles s'énonce autour de techniques disciplinaires et de procédés régulateurs de quatre ordres : la sexualisation de l'enfant, l’hystérisation des femmes, le contrôle des naissances, la psychiatrisation des perversions. Cette politique du sexe succède à celle du sang, non sans chevauchement dont le racisme est un des points de rencontre, et à un autre niveau la psychanalyse. Sous les trois grandes formes que sont l'hystérie, l'onanisme, le fétichisme et le coït interrompu, le dispositif de sexualité fait apparaître les binômes du « tout et de la partie, du principe et du manque, de l'absence et de la présence, de l'excès et de la déficience, de la fonction et de l'instinct, de la finalité et du sens, du réel et du plaisir ». (203) Bien que portant des manifestations diverses (anatomique, biologique, érotique), le sexe finit par fonctionner comme signifiant unique. « En créant cet élément imaginaire qui est « le sexe », le dispositif de sexualité a suscité un de ses principes internes de fonctionnement les plus essentiels : le désir du sexe – désir de l'avoir, désir d'y accéder, de le découvrir, de le libérer, de l'articuler en discours, de le formuler en vérité. Il a constitué « le sexe » lui-même comme désirable. Et c'est cette désirabilité du sexe qui fixe chacun de nous à l’injonction de le connaître, d'en mettre au jour la loi et le pouvoir ; c'est cette désirabilité qui nous fait croire que nous affirmons contre tout pouvoir les droits de notre sexe, alors qu'elle nous attache en fait au dispositif de sexualité qui a fait monter du fond de nous-mêmes comme un mirage où nous croyons nous reconnaître, le noir éclat du sexe. » (207) C'est la sexualité qui a créé la notion de sexe. Aussi, « contre le dispositif de sexualité, le point d'appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe–désir, mais les corps et les plaisirs. » (208)
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