Le métier de sociologue

 


Luc Boltanski & Arnaud Esquerre & Jeanne Lazarus, Comment s'invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés, Flammarion, 2024, 448 p.


Sous la forme d'entretiens, trois sociologues livrent leurs conceptions du métier à travers leur parcours, les laboratoires fréquentés, les travaux effectués, l'animation des cours ou la transmission du savoir-faire sociologique. Ils reviennent aussi sur les contenus sociologiques du métier : l'enquête, l'écriture, les concepts, les comparaisons. Et enfin les manières dont la sociologie s'insère dans la société.

Boltanski le dit : « la recherche, c'est un peu comme le cinéma ou le théâtre, c'est un travail d'équipe, de bande. » (24) Ce qui a changé au sein des laboratoires depuis des années 60, c'est qu'il y a beaucoup moins de monde pour accompagner les recherches. À l'époque les chercheurs effectuaient très peu de tâches administratives. Il n'y avait pas non plus de recherche de reconnaissance médiatique ou internationale. « On cherchait la reconnaissance de gens que l'on connaissait plus ou moins et que l'on admirait. » (29) Un élément peu souvent évoqué, est que dans le travail « le fait de pouvoir rigoler et tout à fait central. » (34) Lui-même s'est séparé de Bourdieu et a fondé un centre d'études et une manière de faire de la sociologie connue sous le nom de sociologie pragmatique rompant avec des catégories historiques d'inspiration, marxiste ou fonctionnaliste et des méthodes inspirées du positivisme « qui conférait aux chercheurs une position de maîtrise par rapport à des acteurs victimes d'illusion. » (36)

Ces manières de faire rejointes par Jeanne Lazarus, laquelle dit que « les gens qui nous paraissent les pires, donnent des justification à leurs actions. » (45)

Cette sociologie qui consiste à prendre en compte la diversité du monde social, s'explique elle-même par le parcours des sociologues : grandir dans un environnement à la fois catholique et athée, suppose de coexister entre ces deux univers et de passer sans arrêt l'un à l'autre en se posant la question : « où est la vérité ? »Tout en sachant que la vérité des faits historiques existe. (61) C'est l'apprentissage de l'existence de registres pluriels (à adopter en fonction des interlocuteurs).

L'espace conceptuel ouvert par la publication de La justification se retrouve dans le travail de Lazarus sur la banque. Le système bancaire français était lié à une conception de l'État et de la société des années 60–70, une société stable et moyennisée. Mais ce modèle s'est effrité au fur et à mesure que la stabilité elle-même disparaissait. On retrouve dans cette analyse un parallèle avec Le nouvel esprit du capitalisme, puisque le modèle bancaire adapté à une forme de capitalisme organisé en symbiose avec l'État i.e le deuxième esprit du capitalisme, « mais il est moins adapté au troisième esprit qui met l'accent sur l'initiative, la connexion en réseau de petites unités de production, et une déstabilisation des formes d'organisation qui avaient prévalu au cours des 30 années précédentes. » (66)

Ce qui constitue l'objet de la discipline est élastique, puisqu'on peut faire la sociologie d'à peu près n'importe quoi. Il faut faire la distinction entre problèmes sociaux et questions sociologiques puisque les premiers sont posés par les acteurs sociaux avant d'arriver dans le laboratoire du sociologue. Ces objets tournés vers l'extérieur doivent être réappropriés par les sociologues dans des questions ésotériques, des questions pour les pairs. Celles-ci sont formulées dans une grammaire qui permet de mettre en ordre la réalité du monde. Ainsi, l'enquête permet moins de résoudre les problèmes sociaux que d'enrichir « les outils grammaticaux auxquels la sociologie peut avoir recours ». (73)

Par exemple, la notion d'habitus enrichie par Pierre Bourdieu a pu être réinterrogée. Car « son usage a eu souvent pour effet de sous-estimer les effets de situation et de contexte, notamment politique, et aussi la remarquable plasticité des êtres humains qui ne sont jamais complètement assujettis à un programme préexistant. » En outre, il favorise un déterminisme qui met l'accent sur les régularités en tenant compte des écarts, des transgression, et de l'incertitude qui, à des degrés divers, est toujours présent dans la vie sociale. » (79) Aussi le travail de Boltanski, s'est attaché à s'écarter de l'étude des régularités pour prendre au sérieux les différences. C'est en enquêtant sur les cadres qu'il s'est posé la question de la formation des groupes sociaux et de leur mode de cohésion. Une étude à la fois décalée par rapport à une approche en terme de classes sociales au sens substantiel de place dans les rapports de production, mais aussi par rapport au modèle de domination de type structure/habitus/structure. Car tous les membres de la catégorie n'avaient pas reçu la même éducation, ni ne possédaient les mêmes expériences de vie commune. Pourtant, la cohésion était repérable dans certaines circonstances. Celle-ci était assurée par les dispositifs catégoriels et les processus de représentation et de mise en équivalence. Dans ce processus, le rôle de l'État et des classification statistiques est majeur. Au fond, il met à jour un modèle « processuel et non pas un modèle structural des classes et plus généralement des groupes. » (83) L'idée sous-jacente était d'avancer « dans une sorte d'ontologie, des groupes sociaux » afin de montrer l'existence incertaine de ceux-là, à la fois dans la réalité sociale, mais aussi au sein des sciences humaines qui peuvent comme Popper, y voir « des êtres mythologiques ».

À la suite de ce travail, Boltanski, a investigué dans « la forme affaire », repérable dans différents domaines : elle désigne le processus qui, au cours d'une dispute de diverses parties à propos d'une situation, engage un problème de justice et de vérité, chacune des parties proposant un récit différent. Dans ce travail, il pouvait être amené à trier et à chercher des régularités. Mais finalement, « chaque être considéré, se révélait en tant que mélange, ce qui est invitait à retracer les processus dont ces êtres étaient le résultat, provisoire. » (88) D'où une sociologie attentive aux « disputes. » C'est ainsi que les dirigeants capitalistes doivent tenir compte des critiques qui sont adressés à ce régime économique. Les réponses ne peuvent pas être « des raisonnements fallacieux pour tromper ceux que le capitalisme exploite », mais il faut aussi donner de bonnes raisons de travailler et de consommer. C'est la recherche de nouvelles justifications comme réponses aux critiques qui explique le développement du capitalisme.

Dans les travaux ultérieurs de Boltanski, la question de la modernité est centrée sur la question de l'incertitude (Enigmes et complots). Car à la fin du XIXe siècle, apparaissent le roman policier et le roman d'espionnage, la découverte de la paranoïa dans le domaine de la psychiatrie et le développement de l'enquête comme outil privilégié de la sociologie. « Ces phénomènes sont analysés en parallèle comme les signes d'une inquiétude face à la teneur même de la réalité, de la naissance d'une aire du soupçon que j'essaie de mettre en rapport avec les transformations politiques que connaissent les Etats européens durant la même période. » (LB, 108)

Avec le livre Enrichissement. Une critique de la marchandise, est mis en évidence l'émergence d'une économie alliant le tourisme, les entreprises de luxe, l'art, l'artisanat, la patrimonialisation, une économie reposant sur une forme particulière de marchandisation, la forme collection.

Selon Boltanski, les problèmes sociaux qui apparaissent sont posés par les acteurs en termes moraux. Et d'ailleurs, la sociologie de Durkheim s'inscrivait dans cette perspective, auquel lui-même souscrit. Il ajoute qu'il faudrait modéliser les processus, afin d' intégrer la dimension temporelle et ne pas rejeter l'évènement dans une forme de superficialité. Développer ainsi « une notion comme celle de structures processuelles, c'est-à-dire réfléchir sur des formes de causalité enchaînant de façon relativement contingente des éléments disparates. » (119)


La sociologie s'est développée dans les années 50–60, comme en témoigne le nombre de revues apparaissant alors, développement « autour d'un consensus tacite politique pour une sociale-démocratie par opposition à ce que proposait le parti communiste. » (135) Un accord qui rapproche Bourdieu, Aron et l’INSEE, mais qui se trouve rompu par mai 68. L'idée d'une sociologie révolutionnaire associée à l'État est impossible à imaginer ; si l'on veut qu'elle obtienne des crédits publics « elle doit être une sociologie pour la réforme de l'État. » (135)

Celle-ci s'exerce dans des laboratoires, des revues, ou encore des séminaires. La différence de ces derniers avec les cours se voit dans la visée des questions : « une question dans un cours, c'est une question qui vise à savoir davantage, ou à comprendre davantage, tandis qu'une question dans un séminaire c'est une question qui vise à participer à la résolution d'un problème, à déplacer un problème, ou à contester la manière dont un problème est posé. » (171)

On apprend aussi dans la fréquentation de ses aînés. Celle de Bourdieu pour Boltanski, lequel lui montrait qu'il était intéressant pour un sociologue, de se détacher des objectifs politiques immédiats, et même de prendre en considération des positions à l'opposée de la position militante. (180)

Dans les outils mobilisés, celui de l'enquête. Avec un usage innovant de la part de Boltanski : il invitait ses interlocuteurs à dîner et posait le magnétophone sur la table en leur disant, « vous l'arrêtez quand vous voulez ». (200) Si la recherche de régularités semble être le fondement de la science en général et de la sociologie en particulier, Boltanski met l'accent sur la construction des catégories qui permettent de mettre à jour ces régularités : « par quels procédés de stabilisation et de maîtrise du hasard, et par qui, et pourquoi il semble si important pour les êtres humains d'échapper au hasard, d'établir un monde plus ou moins régulier et d'en justifier l'ordre. » (204) Ainsi, Boltanski s'intéresse moins aux dispositions des individus qu'à leurs compétences. Il pose des hypothèses sur ce qui se passe dans leur intériorité pour interpréter la façon dont ils agissent. Pour cela, il se sert des concepts de culture et personnalité mis au point par Bénédict et Bateson aux États-Unis, puis mise au point par la sociologie interactionniste pragmatiste, « dans lequel est mise au premier plan, la relation entre, d'un côté, des situations agencées de façon à évoquer un certain style associé à des normes et, de l'autre, les compétences que les personnes acquises pour agir au sein de ces situations de la façon qui convient. Le terme de compétence est pris ici dans un sens proche de celui qu'il a eu en linguistique. » (208) Ainsi, au lieu de voir un comportement comme une tendance à agir durablement, de façon similaire dans différentes situations (selon des dispositions), le terme de compétences met l'accent sur la plasticité des comportements humains.

La sociologie française a été inventée par les romanciers comme Balzac, Flaubert ou Zola. La notion de déterminisme social est centrale avec la notion de trajectoire. « C'est du Laplace. Les êtres humains sont des éléments dans des champs de force. Si vous connaissez les propriétés de base des éléments et la direction des forces qui les anime, vous pouvez prévoir la façon dont tel élément se déplacera. » (233)

Dans le processus d'écriture, il convient de passer du mot au concept pour cela, « il faut qu'il y ait des harmoniques. Il faut qu'il y ait un corps clair et pas de limites, des zones qui renvoient vers d'autres situations. Le concept va ouvrir différents sens, sinon il ne pourrait plus donner lieu à des interprétations. » (256) Les concepts percutants de Bourdieu ont un pied dans la tradition savante, notamment la philosophie et un autre dans les usages concrets et triviaux de la langue. Le concept permet d'associer des choses disparates et il est le premier étage pour construire des modèles. Le modèle quant à lui consiste « à le décomposer en éléments qui vont devenir des variables du modèle, et entre lesquels on essaie de trouver des dépendances, qu'on relie ensuite par des fonctions. Le modèle suppose un découpage en éléments primaires et qu'il y ait des fonctions qui relient ces éléments primaires. » (259) Il y a ainsi une mise en codage du monde via le modèle, que l'analyse statistique est censée venir valider. On peut distinguer macro et micro sociologie pour lesquelles la modélisation d'une part et l'approche grammaticale d'autre part sont les outils propres : dans le premier cas, on parle de causalité, et dans le second de sens (et de règle). Ces modélisations ne sont pas un coup de force contre la réalité car le monde de lui-même est stable. S'il n'était que chaos on ne pourrait pas y vivre. Donc les humains tendent à créer des structures afin de pouvoir y vivre et permettre « un certain degré de prévisibilité. » (275)

Il faut se méfier ou se garder des modèles tout prêts qui peuvent écraser la réalité. Par exemple, celui de domination très utilisé dans la sociologie issu de Max Weber, sociologue conservateur et en même temps critique du capitalisme. Selon Weber l'utilisation de ce terme n'est pas orientée vers un idéal révolutionnaire. Il décrit simplement une réalité selon laquelle il y a toujours des dominants et des dominés.

Dans la boîte à outils du sociologue, il y en a un dont elle ne peut pas se passer comme toutes les sciences sociales (à l'exception de la psychologie sociale qui peut utiliser l'expérimentation), c’est la comparaison. Au lieu de la relativisation, il faut utiliser la question de Montesquieu, « comment peut-on être persan ? » c'est-à-dire une opération structuraliste qui quant à elle Universalise. Cependant, « le relativisme est comparatif et il est démocratique. » (296)

Il existe dans la sociologie holiste (marxiste, parsonnienne, bourdieusienne) l’idée qu’entre la micro et la macro sociologie il y a juste un changement d'échelle, et que l'observation d'un fait particulier, explique ou illustre la catégorie statistique.

La question de la normativité est composée de plusieurs questions : la description de régularités (dans les discours ou les comportements) ; le repérage des normes juridiques au morales ; les normes du sociologue. Il existe une relation entre sciences et établissement de régularités, mais c'est un thème complexe. « Car le travail de la science ne s'arrête pas à l'établissement de régularités. On suppose que la science doit expliquer pourquoi il y a des régularités en les associant à des causes, ce que font les dispositifs expérimentaux. » (332) Une fois régularités et causes associées, on peut parler de lois. Mais on observe des transgression des régularité, des écarts à la norme. Une certaine sociologie considère qu'il existe alors un écart entre le conscient et l'inconscient, entre ce que les personnes disent des règles qu'elles prétendent suivre et les règles auxquelles elles obéissent réellement dans la réalité. On considère alors que les vraies règles sont inconnues des individus (aliénation), ou qu'ils se mente à eux-mêmes (mauvaise foi). Apparaît ainsi, une sociologie du soupçon (Ricoeur : « les interprétations du soupçon »), qui consiste à expliquer les actions en dévoilant les motifs cachés des acteurs. Boltanski utilise quant à lui pour mesurer ces écarts une grammaire des jugements à laquelle les personnes ont recours quand il s'agit de discuter, d'interagir ou de se disputer. Cette idée de grammaire faisant référence à des compétences intérieures des acteurs. Car la sociologie doit tenir compte de ce qu'il existe une possibilité du chaos. Son objet est précisément comment une société est possible, alors qu'elle est formée « d'humains singuliers, nourris d'expériences différentes, et plongés dans un monde en constant changement ». (338) Dans les théories du social, il existe y compris chez les penseurs critique, une idée que les sociétés ne puissent pas se défaire brutalement (comme chez Bourdieu), alors que d'autres (Arendt) le redoutent.


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