Patrice Jean : L'homme surnuméraire
Patrice Jean, L'homme surnuméraire, Éditions Rue Fromentin, 2017, 263 p. (epub)
Un livre sur les vies médiocres ou la médiocrité de la vie. Dire cela c’est se poser en surplomb comme juge de la vie en général ou de la vie de certains en particulier. Et c’est aussi pointer une époque déprimante et déprimée au sein de laquelle n’existent plus que des individus auto-centrés sur leur moi et donc leur malheur. Dans cette perspective ce roman s’inscrit dans cette littérature contemporaine peu réjouissante, qui privilégie la mise en scène des petites bourgeoisies lettrées. Car de Lettres il en est beaucoup question dans cette histoire gigogne, avec des références tous azimuts aux écrivains, philosophes, sociologues, etc. Un livre plutôt savant donc. Mais qui se lit non sans plaisir. D’abord parce qu’il est bien écrit. Et qu’il est vivant. Puis à cause de cette trouvaille d’insérer le roman que comme lecteur nous sommes en train de lire dans… le roman que nous lisons. Il y a une histoire dans l’histoire. Avec des parallèles entre les personnages : même écarts culturels dans la relation de couple entre l’homme et la femme (la mieux dotée), mêmes envies d’aller voir ailleurs, mêmes échecs, mêmes sentiments de ne servir à rien (d’où le titre). Ce sentiment (et cette idéologie) décliniste s’affiche dans l’emploi occupé par Clément chargé de réécrire en les édulcorant les œuvres littéraires du patrimoine. Cette noirceur touche l’essence même du travail et son aliénation, qui, « en déliant les individus de leurs préoccupations personnelles, sauve ces derniers du vide et de la médiocrité contemplée, médiocrité qui acculerait beaucoup beaucoup d'entre eux à la dépression et au suicide. » (5) Court aussi à travers le texte une image de la femme peu reluisante, telle Claire qui « si on ne l'en avait pas informé, [elle] n'aurait jamais su qu'elle était la victime, à travers Serge, de l'immémoriale domination masculine. » (33)
Si l’emboîtement des histoires est astucieux, en revanche sa limite vient de ce que le style demeure le même. C'est le même écrivain qui écrit le roman et le roman du roman. Un style au demeurant travaillé qui pointe ironiquement la préciosité des couches lettrées : « On vit le romancier qui trottait souplement, évitant comme en s'en jouant, les galets qui auraient pu meurtrir ses pieds nus. Cependant, dès que la première vague, lui léchait les pieds, on entendit un cri proche d'une poésie à caractère expérimentale : « ah, putain ! Elle est froide ! » (55) D’ailleurs face à la logorrhée trompeuse, l’auteur montre au passage la vérité crue des corps : « Elle se retrouve seule avec lui, sans phrases construites pour s'entendre, pour se comprendre. Ils balbutient. Ils sourient. Ne plus s'habiller de phrases, c'est être nu. » (83) Cette femme – de ménage – bloquée par sa triste vie trouve dans l’usage de la boisson un moyen de la subvertir qu’on pourrait universaliser : « elle désirait saouler sa peur de vivre, l'engourdir au moins pour la nuit. » (194)
Mais finalement la morale de cette histoire déprimée tombe comme une sentence : « Les jours salissent, nos espoirs, polluent nos sentiments, et je n'aimerais pas renifler une âme de trop près, les puanteur du corps ne sont rien en comparaison de la vie infecte qui germe à l'intérieur. Il faudrait des domestiques pour, tous les vendredis, et pousser les salissures occasionnés par le bavardage et la nullité de nos rencontres. » (208)
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