Ethnographie de paysans alternatifs

 


Geneviève Pruvost, La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, La Découverte, 2024, 504 p.


Ce travail ethnographique en immersion, montre l'histoire d'une « déprise » (28), celle de la consommation. L'enquête ethnographique s'appuie sur le récit détaillé de journées et de la mesure ethnocomptable de toutes les activités menées par un couple de paysans-artisans. Avec un certain nombre de questions : « comment un réseau d'interconnaissance alternatif se constitue-t-il et tient-il dans la durée ? Qu'est-ce que travailler veut dire quand les pratiques de subsistance occupent une place centrale dans l'emploi du temps ? Comment se reconfigurent les relations de parenté et d'entraide dans un mode de vie pluriactif en habitat léger ? Comment faire maisonnée et dans quelle mesure cette fabrique collective permet-elle d'être connectée à des luttes frontale ? » (349)

L'enquête porte donc sur ces paysans–artisans alternatifs qui manifestent vis-à-vis de l'enquêtrice une grande hospitalité (logement, repas), et avec lesquels il n'est pas toujours aisé de programmer des rencontres. Leur vie est rythmée par les saisons et la luminosité (hiver/été) qui rythment le dedans et le dehors dans les activités possibles. On y observe la sobriété dans tout. Les sens sont très sollicités car il s'agit de faire corps avec l'environnement (faune, flore), mais en étant actif : à la différence des chasseurs-cueilleurs, eux se revendiquent paysans. Et pas agriculteurs, car l'appellation leurs yeux fait beaucoup plus référence à une installation agro-industrielle, alors que le paysan s'occupe de tout, de l'exploitation à la commercialisation : « si tu arrives à être maître de ton boulot, tu es maître de ta liberté. (…) Tu perds ta liberté, si tu signes à la PAC, si tu as un contrôleur sur le dos – même bio. » (Florian, p. 101) Dans cette perspective, les aides à l'installation sont pour eux un piège. Celle-ci sont très discutés au sein de la « communauté ».

Leur philosophie se résume en un mot : faire. « Ce verbe honni des dissertations de littérature pour son caractère trivial, est ici une injonction politique. Il faut faire ici, et maintenant, avec des matériaux simples – de la terre, de l'eau de pluie, du bois –, mais aussi, avec des objets industriels parcimonieusement sélectionnés – tracteurs, vieux téléphones portables, ordinateur, voiture d'occasion, panneau solaire. » (124)

L'enquête donne lieu à la description fine et détaillée de chaque geste. Car ces gestes sont des enjeux concrets : malgré l'expérience, faire le pain demeure par exemple, une aventure soumise aux aléas (température, farine, feu….).

Les échanges se font souvent sur la base du troc ou du prêt, notamment d'outils.

L'accès à Internet, nécessaire ne serait-ce que pour s'informer sur la météo, est compliqué : il faut activer l'électricité, sortir l'ordinateur, l'allumer, se connecter avec une clé 3G, la connexion n'étant pas optimale.

Leur boussole professionnelle est la Neso qui permet d'évaluer la qualité de ce qu'on fait : 1) Nature : respect de la biodiversité, des cycles naturels, de la vie du sol. 2) Énergies : réduction des besoins énergétiques, recherche d'une autonomie permettant de limiter le recours aux énergies fossiles et polluantes. 3) Origine : faire des démarches de proximité dans le choix des produits utilisés et leur mode de commercialisation. 4) Social : avoir une activité, un mode d'organisation privilégiant l'échange et la solidarité, assurant une utilité sociale, notamment le maintien d'un tissu de sociabilités rurales. (213)

Pour appréhender ces modes de vie, il faut partir des maisonnées, le maillage de celles-ci, leur organisation en association et syndicat, le fonctionnement de ce tissu « biorégionaliste » (356) jusqu'à des mouvements sociaux, plus large du type ZAD.

On remarque l'hétérogénéité sociale des origines. Par exemple, ceux promis à des emplois rémunérateurs qui ont renoncé à leur destin pour ne pas être dans le camp des consommateurs–pollueurs car le monde est ainsi divisé, quelle que soit son origine. On relève chez ces gens, une propension au bricolage, une origine rurale ou de petites villes, la prégnance de l'éducation religieuse, et des voyages extra-européens marquants.

Une des problématiques initiales est celle d'acquérir un terrain afin : de posséder un bien revendable (épargne) ; ne pas être expulsable (« pieds nus ») ; jouir d'un usage multifonctionnel (habitat léger et cultures). Cette structure repose la plupart du temps sur un couple car la mise en œuvre est plus rapide que le collectif. La stratégie pour acquérir ce terrain, c'est le réseau, de proche en proche. (381) Comme les surfaces sont généralement petites, la permaculture est une voie à pratiquer.

Le fonctionnement quotidien privilégie l'auto-construction, la recomposition, la récupération, la débrouille, le bricolage. Et la réhabilitation des sens (Robinson Crusoé), afin de parvenir à une « synergie avec la nature » (399).

« L'accès une terre multifonctionnelle joue ici un rôle clé : non pas seulement dans la mise en place d'un modèle agricole non productiviste et dans la fabrique d'un habitat économe sur le plan énergétique, mais aussi dans le rapport aux objets. Pris dans cette matérialité du « faire », il s'agit de « faire avec » en établissant des seuils d’acceptabilité, fixant l'amplitude des combinatoires possibles pour rester cohérent : la yourte doit être habitable par tous les temps, et l'eau de pluie doit être buvable toute l'année, et ce, sans nucléaire ni méga machines. Vivre autrement implique une grande discipline – du tri des matériaux à la vigilance climatique, jusqu'à l'anticipation des ressources à renouveler et des pièces à assembler. Dans un tel cadre, une technique appropriée n'est pas seulement proportionnée à un usage modeste, elle doit prendre en compte les usages futurs. Elle est conçue pour être modulable sans coût de destruction ni déchets. La fonctionnalité de ce dispositif alternatif à l'échelle quotidienne est fondée sur des gestes devenus routiniers et une attention sensorielle soutenue – d'autant mieux incorporée que les deux membres du couple ont conçu l'installation à leur mesure en se distribuant la charge de la veille de l'ensemble. » (406)

Dans cette perspective, la poly-activité est conçue pour résister à l'agro-industrialisation : fabriquer du pain, posséder des ruches, des poules, des vaches, faire du maraîchage. Pour mener à bien ces activités, le recours à des éléments de modernité a été choisi : l'achat d'un tracteur d'occasion. Mais, parallèlement, il y a un refus de l’ensemencement artificiel ou au puçage des bêtes. L'installation a été progressive en limitant le nombre d'animaux dans le but d'expérimenter et d'asseoir leur savoir (apprentissage sur le tas du métier). Par ailleurs, travailler en pleine terre c'est tirer parti de toutes les capacités de régénération du vivant : herbage pour les bêtes. La productivité n'est pas recherchée car elle peut contrevenir au bien-être animal : une traite par jour au lieu de deux en élevage industriel. Mais pour autant, ils ne se limitent pas, au contraire : en maraîchage, produire suffisamment pour faire des conserves. Ces activités diverses leur permettent d'intercaler certaines tâches au milieu d'autres : glaner des fruits ou des champignons, par exemple. Les membres du couple ne s'occupent pas de tout, il y a une distribution des tâches. Et, ils sont dans une quête perpétuelle d'amélioration de leurs manières de faire. Dans ce fonctionnement, la voiture représente un des postes les plus coûteux de leur mode de vie, mais incompressible car ils en ont besoin pour mener à bien leurs diverses activités.

Il y a donc une polyrythmie du monde qui s'oppose au temps chronométré contemporain. Si leur temps de travail est supérieur à la moyenne, celui de leur sommeil l’est aussi.

Les relations avec les autres alternatifs permet un autogouvernement amical des concurrences et le développement d'une économie morale fondée sur le troc, l'échange et où l'économie marchande est réduite au maximum. Ce qui est privilégié avant tout, c'est la recherche de liens personnalisés dans toutes les transactions.


« Habiter une portion de terre, dans une perspective de subsistance relocalisée, c'est engager tout son corps et tout son savoir-faire collectif pour donner forme à des matières. » C’est « une démonstration de politique en acte. » (479)

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